Plus d’un an après le lancement du Grand débat et la promesse de financer la recherche qui analysera les données de ce grand moment politique français, les financements ne sont toujours pas arrivés et l’appel à projets n’a même pas encore été lancé par l’Agence Nationale de la Recherche.
Le Grand débat national, c’était il y a longtemps pour nos têtes confinées. Suite au mouvement des gilets jaunes, Emmanuel Macron lançait le 15 janvier 2019 cette « initiative » incitant les Français à échanger sur quatre grands thèmes : démocratie et citoyenneté, fiscalité et dépenses publiques, organisation des services publics, transition écologique.
L’événement, qui se voulait ambitieux, était organisé autour de réunions partout en France, de cahiers de doléances et d’une plateforme de recueil des avis des citoyens, GrandDebat.fr. Ensuite, le tout devait être analysé sérieusement.
Toutes les données devaient être publiées en open data et l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) devait financer des recherches qui auraient croisé différentes disciplines pour que l’exécutif connaisse mieux l’état d’esprit du pays sur ces différentes questions. Mais voilà, en janvier 2020, le site Les Jours révélait déjà que l’open data tant vantée par le gouvernement n’avait pas pu tenir car les courriers et les cahiers citoyens n’ont jamais été mis en ligne.
Le cabinet de Sébastien Lecornu, ministre de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales, avait alors expliqué que c’était en raison de difficulté d’anonymisation, de manque de moyens financiers et techniques. Mais l’étude des données de la plateforme a aussi sérieusement été réduite.
Une analyse privée et opaque commandée rapidement
Pour les besoins d’une communication rapide, le gouvernement a choisi de confier l’analyse officielle des données de la plateforme à l’entreprise de sondages politiques et d'études marketing Opinion Way. Celui-ci a publié des synthèses pour les médias et citoyens dès l’issu du Grand débat.
Mais pour traiter les 569 022 réponses au questionnaire du site, l'institut a sous-traité l’analyse textuelle à QWAM et son algorithme QWAM Text Analytics... qui n’est pas ouvert. Cette analyse ne peut donc pas assurer la transparence du traitement des données qu’exige une démarche scientifique.
Selon le Gouvernement, tout s'est très bien passé
Opinion Way et QWAM expliquent, en outre, qu’ils sont intervenus humainement de façon systématique « pour contrôler la cohérence des résultats et s’assurer de la pertinence des données produites », mais ils ne décrivent nulle part la nature de cette intervention. La scientificité de leur étude ne peut donc pas être assurée.
En avril 2019, le secrétaire d’État au Numérique Cédric O, promettait que « l’ensemble des données et des méthodologies utilisées » seraient « rendues publiques ». Dans le cas de QWAM, cela avait seulement pris la forme d'une vidéo.
Promesse de financements de la recherche non tenue
En parallèle, le 20 février 2019, l’ANR qui finance la recherche en France lançait un appel à manifestation d’intérêt (AMI) qui visait « à identifier les forces de recherche susceptibles de se mobiliser et les questions scientifiques originales suscitées par [l]e jeu de données » collectées via la plateforme GrandDebat.fr.
Un AMI est une sorte de pré-appel, utilisé pour savoir s’il est pertinent de financer des projets de recherche sur un sujet particulier. L’idée de l’ANR était ensuite de lancer, comme pour la crise du Covid-19 que nous vivons actuellement, un « appel flash », un processus accéléré d’évaluation et de financement de la recherche lors d’événements non prévisibles.
Une cinquantaine d’équipes avait répondu présentes. De nombreux chercheurs d’institutions et de disciplines différentes (informatique, sociologie, psychologie, droit, linguistique, sciences politiques…) ont commencé à monter des projets et l’ANR les a conviés à une réunion le 28 mars 2019 à Paris.
Ce jour-là « les porteurs de projet ont fait état de leur volonté que ça soit un appel léger mais ont surtout demandé des moyens pour des financements de masse salariale, parce que faire de la recherche sur grand corpus, ça veut dire avoir besoin de bras », explique Isabelle Garcin-Marrou, chercheuse en science de l’information et de la communication.
« Ça avait plutôt été entendu et l’ANR nous avait annoncé à l’époque que l’appel définitif sortirait trois semaines après, voire un mois maximum… Mais l’appel définitif n’est jamais sorti ». Même si les conditions exceptionnelles de la crise du Covid-19 ont changé les priorités des financements de l’ANR, la publication de l’appel se fait attendre depuis bien longtemps.
Déjà fin janvier 2020, l’ANR expliquait à Next INpact qu’un appel à projets était toujours en cours de préparation mais l’agence ne pouvait annoncer aucune date de publication. En février, elle recontactait les différentes équipes pour leur demander si elles étaient encore motivées par le projet.
Mais, à ce jour, l’appel n’a toujours pas été publié. Aucun fonds n’a été débloqué pour la recherche sur le Grand débat.
Des chercheurs motivés mais dépités
Les chercheurs que nous avons contactés se disent, eux, toujours motivés par l’appel qui aurait pu leur permettre de monter des collaborations et des projets plus ambitieux.
Certes, certains ont quand même pu monter quelques travaux de recherche. Par exemple, un hackaton a été mis en place à Toulouse début juillet, une journée d’étude sur les Gilets jaunes a eu lieu à Sciences-Po en janvier, prenant en compte les données du Grand débat. Des chercheuses et chercheurs de Toulouse ont récemment publié un article sur le sujet et des économistes de l’université de Nanterre ont publié une analyse économétrique de la participation numérique.
Aurélien Bellet et ses collègues chercheurs en Intelligence artificielle à Inria ont tenté, eux, de faire une rétro-ingénierie de la synthèse d’Opinion Way. Mais faute de financements, les collaborations entre disciplines et entre équipes de recherche n’ont pas pu être mises en place réellement.
Matthieu Lafourcade, chercheur en intelligence artificielle au Laboratoire d'Informatique, de Robotique et de Microélectronique de Montpellier (LIRMM), explique à Next INpact qu’il a utilisé le corpus du Grand débat pour donner des exercices à ses étudiants en master. Mais que détecter les signaux faibles dans les données nécessite le financement d’un chercheur en post-doctorat par l’ANR.
Le doctorant en psychologie à l’Université Toulouse Jean Jaurès, Antoine Mourato qui faisait aussi partie d’une des équipes intéressées par l’appel, se dit également déçu : « Nous nous sommes rapprochés d’équipe de linguistes à Lille et à Rennes pour faire une recherche interdisciplinaire car, en psychologie sociale ou cognitive, l’analyse de corpus nous sort vraiment de nos carcans habituels » explique-t-il. « Ça nous a demandé pas mal de travail et les pistes que nous voulions suivre étaient assez intéressantes donc c’est un peu dommage de ne pas avoir eu de suite à cet appel ».
Un financement de la recherche à contre temps
Ce cas de non-financement de la recherche sur un sujet imprévu est, pour certains chercheurs français, emblématique des problèmes qu’ils rencontrent au quotidien pour financer leurs travaux.
Comme Emmanuel Macron a annoncé les conclusions juste après la fin du Grand débat, pour Nicolas Hervé, chercheur en intelligence artificielle, « on était dans la consultation des chercheurs après coup pour une légitimation d’une politique qui a déjà été menée ou d’annonces qui ont déjà été faites », et il ajoute dépité : « Ça concentre toutes les critiques qui peuvent être faites sur le financement par projet de l’ANR mais là, c’est le summum puisqu’à la fin, l’appel ne sort même pas ».
Magali Della Sudda, historienne et chargée de recherche au CNRS, est aussi très critique sur l’organisation de l’appel à projets de l’ANR : « il y avait déjà un problème dans le périmètre de l’appel : l’intitulé même de l’appel flash concernait un dispositif de politique publique et ne visait pas à la compréhension du mouvement social ».
Mais, pour elle, l’appel arrivait de toute façon trop tard : « Si on voulait avoir une enquête de qualité sur la participation des citoyens et/ou des gilets au Grand débat, il eut fallu le faire en amont, financer des recherches empiriques, des observations ethnographiques, ne pas faire effectuer le dépouillement et la collecte des données par des entreprises privées et se donner les moyens d’avoir des dispositifs de recherche adéquats pour étudier ce grand débat. »
Les chercheurs ne demandent pas qu’on abandonne les dispositifs permettant de s’assurer que les fonds vont aux projets pertinents mais que les financements arrivent réellement et beaucoup plus rapidement. Della Sudda explique avoir demandé dès décembre 2018 à Antoine Petit, PDG du CNRS, « d’une part de financer une partie de l’enquête sur les gilets jaunes et d’autre part qu’il y ait une création d’un fond d’urgence pour traiter des crises politiques, sociales, sanitaires ou environnementales quand nous sommes face à une urgence. Mais ça a été refusé au motif qu’il n’y avait pas d’argent. »
Un an après, ce refus résonne étrangement en cette période de pandémie du Covid-19. La revue scientifique Science a publié son premier article sur le sujet le 9 janvier 2020 et pour Della Sudda, « c’était dès janvier ou février qu’il fallait avoir des fonds pour commencer à chercher ».
La Commission européenne a, elle, lancé un appel à projets spécial Covid-19 dès le 30 janvier 2020. Mais l’ANR n’a lancé le sien que le 6 mars et la première sélection n’a été publiée que le 26 mars dernier.