Hier, la décision du tribunal judiciaire de Nanterre a fait l’effet d’une bombe. Amazon se doit désormais de limiter ses activités aux seuls produits de première nécessité (aliments, médicaments, hygiène). Celle-ci envisage maintenant de suspendre ses activités. Retour sur l’ordonnance, explications à la clef.
L’affaire oppose l’Union Syndicale Solidaires à la SAS Amazon France Logistique. Alors que le confinement a été décidé le 17 mars, les directeurs régionaux des entreprises, de la concurrence, de la consommation du travail et de l’emploi avaient adressé à Amazon des mises en demeure visant à prendre des mesures de prévention du risque covid-19. Certaines ont été levées, d’autres ont donné lieu à des lettres d’observation exigeant la mise en place d’une organisation et de moyens adaptés (mesures barrières, distanciation sociale, etc.).
Selon le Code du travail, l'employeur a en effet l’obligation de prendre des mesures pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs. L’article L4121-2 en particulier l’oblige à suivre des principes généraux de prévention : éviter les risques, évaluer ceux ne pouvant être évités, les combattre à la source, adapter le travail au salarié, etc.
La même disposition lui demande également de « planifier la prévention en y intégrant, dans un ensemble cohérent, la technique, l'organisation du travail, les conditions de travail, les relations sociales et l'influence des facteurs ambiants ».
Les mesures prises par Amazon n’ont pas été jugées suffisantes par l’Union syndicale Solidaires qui a assigné Amazon France Logistique devant le tribunal judiciaire de Nanterre, en référé.
Le syndicat a réclamé à titre principal l’arrêt de l’activité de ses entrepôts, parce qu’ils rassemblent plus de 100 salariés en un même lieu clos, simultanément. À titre subsidiaire, elle a réclamé l’arrêt de la vente et de la livraison des produits non essentiels (tout sauf l’alimentaire, l’hygiène et les médicaments), avec toujours l’idée de limiter le nombre de salariés sous le seuil précité. L’une ou l’autre de ces mesures ne devant être engagée que jusqu’à la mise en œuvre :
- D’une évaluation des risques professionnels site par site,
- De mesures de protection suffisantes et adaptées découlant de ces évaluations
- D’outils de suivi des cas d’infection avérés ou suspectés et des mesures pour protéger les salariés ayant pu être en contact avec ces personnes.
Durant les échanges de pièces, l’USS a soutenu que chaque entrepôt Amazon rassemblait au minium 500 personnes, bien au-delà du seuil de 100 personnes fixé par l’arrêté du 14 mars 2020 Amazon a contesté cette affirmation ajoutant que l’interdiction des rassemblements de 100 personnes ne s’appliquait pas à elle « ni à aucune activité économique ou industrielle ». Elle ajoute avoir mis en place « de très nombreuses » mesures visant à assurer la distanciation sociale, ainsi que des outils de suivi.
Qu’a décidé la juridiction dans cette procédure de référé ? La juridiction a rapidement repoussé les demandes liées au seuil de 100 personnes, et décret en main, donné raison à Amazon. Celle-ci s’est ensuite et surtout concentrée sur la violation de l’obligation de sécurité et de prévention de la santé des salariés.
Des instances du personnel non associées à l’évaluation des risques
L'employeur, selon l’article L4121-1 du Code de travail, doit prendre « les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs ». Actions de prévention, d’information et de formation, mise en place d’une organisation et de moyens adaptés. La partie réglementaire du même code l’astreint à concentrer dans un document ces évaluations auxquelles les représentants des salariés doivent être associés.
C’est ce point qui a opposé frontalement le syndicat et Amazon. Pour le premier, la société « n’aurait pas procédé à une évaluation de manière systématique des risques liés à la pandémie pour chaque situation de travail et n’y aurait pas associé les représentants du personnel ».
Amazon affirme au contraire avoir mis en œuvre toutes les mesures nécessaires, même au-delà des nouvelles normes réglementaires et fait procéder à trois évaluations complètes.
Le tribunal judiciaire a relevé sur ce point que la société n’avait pas associé les représentants des salariés, mais simplement mis à leur disposition ces documents. L’entreprise a organisé des visites de sites avec « au minimum deux salariés volontaires » et mis en place des audits quotidiens… Cependant, Amazon n’a versé aux débats « aucun procès-verbal de réunions des CSE » (comité social et économique, instance de représentation du personnel dans l'entreprise), ni formalisé les comptes rendus des visites et des audits.
Amazon s’est finalement contenté de produire des échanges de courriers avec les membres du CSE ou encore des ordres du jour. Sans contester « que les membres des comités et les comités eux-mêmes ont uniquement été informés a posteriori des mesures préventives prises et des procédures mises en place ainsi que des modifications de l’organisation du travail ». Faute de pièces suffisantes, la juridiction n’a donc pu connaître le nombre de réunions de ces instances ni la teneur des échanges.
Première conclusion : Amazon « ne rapporte pas la preuve de l’information donnée et de son contenu ». Elle en déduit que les instances représentatives n’ont pas été associées à l’évaluation des risques, contrairement à ce qu’impose le Code du travail.
Une gestion des risques mal évaluée
Ce n’est pas tout. L’USS a indiqué ensuite qu’Amazon n’a même pas évalué « de manière systématique et précise les risques liés à l’épidémie pour chaque situation de travail ».
Critique confirmée par le tribunal judiciaire déjà au regard d’une situation très concrète : les portiques tournants à l’entrée des sites.
La société a justifié leur maintien « pour des motifs de sécurité » contre le risque d’incendie, mais les juges n’ont pas été convaincus. Selon eux, le respect des distances de sécurité entre chaque salarié et l’utilisation possible de solutions hydro alcooliques fournies individuelles se révèlent insuffisants alors que de nombreux salariés prennent leur poste en même temps.
Autre point épinglé : les équipements collectifs comme les vestiaires. S’ils ont été limités à certains salariés, il a été constaté par le syndicat « que des salariés déposaient leurs manteaux les uns à côté des autres sur des rambardes à proximité du poste de travail ».
Ces décisions n’ont par ailleurs fait l’objet d’aucun formalisme dans un document. Autre exemple, sur un site, l’accès au vestiaire du service de maintenance s’est limité à un local trop exigu au regard des règles de distanciation sociale. Amazon avait bien désigné des « ambassadeurs hygiène et sécurité » à l’entrée de ces espaces, mais cela a paru là encore bien mince aux yeux des juges. Pour eux, la gestion des risques « n’a pas fait l’objet d’une évaluation suffisante ».
La société a également été mise en cause pour ses plans de prévention à l’égard des entreprises extérieures travaillant avec elle. Jugés insuffisants en particulier à l’égard des transporteurs ou des entreprises de nettoyage. Des mesures ont certes été prises, adaptées, actualisées, mais la société n’a pu justifier leur formalisation dans un document. De plus, les représentants du personnel n’ont pas été associés à titre préalable…
Les emballages Amazon
La question des cartons est également abordée dans l’ordonnance longue d’une quinzaine de pages. Amazon indique que le syndicat ne justifie pas d’un risque de contamination, alors qu’au surplus les recommandations gouvernementales sont silencieuses sur les mesures de désinfection à prendre.
Toutefois, dans une diapositive d’un outil de formation de l’entreprise, elle fait état de la durée de présence du virus sur les emballages pendant 24 heures. Elle s’appuie à ce titre sur une étude d’une université américaine.
Dans le « DUER » ou Document unique d'évaluation des risques, elle a de même identifié « le risque de propagation microbien ou viral par des marchandises provenant d’autres pays » tout en assurant qu’aucune mesure n’était à prendre, sachant que « les cartons mettent plusieurs semaines avant d’arriver ».
De ces pièces, le tribunal en déduit que le risque de contamination entre la réception dans l’établissement et la livraison par les chauffeurs « ne fait pas l’objet d’une évaluation dans les DUERP », les seuls gestes barrières étant jugés insuffisants pour nourrir cette évaluation préalable des risques.
Distanciation sociale
Autre manquement : des mesures de distanciation sociales non respectées ponctuellement entre les différentes personnes travaillant dans l’écosystème du cybermarchand.
Amazon avait bien fait dresser un constat d’huissier pour montrer que des casiers personnels avaient été condamnés, que des caissettes avaient été placées au sol dans certaines salles pour sécuriser les flux, mais sur l’une des photos, le tribunal a relevé la présence en arrière-plan de quatre personnes proches.
Ces constats ont d’ailleurs été repoussés, parce qu’ils se limitaient à fournir des photos où étaient montrées des signalétiques, non leur respect effectif par les salariés. Nuance.
Les actions de formation, exigées par le Code du travail, ont été de même considérées comme insuffisantes. « Aucune formation particulière n’est dispensée sur l’emploi des gants, alors même qu’il est indiqué aux salariés que ces gants peuvent servir de support aux virus ». Même lacune s’agissant des risques psychosociaux.
Un manquement à l’obligation de sécurité et de prévention
Au final, après de longs développements et l’examen des pièces fournies par Amazon, le tribunal a estimé que la société « a de façon évidente, méconnu son obligation de sécurité et de prévention de la santé des salariés ».
Un « trouble manifestement illicite » rendant nécessaire des mesures propres à faire cesser un dommage imminent, à savoir « la contamination d’un plus grand nombre de salariés et par suite la propagation du virus à de nouvelles personnes ».
Ces mesures de sauvegarde ont été précisées en tenant compte du contexte actuel, à savoir l’urgence sanitaire, un virus hautement contagieux et des services de santé surchargés. Le tribunal judiciaire a donc considéré qu’Amazon devait prendre « des mesures complémentaires de nature à prévenir ou à limiter les conséquences de cette exposition aux risques ».
Plutôt qu’une fermeture pure et simple des entrepôts du géant, le tribunal de Nanterre a exigé une restriction d’activités aux seuls produits alimentaires, d’hygiènes et médicaux. Ces restrictions concernent toutes les étapes allant de la réception jusqu’à l’expédition.
Des restrictions temporaires
Ces mesures seront imposées « tant que la société n’aura pas mis en œuvre, en y association les représentants du personnel, une évaluation des risques professionnels inhérents à l’épidémie de covid-19 sur l’ensemble de ses centres de distribution ainsi que les mesures prévues à l’article L 1421-1 du Code du travail en découlant ».
Ces obligations ont été assorties d’une astreinte d’un million d’euros par jour et infraction constatée. Un montant monstre…mais « proportionné aux moyens financiers de la société » (431 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2018, en progression depuis). Et Amazon a 24 heures pour s’exécuter, à compter de la notification de la décision.
Réaction d’Amazon
Suite à cette décision, Amazon envisage de faire appel. Dans un communiqué, elle se dit « perplexe » compte tenu « des preuves concrètes qui ont été apportées sur les mesures de sécurité mises en place pour protéger nos employés » : contrôles de température, distribution de masques et distanciation sociale renforcée. Elles ont reçu « l’approbation d’experts de santé et de sécurité qui ont visité plusieurs de nos sites » affirme-t-elle.
En attendant, face à une telle décision, « notre interprétation suggère que nous pourrions être contraints de suspendre l’activité de nos centres de distribution en France ». Pourquoi ?
« Actuellement, nous continuons à opérer dans le pays et faisons tout notre possible pour maintenir le niveau de service attendu par nos clients en France, les emplois sur lesquels comptent nos collaborateurs et la visibilité dont les milliers d’entreprises françaises qui vendent sur amazon.fr ont besoin en cette période sans précédent » écrit le géant du Web. « Cependant, sans la possibilité d'exploiter nos centres de distribution en France, nous serions contraints de restreindre un service qui est devenu essentiel pour les millions de personnes à travers le pays qui souhaitent avoir accès aux produits dont elles ont besoin chez elles pendant cette crise ».
Une fermeture pendant 5 jours
Selon Capital.fr, l’entreprise va fermer pendant cinq jours, jusqu’au 21 avril. Un délai reconductible. Dans une note fournie au syndicat, elle indique que « la société est contrainte de suspendre toute activité de production dans l'ensemble de ses centres de distribution pour mener à bien l'évaluation des risques inhérents à l'épidémie de COVID-19 et prendre les mesures nécessaires pour assurer la santé et la sécurité de ses salariés à compter du jeudi 16 avril après la fin de poste de l'équipe du matin, au plus tard, et pour une durée initiale de 5 jours, soit jusqu'au lundi 20 avril inclus ». Un plan de suspension d’activité est donc sur la rampe et Amazon compte demander à l’État le bénéfice du système de chômage partiel.
La décision ne concerne qu’Amazon. La FNAC ou les autres entreprises d'e-commerce vendant en France ne sont donc pas touchées. Toutefois, l’ordonnance fait œuvre de pédagogie : elle contient un « how to » des mesures à prendre pour limiter les risques d’infection et associer au plus haut de la chaîne les responsables du personnel.
Si Amazon fait appel, ce que laissent entendre ses derniers communiqués, elle devra malgré tout appliquer ces mesures dans les 24 heures de la réception de la décision, diffusée dans nos colonnes. Une fois ces mesures organisationnelles prises, le géant pourra reprendre ses activités « comme avant », sachant que le site de ventes en ligne avait déjà accordé la priorité des livraisons aux produits de première nécessité.