Mises en place à la demande des autorités européennes, les règles de transparence en matière de lutte contre la désinformation sur Facebook ne sont pas respectées par 83% des annonceurs... y compris Facebook. Ses algorithmes, censés « supprimer » ces publicités, ne le font quasiment jamais. Et quand ils le font, on ne comprend pas bien pourquoi.
Lorsque des publicités portent sur « un enjeu social, électoral ou politique », Facebook exige que les annonceurs indiquent qui les finance. Des règles introduites en mars 2019 à la demande des instances européennes, afin de lutter contre la désinformation, à l'aune des élections européennes.
Si la notion d'« enjeu social, électoral ou politique » diffère selon les pays, Facebook a décidé, pour ce qui est de l'UE, d'y inclure tout ce qui a trait aux droits civiques et sociaux, à la criminalité, l'économie, la politique environnementale, la santé, l'immigration, les valeurs politiques et le gouvernement, la sécurité et la politique étrangère.
Les publicités relevant de ces (vastes) périmètres doivent être accompagnées d'un champ intitulé « Financé par », dûment renseigné par les annonceurs. Facebook précise que « si une publicité est diffusée sans avertissement, elle sera interrompue, rejetée et ajoutée à la bibliothèque publicitaire jusqu’à ce que l’annonceur ait terminé le processus d’autorisation ».
La colonne « avertissement » affichera alors une mention spécifique :
L'an passé, nous avions ainsi révélé que Facebook avait dans la foulée « retiré » 84 % des 12 263 publicités liées « à la politique et à des débats d’intérêt général » diffusées en France, au motif qu'elles ne respectaient pas ces nouvelles règles.
Au total, 91 % des instances internationales, ONG, médias et entreprises privées ayant payé Facebook pour y diffuser des publicités d'« intérêt général » avaient ainsi été « censurées ». Plus d'une centaine visaient précisément à inciter les internautes à aller voter aux élections et émanaient... des instances européennes ou du ministère de l'Intérieur.
Le processus est en effet complexe et prend du temps. Les annonceurs n'en avaient pas forcément entendu parler. Et les notions d'« enjeu social, électoral ou politique » sont particulièrement vagues. Avaient ainsi été visées de nombreuses ONG, administrations publiques et entreprises privées parce que leurs publicités parlaient d'écologie, de pollution, de santé, de réfugiés, de droits humains ou de racisme, entre autres enjeux de société.
Une conception particulièrement extensive des publicités à caractère « social, électoral ou politique », alors qu'elles émanent majoritairement d'entreprises privées et d'ONG, sans visée électorale.
Facebook n'apparaît pas dans sa propre bibliothèque publicitaire
À l'époque, Facebook n'avait pas répondu à nos questions. Un an plus tard, non seulement la situation n'a guère évolué, mais la consultation de sa bibliothèque publicitaire révèle également que le réseau social ne respecte pas les termes de sa propre politique de transparence. À double titre.
Entre le lancement de son programme de transparence en mars 2019 et début juin, la bibliothèque publicitaire de Facebook a répertorié 11 568 annonceurs en France, dont 2 098 (18 %) ayant dépensé plus de 100 euros. Le montant total cumulé des 107 767 « publicités de nature sociale, électorale ou politique », les seules à être recensées, est d'un peu plus de 11 millions d'euros (ces chiffres, et ceux qui suivent, ont depuis évolué, notamment du fait de cette enquête).
Les plus gros annonceurs ont été le Parlement européen (près de 700 000 euros dans 471 publicités) et Greenpeace France (près de 400 000 euros dans 628 annonces). Étrangement, le troisième, Facebook, ne s'affiche pas sur sa propre bibliothèque publicitaire, alors qu'il apparaît pourtant bien à cette position (avec près de 355 000 euros dépensés dans... trois publicités) dans le rapport complet disponible en téléchargement.
Mais les chiffres eux-mêmes sont trompeurs, à mesure que Facebook apparaît également sur une autre ligne, pour avoir également dépensé 5 290 euros dans trois autres publicités diffusées sans avertissement.
La société sépare en effet les annonceurs en deux catégories : ceux qui respectent ses règles en matière de transparence publicitaire (1 975, soit 17 % du total) et ceux qui ne le font pas (9 593, soit les 83 % restants). Le Parlement européen apparaît également sur une autre ligne pour avoir dépensé 27 767 euros dans 24 publicités diffusées sans avertissement. Greenpeace France pour 35 396 euros dans 58 publicités.
Facebook s'auto-délivre un avertissement, mais ne s'auto-censure pas
Ayant omis de renseigner le champ intitulé « Financé par », les trois publicités de Facebook « portant sur un enjeu social, électoral ou politique », ont donc été gratifiées – comme le réseau social l'indique lui-même – de la mention « diffusées sans avertissement ». Elles l'ont été pendant le confinement et appelaient à être « #ensemblessolidaires avec les femmes victimes de violences (et) les enfants maltraités ».
Elles représentent 5 290 des 360 106 euros des investissements publicitaires de Facebook assimilés à des enjeux sociaux. Toutes trois avaient une « couverture potentielle » supérieure à un million d'impressions. Celle sur les violences faites aux femmes a été vue au moins 25 000 fois (pour un coût inférieur à 100 euros), une autre sur les enfants maltraités l'a été par plus de 700 000 personnes (pour moins de 299 euros), la troisième a coûté plus de 5 000 euros et a été vue « >1 M », laissant entendre qu'elle aurait donc été vue par plus que ce million d'utilisateurs « au moins ».
On ne comprend pas bien en combien de temps ni comment elles ont pu être visionnées autant de fois. Facebook lui-même précise que, faute de mention sur leurs financements, elles auraient dû être « interrompues (et) rejetées ».
Captures d'écran des publicités de Facebook diffusées sans avertissement
Contactée, la société nous répond que « les mesures de transparence s’appliquent également à notre entreprise », et donc aux publicités de Facebook et d'Instagram.
Étrangement, une des deux publicités « #ensemblessolidaires avec les enfants maltraités » a depuis été retirée de la bibliothèque publicitaire, au motif qu'elle aurait incorrectement été identifiée comme portant sur un enjeu social... mais pas l'autre, ni celle concernant « les femmes victimes de violences ». Sans que l'on comprenne pourquoi.
Facebook ne retire qu'une infime minorité des publicités qu'il est censé « supprimer »
Lors de notre enquête de l'an passé, nous étions partis du postulat que les annonces estampillées de la mention « Cette publicité a été diffusée sans avertissement » étaient « retirées ». Or, nous avons depuis découvert qu'une écrasante majorité de celles que Facebook s'était engagé à « interrompre (et) rejeter » ne l'était tout simplement pas, le réseau social se bornant à lui accoler la seule mention « diffusées sans avertissement ».
Sur la page d'aide consacrée à sa bibliothèque publicitaire, l’entreprise précise en effet que l'on peut y trouver les « avis de rejet : lorsqu’une publicité de la bibliothèque publicitaire est rejetée après avoir été diffusée, elle porte la mention "rejetée" ». Mais il nous a fallu plusieurs jours, à farfouiller dans les publicités « diffusées sans avertissement » de nombreux annonceurs, pour en découvrir quelques-unes à avoir bel et bien été, non pas « rejetées », mais « retirées ».
Après en avoir consulté plusieurs centaines, nous avons découvert un cartouche « Publicité supprimée » sur une annonce de la page « 2 Min Ecologie », qui avait été « retirée » quatre fois – en mars, avril, mai et juillet 2019 – car allant « à l'encontre des règles publicitaires de Facebook » (cf les petits triangles jaunes sur la première capture d'écran, mais qui ne figurent pas, étrangement, sur la seconde, alors qu'il s'agit de la même publicité).
Une seule et même publicité, « supprimée », ou pas
Cette annonce n'en avait pas moins été vue près de 700 000, 7 000, 25 000 et 20 000 fois... signe que le retrait n'est pas automatisé, qu'il peut prendre du temps, et que Facebook ne serait pas en capacité de reconnaître facilement des publicités qu'il a pourtant déjà « supprimées ».
De plus, et comme on peut le constater sur les captures d'écran, un même élément peut être accepté de nombreuses fois, puis retiré plusieurs fois, avant d'être à nouveau autorisé, puis retiré. Et ce, parfois dans la même journée.
Ladite publicité avait en effet été de nouveau diffusée (sans être retirée) en septembre 2019, et à nouveau vue plus de 30 000 fois. Signe que les algorithmes de Facebook sont arbitraires, au point de pouvoir supprimer (ou pas) une seule et même publicité (et sans que l'on sache quand elle l'avait été, ni pourquoi).
Des dépenses publicitaires incompréhensibles
Le montant des dépenses d'un annonceur peut également être trompeur. Début juin, la bibliothèque publicitaire de Facebook répertoriait 87 215 euros dépensés par « 2 Min Ecologie » dans 220 publicités (alors que le tableur téléchargeable n'en répertoriait que 180, sans que l'on comprenne pourquoi).
Ce montant cumulé faisait de la page le 25e plus gros annonceur sur Facebook France, mais également le 5e le plus important de ceux n'ayant pas respecté les conditions de transparence. Entre les 2 et 6 juin, les chiffres ont été revus à la hausse, passant à 98 841 euros et 280 publicités (226 dans le tableur), le hissant aux 20e et 3e rangs des plus gros annonceurs. Ce, alors qu'il n'a lancé aucune campagne depuis septembre 2019, toutes ses publicités étant « inactives ».
La dernière d'entre elles, diffusée en septembre 2019, arbore par ailleurs désormais un triangle jaune et la mention « Cette publicité a été retirée, car elle va à l’encontre des Règles publicitaires de Facebook », ce qui n'était pas le cas la semaine passée. De plus, le montant a de nouveau été revu, mais cette fois à la baisse, passant mi-juin à 42 390 euros de dépenses cumulées, soit deux fois moins qu'initialement annoncé !
Bien qu'inactives, ces publicités continuent à être facturées... ou pas
Des publicités « supprimées »... ou pas
Autre exemple : eco-astuce.com, quatrième plus gros annonceurs dans la bibliothèque publicitaire de Facebook France, qui totalisait début juin 296 488 euros de dépenses pour 2 100 publicités, toutes effectuées « sans avertissement ».
Du fait des doublons, Facebook n'en affichait que 638. Or, le 7 juin, le montant cumulé passait à 303 000 euros d'investissements pour 2 400 publicités, et 764 mentions de l'expression « sans avertissement ». Le 15, le nombre de publicités passait à 2 600, le nombre de mentions à 808, mais le total dépensé, lui, tombait à 193 943 euros...
Suite à nos questions, sur cette page et ses pratiques qui feront l'objet d'un prochain article, Facebook a décidé de la supprimer ce vendredi 19 juin, tout comme le compte d'eco-astuce.com. Mais sa bibliothèque publicitaire ne dénombre plus que 44 910€ de dépenses publicitaires, dans 64 publicités, tout en n'affichant plus que 18 mentions seulement du fait qu'elles avaient été diffusées « sans avertissement ».
Et l'on peine à comprendre pourquoi, alors qu'eco-astuce.com n'avait plus d'activité depuis l'an passé, que sa dernière campagne datait de novembre 2019 et qu'elles étaient là aussi toutes « inactives » depuis lors. Voici en effet des captures d'écran prises les 3, 7, 15 et 19 juin 2020 :
Bien qu'inactives, des publicités continuent à être facturées... ou pas
Autre fait troublant : nous avions également examiné les publicités qui avaient été « retirées », et donc « supprimées » par Facebook (voir ci-dessous). Or, les 10 premières (sur 48) avaient toutes été diffusées, avant, et après, des centaines de fois sans être pour autant « retirées » ni donc « supprimées ». Plusieurs d'entre elles avaient même pu être « retirées », mais pas pour d'autres diffusions (voir la galerie), bien que lancées le même jour et ce, de façon tout aussi incompréhensible.
Les algorithmes de Facebook semblent donc non seulement arbitraires, mais également incohérents, au point de pouvoir supprimer (ou pas) une seule et même publicité, tout en affichant un nombre de publicités, et de dépenses publicitaires, en constante évolution, à la hausse puis à la baisse, alors même que les annonceurs n'ont plus d'activités.
Contacté, Facebook évoque, pour ce qui est des chiffres fluctuants, un « bug » ayant affecté leur système ces derniers jours, et qui devrait être réparé sous peu. Mais sans pour autant nous expliquer pourquoi une seule et même publicité peut être « rejetée », « retirée » et « supprimée »... ou pas. Le chat de Schrödinger n’a qu’à bien se tenir.
Une seule et même publicité, supprimée, ou pas