La lecture définitive de la loi contre la cyberhaine est fixée à partir de 15 h aujourd’hui. Le texte assène un gros coup de canif dans le régime de responsabilité. Problème, alors que la France fait « cavalier seul », le droit européen pourrait jouer les trouble-fêtes.
La proposition de loi bouleverse le régime de responsabilité issu d’une directive de 2000, transposée en France en 2004. La fameuse LCEN ou « loi sur la confiance dans l’économie numérique ». Jusqu’alors, les intermédiaires comme Twitter, Facebook, YouTube ou les plus petits hébergeurs devaient supprimer « promptement » les contenus « manifestement » illicites.
La députée Laetitia Avia n’est pas satisfaite de ce régime. Sa « loi » en gestation a isolé une série d’infractions où les contenus « manifestement » rattachés à elles devront être supprimés en moins de 24 h. La liste est longue.
Les plateformes auront donc à qualifier « pénalement » en un délai très court des contenus, là où un juge possède du temps, de l’expertise, pour ce travail d’horloger et de contextualisation. Cette contextualisation est importante, en témoigne encore les réactions de Laetitia Avia suite à l’article de Médiapart.
S’ils ne suppriment pas ce qui devait l’être, les intermédiaires risqueront une amende maximale de 250 000 euros infligée par un tribunal.
Si la plateforme a un doute sur cette qualification, elle aura malgré tout intérêt à supprimer. La question relève de la sécurité juridique. Pourquoi ? Car si le défaut de censure en 24 heures est pénalement sanctionné, les censures « en trop » ou « surcensures » des contenus dits « gris » n’obéissent pas au même régime.
Ces coups de ciseaux trop généreux seront auscultés par le CSA, qui gagne pour l’occasion de nouvelles compétences pour réguler les contenus sur les réseaux sociaux. Bref, si Twitter supprime trop, l’autorité pourra sanctionner la plateforme d’une lourde amende administrative…
Mais le même Twitter pourra y échapper en démontrant avoir fait son possible pour éviter ces atteintes à la liberté d’expression. C’est le charme d’une obligation de moyen. Juridiquement, ses avocats pourront donc plaider que Twitter a fait de son mieux pour éviter ces censures regrettables à la liberté d’expression, qu’il ne peut mettre un modérateur derrière chaque internaute tout en étant présent dans tous les pays de la planète ou presque. Et le réseau social s’en sortira.
Dit autrement, il n’y a pas d’équivalence de forme entre sanction du défaut de censure et sanction d’une surcensure. Et la plateforme aura toujours avantage à supprimer à tour de bras.
L'obligation de notification
Le régime vient asséner un profond coup de canif dans « la société de l’information ». L’expression est datée, mais Europe faisant, les États membres n’ont pas une liberté absolue pour faire n’importe quoi sur le sacro-saint marché unique. Voilà pourquoi la France comme les autres pays de l’Union ont l’obligation de notifier ces projets ou propositions de loi à la Commission européenne. Cette obligation est issue d’une directive de 1998.
Si la proposition de loi Avia fut déposée à l’Assemblée nationale le 21 mars 2019 , la France ne s’est souvenue de l’existence de cette contrainte européenne que le 21 août. En principe s’ouvre alors un délai de trois mois durant lequel la Commission européenne et les autres États membres peuvent jauger le texte, qui se retrouve « gelé ».
Seulement Paris avait actionné une procédure TGV afin de pouvoir passer la loi Avia au plus vite. « Le gouvernement français a engagé la procédure d’urgence sur cette proposition de loi et souhaite, compte tenu de la forte sensibilité du sujet illustrée régulièrement dans les actualités récentes, une adoption rapide de la loi » soufflait l’exécutif aux oreilles de la Commission.
En septembre, patatras. Celle-ci a considéré qu’il n’y avait aucune urgence. Retour du délai de trois mois. C’est dans cette foulée qu’elle a ensuite adressé de sèches « observations », doublées d’un « avis circonstancié » de la République tchèque. L’une et l’autre de ces remarques ont été révélées par Next INpact.
Les « observations » de la Commission européenne
Nous reviendrons dans quelques instants sur l’avis circonstancié. La France peut ne pas répondre aux « observations ». Et une source à la Commission nous indique justement ne pas avoir eu de réponse française. C’est indélicat, peu diplomate, mais légal. Par contre, l’État membre pourra être mis en cause sachant que les textes européens l’obligent à tenir compte de ces remarques « dans la mesure du possible dans le cadre de l'élaboration ultérieure de la règle technique ».
Pour mémoire, la Commission avait chaudement incité la France à ne pas faire cavalier seul, alors que le texte est susceptible d’apporter de multiples restrictions à la liberté des services de la société de l'information.
Ce n’est pas tout. L’obligation de notification ne concerne pas la première version du texte. Paris aurait donc dû notifier la nouvelle version, celle examinée aujourd’hui. « L’obligation de notifier de nouveau s’applique si l’évolution du texte concerne des mesures plus contraignantes. C’est à la France d’établir si c’est le cas », nous indique la même source.
En clair, la France aurait dû notifier toute évolution du texte plus rugueuse et attentatoire à la liberté de circulation des services dans l’Union. Problème, cela n’a pas été fait, alors qu’en janvier dernier, le gouvernement a fait voter un amendement à la PPL Avia obligeant au retrait en une heure des contenus « pédo » et « terro ».
Surtout… il serait possiblement trop tard pour corriger le tir. Dans un guide de procédure portant sur l’obligation de notification, la Commission européenne prévient qu’« il revient à chaque État membre de décider, en fonction de son processus législatif, à quel stade ses projets de règle technique doivent être communiqués à la Commission, pour autant que des amendements substantiels soient possibles ».
La directive « notification » alerte pareillement que l’État membre doit notifier Bruxelles d’un texte régissant la société de l’information « qui se trouve à un stade de préparation où il est encore possible d'y apporter des amendements substantiels ».
Même indication dans le Guide de Légistique, édité par le Secrétariat général du Gouvernement, service du Premierministre : « il y a lieu de veiller à ce que la notification intervienne à un stade d’élaboration (....) où il est encore possible de modifier le projet pour prendre en compte les éventuels commentaires de la Commission ou d’un autre État membre » (p.144)
Avec une proposition de loi Avia désormais en lecture définitive à l’Assemblée nationale, l’institution européenne ne peut plus être alertée à temps, sauf éventuellement à agir au stade des décrets (le point est discuté actuellement). En tout cas, la sanction d’un tel défaut est claire : les dispositions qui auraient dû être notifiées et qui ne le seraient pas pourraient être déclarées inapplicables par la justice. Le Conseil d’État l’a déjà décidé.
L'avis circonstancié de la République tchèque
Autre souci. L’avis circonstancié de la République tchèque. Cette fois, Il y aurait dû y avoir réponse, alors que des sources tchèques nous indiquent là encore ne rien avoir reçu. Un « avis circonstancié » est émis dès qu’un projet notifié est susceptible « de créer des obstacles à la libre circulation des marchandises ou à la libre prestation de services de la société de l'information ou au droit dérivé de l'UE », expliquent les textes officiels.
« L'État membre concerné doit prendre en compte l'avis circonstancié et y répondre en expliquant les mesures qu'il entend prendre pour s'y conformer (révocation du projet de texte, justification de son maintien ou modification de certaines dispositions afin de les rendre compatibles avec droit de l'UE) »
Pour mémoire, le pays a considéré lui aussi que la proposition de loi allait multiplier les obstacles à la liberté de circulation, avec un risque de fragmentation à l’échelle européenne. Soit une véritable plaie dans le marché unique.