La fabrique d'un « bourreau » idéal 4/4 : « le fusible »

Dommages collatéraux
Internet 24 min
La fabrique d'un « bourreau » idéal 4/4 : « le fusible »
Crédits : Le Procès, Kafka/Welles

Trente témoignages dénoncent les portraits « à charge » de l'ancien redacteur en chef des Inrocks, et le fait qu'il aurait été injustement licencié afin de permettre au magazine de se refaire une « image féministe ». Son ex-directrice n'en aurait pas moins été débarquée pour sa « gestion désastreuse de l'affaire de la Ligue du LOL ».

Au vu du mille-feuille d'accusations et d'insinuations majoritairement anonymes dont David Doucet a fait l'objet, nous avons privilégié le fact-checker de celles qui nous semblaient les plus infamantes. Nous avons pour cela utilisé les 30 attestations sur l'honneur recueillies par Doucet en prévision des prud'hommes, afin de les recouper.

Pour rappel, un tel document permet à une personne d'indiquer à la justice qu'elle a été témoin d'un fait. Il faut pour cela recopier à la main qu'« Est puni d’un an d’emprisonnement et de 15000 euros d’amende le fait d’établir une attestation ou un certificat faisant état de faits matériellement inexacts ». 

Doucet, CERFA, témoins

Émanant pour la plupart d'ex-salarié(e)s ou d'ex-stagiaires, qui n'ont a priori aucun intérêt à soutenir une personnalité unanimement clouée au pilori dans trois enquêtes et des centaines d'articles, notamment parce que cela pourrait aussi nuire à leurs carrières (nous avons à ce titre décidé d'anonymiser leurs noms), la plupart ne comprennent même pas que Doucet ait pu être accusé de la sorte. 

Le « mur des hommes » censé, d'après Mediapart, avoir été « le symptôme d'une atmosphère parfois viriliste, voire carrément sexiste » ? Une réplique au « mur des cons » du Syndicat de la magistrature, créé par une femme, qui y avait accroché des photos de journalistes dans des positions ridicules, voire embarrassantes (on y voyait Doucet avec Patrick Sébastien, par exemple), et une pancarte « LOL »... comme l'avait d'ailleurs expliqué Olivier Mialet, l'ancien délégué syndical et secrétaire de rédaction aux Inrocks qui, le premier, avait pris la défense de Doucet.

Il balayait également les accusations d'« intrusions malfaisantes sur des ordinateurs », à mesure que, « faute de matériel suffisant les stagiaires aux Inrocks devaient travailler sur les ordinateurs des salariés absents », comme le confirment plusieurs des attestations recueillies par Doucet. Un ancien responsable informatique du journal se dit abasourdi par le portrait dressé de lui dans la presse et affirme n’avoir jamais entendu la moindre rumeur de ce genre à son propos. 

Le photomontage d'« alerte enlèvement » d'une rédactrice en chef ? Une blague potache qui circulait dans la rédaction et qui brocardait ses absences répétées, ce que nous avons par ailleurs pu recouper. L'auteur du photomontage, un ancien journaliste, nous a ainsi confirmé qu'il n'avait pas été réalisé par David Doucet.

L'« allusion graveleuse » ajoutée en conclusion d'un article sur une cam girl ? Elle aurait... « trouvé l'amour  »; et c'est elle qui lui avait demandé de le mentionner, comme l'atteste le mail qu'elle lui avait envoyé à ce sujet, et sans que l'on comprenne bien ce que cette mention avait de « graveleuse ».

Doucet, camgirl

25 autres (ex-)salarié(e)s, ex-stagiaires et pigistes ont cela dit décliné sa proposition de lui fournir ce genre d'attestation sur l'honneur, même si la plupart affirment, dans des courriels et messages que nous avons pu consulter, n'avoir rien à lui reprocher. D'une part pour ne pas être mêlés à cette histoire de Ligue du LOL, ou risquer d'être suspectés de cautionner ce dont ses membres ont été accusés, mais aussi et surtout parce qu'ils sont encore en poste – ou pigent, ou espèrent pouvoir retravailler – aux Inrocks, et qu'ils ne sauraient donc risquer que leurs témoignages puissent nuire à leurs carrières.

Doucet, peur
Les emails que nous avons pu consulter, que nous avons anonymisés

En le crucifiant, les Inrocks se sont offerts une belle publicité

« Je trouve totalement injuste la façon dont a été traité David par la direction des Inrocks, et je ne reconnais en rien le portrait qu'en a fait la presse », accuse un ancien salarié qui y a travaillé plus de dix ans dans son attestation sur l'honneur.

« En ce qui concerne David, il était totalement investi dans son travail, même les week-ends, avec une capacité de travail impressionnante. Ce n'est pas pour rien que les successifs dirigeants lui ont confié de plus en plus de responsabilités. Et c'est pour cela que je trouve d'autant plus choquant que la direction actuelle ait choisi de le licencier de cette façon ignominieuse. David cherchait à maintenir une atmosphère équilibrée et humaine (et) s'il pouvait entrer en conflit avec certains et avoir des désaccords avec ses subordonnés et ses supérieurs, il n'avait rien d'arrogant ni de cassant, au contraire de nombre de dirigeants qui sont passés par les Inrocks ».

Un autre explique avoir « décidé de témoigner car j'ai été choqué par le licenciement de David à la suite de l'explosion de l'affaire de la "Ligue du LOL". J'ai trouvé qu'il avait été crucifié professionnellement par la direction des Inrockuptibles. En communiquant autant sur son départ et sur son remplacement par une journaliste féministe, le journal s'est offert une belle opération de publicité sur son dos et j'ai trouvé ça profondément injuste ». 

« Sidéré par le portrait dressé de lui dans la presse », il explique que du fait de son poste, « j'étais au contact de tous les services et de tous les salariés du journal. Jamais je n'ai entendu quelqu'un se plaindre d'un comportement inapproprié de David (harcèlement, intimidations ou paroles déplacées) ». 

Accessoirement, et « malgré la longue liste de départs, il n'y a eu quasiment aucun recrutement pour les combler. Les salariés restants étaient obligés de cumuler deux voire trois postes. Ces derniers mois, j'ai vu plusieurs salariés craquer et pleurer dans les couloirs de l'entreprise. Ils étaient totalement à bout. Usés à la fois physiquement et moralement, la direction a accentué la pression autour des salariés afin de produire toujours plus davantage ».

De plus, « la direction n'a déclenché aucune enquête interne afin de savoir si ce que la presse avait écrit sur lui était vrai. Il a été mis à pied de manière brutale et sans aucune concertation. La direction n'a d'ailleurs donné aucune explication aux salariés pour justifier cette décision ».

Notre dossier :

« Les Inrocks ont licencié Doucet pour se refaire une image vertueuse et féministe »

Un autre souligne qu'« alors que j'ai souffert d'une grande déconsidération de la part de la hiérarchie du journal qui m'avait à moitié placardisé, David s'est, lui, toujours montré poli et attentionné. Jamais je n'ai été témoin (ni) n'ai entendu quiconque se plaindre d'un comportement inapproprié de sa part. Je ne comprends pas ce que le journal lui reproche car rien n'a jamais été clairement explicité. Il me semble qu'il a été victime d'une campagne médiatique qui n'avait rien à voir avec son travail effectif, ni avec ses relations dans la rédaction ».

Un ancien cadre historique qui a travaillé à ses côtés plusieurs années déplore de son côté que « le nom de David Doucet a été jeté en pâture à la vindicte populaire et il a été condamné par le tribunal médiatique contemporain sans jamais avoir été accusé, jugé ni condamné par la justice. Ce que l'on reprochait à juste titre aux protagonistes de la Ligue du LOL (l'effet meute des réseaux sociaux) se retournait contre eux à la puissance mille, comme une vengeance disproportionnée à retardement ».

À en croire « les arguments de la direction motivant cette décision, l’affaire Ligue du Lol et David Doucet faisaient du tort à l’image du journal. Or, si l’image des Inrockuptibles était sévèrement détériorée depuis quelques temps, c’était en raison d’une couverture consacrée à Bertrand Cantat, couverture qui ne relevait en rien de la responsabilité de David Doucet et qui avait été validée par la hiérarchie de la rédaction et de la publication, la même qui a par la suite licencié David Doucet. L'extrême rapidité du processus indique qu’il n’y a pas eu d’enquête interne sérieuse, ni de processus progressif (recadrage informel, avertissement formel, mise à pied, etc), ce qui n’étonne guère venant d’une entreprise où n’a jamais existé de service DRH ».

inrocks, Doucet

« Son licenciement sec m’apparaît comme de pure opportunité, poursuit-il : prenant comme prétexte le retentissement médiatique de l’affaire Ligue du Lol, la direction des Inrockuptibles a licencié David Doucet pour se refaire une image vertueuse et féministe. Ce qui apparaît comme une pure opération de communication a été l’occasion de faire d’une pierre quatre coups : tenter de faire oublier la couverture Cantat, surfer sur le contexte post-MeToo, régler des rivalités internes, en profiter pour réaliser des économies supplémentaires ». 

Des propos qui font écho à ce qu'avait écrit sur Medium Olivier Mialet, l'ancien délégué syndical des Inrocks, pour qui Doucet a été le bouc émissaire « de cette panique morale qui a amené la direction des Inrocks à choisir de se débarrasser subitement » de lui « pour ne pas détériorer l’image du journal, déjà dégradée du fait de choix malheureux ». Il paie malgré lui « les difficultés d’un titre fragilisé par la crise de la presse et ses propres erreurs rédactionnelles (comme par exemple la une sur Bertrand Cantat, à laquelle il s’était pourtant vainement opposé) ». 

Le contraste entre ces témoignages « à décharge » et ceux « à charge » publiés dans les trois enquêtes peut paraître difficile à comprendre, mais s'explique d'une part parce que les journalistes avaient écarté, d'après Doucet, (au moins) trois témoignages « à décharge » qu'ils avaient pourtant recueillis, d'autre part parce que, précise un ancien journaliste des Inrocks, « si autant de personnes ont témoigné contre David, c’est aussi parce qu’il “assumait” ses inimitiés, et n’avait pas peur de partir au clash avec les gens, ce qu’il a finalement payé très cher ».

« Il a servi de fusible. Et je trouve cela injuste »

La plupart des attestations signées par des femmes impute ce déchaînement aux luttes de clans en interne ou à des inimitiés personnelles ou professionnelles les accusations relayées dans les trois enquêtes et devenues, sorties de leurs contextes, mais également revues et corrigées au prisme de la Ligue du LOL, infamantes.

Tout en pointant du doigt l'absence de gestion des RH aux Inrocks, mais sans pour autant lui en imputer la responsabilité, bien au contraire. Non content de battre en brèche le soi disant « boy's club » qu'aurait été Les Inrocks, elles témoignent également du comportement bienveillant de Doucet envers les femmes, et notamment les stagiaires.

Une ancienne salariée déplore ainsi le fait que « les articles de presse écrits à propos de David cherchent à le faire passer pour ce qu'il n'est pas. À l'égard des femmes, je garde le souvenir d'un homme attentionné, agréable et toujours respectueux. Je n'ai jamais entendu quiconque me rapporter la moindre parole déplacée de sa part » alors que, du fait de sa position, « j'étais toujours au courant de la moindre anecdote (conflits, blagues...) de la vie de la rédaction ».

« Je n'ai jamais ressenti une ambiance machiste ou sexiste au sein du journal et ça m'écoeure d'avoir lu ce genre de choses dans la presse, précise-t-elle par ailleurs. Nous n'avons jamais été saisis de problèmes de comportements le concernant ou de critiques sur ses méthodes managériales. Au contraire, les salariés l'appréciaient et la direction répétait qu'il était "très professionnel" et que c'était un "très grand bosseur qui ne comptait pas ses heures" ».

Doucet, bienveillance

Une autre : « Je n'ai jamais entendu la moindre critique sur la personnalité de David ou sur son management. Jamais je n'ai entendu la moindre critique sur un comportement sexiste ou agressif de sa part. Bien au contraire de ce que j'ai pu en voir, il s'est montré avenant et sympathique avec moi ou d'autres salariés du service ».

Une troisième : « Je suis atterrée par la fausse vérité qui circule à propos de David Doucet depuis le début de cette affaire dite de la "Ligue du LOL". Car s'il y a bien une personne qui a essayé de rendre mon intégration plus facile au sein de la rédaction, qui a toujours été de bons conseils et d'un professionnalisme constant avec moi, c'est bien David. C'est d'autant plus injuste que David était le seul responsable du journal à s'occuper véritablement des stagiaires. Jamais je n'ai entendu quelqu'un se plaindre d'un comportement ou de paroles malvenues vis-à-vis des femmes (stagiaires ou rédactrices titulaires). Jamais je ne l'ai vu profiter des concerts pour se lancer dans des manœuvres de séduction ».

Elle dénonce par ailleurs la vengeance dont il aurait fait l'objet : « David était un journaliste talentueux mais aussi relativement ambitieux. Il ne s'en cachait pas. Cette ambition lui valait de solides inimitiés. Le journal était constitué d'une ribambelle de "clans". En devenant rédacteur en chef, David a cristallisé de nombreuses rancœurs et frustrations ».

Évoquant les témoignages « à charge » relayés dans les enquêtes, elle écrit avoir été « effarée de voir à quel point l'affaire avait permis à ses rivaux professionnels et à des collaborateurs revanchards de le clouer au pilori et de le présenter comme un "manager toxique", ce qu'il n'a jamais été. J'ai constaté à quel point les faits avaient été tordus et décontextualisés pour brosser de lui un portrait à charge ».

Une autre dit avoir « eu un choc à la lecture de ces articles (notamment Mediapart) en constatant que tout ce qui était décrit du quotidien de la rédaction en général et du portrait de David Doucet en particulier ne correspondait pas du tout à la réalité de ce que j'ai vécue. Et ce qui m'a le plus choquée, c'est que les rares éléments dont j'avais connaissance (l'histoire des caméras de vidéosurveillance, l'histoire de la bagarre) avaient été relatés sortis de leur contexte, et utilisé à mal escient pour brosser un portrait à charge. Les articles étaient plein d'amalgames, j'ai l'impression que David Doucet a fait les frais d'années de crises et de dysfonctionnements dont la direction des Inrocks est aussi en grande partie responsable. Je pense qu'il a servi de fusible pour préserver l'image d'un journal qui connaît de grosses difficultés. Et je trouve cela injuste ».

« Comme j'étais jolie, j'étais forcément stupide »

Elle déplore le « véritable harcèlement moral que me faisait vivre » l'une des journalistes ayant dénoncé le management de Doucet dans les médias, et ce d'autant plus qu'il avait été, a contrario, « d'un grand soutien moral durant cette période ». Faisant montre d'une « méchanceté absolue » à son encontre, elle l'avait, à l'en croire, « complètement ostracisée ».

Pis : « j'étais estomaquée par son féminisme partiel. Car elle se revendiquait féministe tous les jours. Et tous les jours elle cherchait à m'humilier, ou me rabaisser, et partait du postulat que comme (selon elle) j'étais jolie, j'étais forcément stupide. Impensable qu'une femme soit "jolie" et "intelligente" ou "compétente". C'était devenu littéralement insupportable ».

Or, et parce qu'il lui avait demandé « à plusieurs reprises d'interrompre son harcèlement vis-à-vis de moi, David s'est attiré les foudres et une rancune tenace ».

Alors que les trois médias qualifiaient les Inrocks de « boy's club », une autre ex-stagiaire déplore les « comportements à mon encontre de certaines des jeunes recrues du magazine. Ce n'était que des mots (des piques, remarques sexistes insinuant notamment que je ne devais mon recrutement qu'à mon physique –- et elles venaient en majorité de personnes s'affichant volontiers comme "journalistes féministes"), mais ces mots ont failli me faire changer de voie à l'époque ».

A contrario, elle qualifie ses rapports avec Doucet de « relation de travail saine, professionnelle et bienveillante. Le journalisme est une profession de passion. La charge émotionnelle prend souvent le pas sur le reste. On en oublie alors qu'il s'agit avant tout d'un "métier". En ce qui me concerne, David a su faire le sien ».

Une cinquième souligne « la disponibilité, l'ouverture d'esprit, la gentillesse et le sens des responsabilités de David Doucet », qu'elle qualifie de « manager bienveillant », et de rajouter : « je ne l'ai jamais vu avoir le moindre comportement déplacé ni usé de méthodes managériales toxiques tels que ça a été décrit dans les articles suite à l'affaire de la Ligue du LOL ».

L'ex-directrice débarquée pour sa « gestion désastreuse de l'affaire »

Deux attestations et plusieurs témoignages, évoquant des propos tenus par de hauts responsables des Inrocks, imputent notamment le licenciement, en juillet 2019, d'Elisabeth Laborde, à sa « gestion désastreuse de l'affaire de la Ligue du LOL ». L'ex-patronne du magazine avait validé la fameuse couverture consacrée à Bertrand Cantat – que Doucet avait contestée – avant de décider de le licencier au motif que son nom figurait dans la liste des membres de la Ligue du LOL.

Lui était également reproché le fait qu'elle n'avait fait « aucune enquête interne avant d'acter son licenciement », alors qu'« elle s'est précipitée opportunément sur cette affaire pour licencier Doucet avec qui elle avait un ancien différent », tout en faisant fuiter dans la presse son licenciement. À l'en croire, il s'agirait d'une « vengeance personnelle » de sa part, et qu'« avec un autre directeur à la tête du journal, David Doucet n'aurait pas été licencié ». 

Inrocks, Doucet, Vengeance

Des propos confirmés par d'autres anciens responsables pour qui l'ancienne directrice, à trop en faire, avec son communiqué au napalm, les fuites concernant sa mise à pied puis son licenciement dans la presse et son interview sur France Inter, avait « fait des Inrocks le journal de la Ligue du LOL », précipitant sa propre chute. 

Le 1er mars 2019, une « source proche de la direction » des Inrocks avait effectivement informé l'AFP du licenciement de « leur rédacteur en chef web David Doucet suite à l'affaire de la "Ligue du LOL" ». Elle y justifiait son licenciement par « l'impact négatif sur "l'image du journal" et sur sa "crédibilité journalistique" au sein de leur rédaction », mais également pour « avoir eu des "comportements non-professionnels dans l'exercice de sa fonction hiérarchique", comportements relevés dans des enquêtes menées par Mediapart, L'Obs/Rue89 et Le Monde à la suite de l'affaire ».

Or, ces comportements ne figurent pourtant aucunement dans sa lettre de licenciement, que nous avons pu consulter, et qui ne mentionne que la seule « Opération Mollo » (voir le second volet de notre enquête).

La boucle était bouclée, la spirale infernale : non contentes de n'avoir été qu'« à charge », les trois enquêtes étaient utilisées par une « source proche de la direction » des Inrocks pour justifier son licenciement, dans une nouvelle dépêche qui, reprise par de nombreux autres médias, contribuait à valider – sans pour autant les avoir vérifiées, et encore moins fact-checkées – les accusations visant Doucet.

La somme d'articles, salissant sa réputation numérique, sans même qu'il ait pu se défendre, ni y répondre, était devenue telle qu'il devenait a priori inconcevable qu'une quelconque rédaction puisse un jour oser réemployer un journaliste ayant fait l'objet de telles infamantes accusations.

Contactés, Jean-Marc Lalanne, le directeur de la rédaction des Inrockuptibles (qui avait initialement pris la défense de David Doucet) et Emmanuel Hoog, le directeur de la publication des Inrocks (qui avait acté le licenciement d'Elisabeth Laborde) n'ont pas répondu ni réagi aux questions que nous avions posées à Elisabeth Laborde et que nous leur avions transmises. Pas plus que Matthieu Pigasse, propriétaire des Inrocks, que nous avions aussi sollicité à ce sujet ou qu'Elisabeth Laborde, malgré plusieurs relances.

« Peut-on licencier un salarié parce qu'il avait fait partie d'un groupe Facebook privé ? »

Des médias touchés par l'affaire de la Ligue du LOL, Les Inrocks est l'un des rares a avoir débarqué un salarié de façon aussi preste et brutale. À titre de comparaison, Télérama et Slate ont réagi avec bien plus de mesure, prenant le temps d'écouter leurs deux salariés visés parce qu'ils avaient fait partie du groupe Facebook, d'enquêter à leur sujet, avant de finalement les maintenir en poste, notamment parce qu'aucune accusation ne les visait nominativement.

Télérama a ainsi été convaincu, au sujet d'Olivier Tesquet, qui n'était accusé par personne, de « sa participation passive à ce groupe ». De son côté, Slate a expliqué, au sujet de Christophe Carron, que son « appartenance à ce groupe privé Facebook, fût-elle tardive et passive, fut clairement une erreur, que nous regrettons pour lui », mais également que « les degrés d’implication et la nature ou la gravité des actes commis par les différents membres ne peuvent et ne doivent pas faire l’objet d’un amalgame ».

In fine, les deux rédactions validaient également le fait que la simple participation à ce groupe Facebook privé ne saurait attester que ses membres préparaient des raids de cyberharcèlement « en meute », encore moins que c'était l'un de ses objets, mais également que les accusations visant « la » Ligue du LOL ne concernaient que « certains » de ses membres, sans pour autant permettre d'impliquer l'ensemble du groupe, ni démontrer que les autres étaient au courant de ces agissements, ou de leurs conséquences.

Personne ne conteste que les personnes qui se sont présentées comme victimes de la Ligue du LOL ont été harcelées, à des degrés divers et variés. Mais, personne n'ayant eu connaissance du contenu de ce groupe privé, il n'a jamais non plus été démontré que ces harcèlements y avaient été préparés, ni même qu'ils en émanaient.

Et tous les ex-membres qui s'en sont expliqués en public, ou ceux que j'ai contactés en privé, ont fermement démenti cette réduction à un « boy's club » créé pour cyber-harceler. « Sur une quarantaine de personnes qui sont passées par le groupe, un quart était des femmes, dont l’une a directement participé à la création de ce groupe », a ainsi anonymement témoigné l'une d'entre-elles, dont j’ai pu vérifier l’identité.

Doucet n'est pas le seul à avoir été licencié de la sorte. Arrêts sur images a ainsi expliqué que le journaliste Guillaume Ledit avait lui aussi été licencié d'Usbek & Rica pour le seul fait d'avoir vu son nom associé à la Ligue du LOL « sans toutefois que rien ne lui ait été reproché à titre personnel : aucun témoignage ne l'accusait, aucun tweet compromettant n'avait refait surface ». Fin novembre, son rédacteur en chef Blaise Mao, reconnaissait sur France Culture qu'il « n'aurait pas dû être licencié ».

Non content de le ranger du côté des harceleurs en décidant de le licencier, Usbek & Rica y avait ajouté une dernière élégance, comme l'a raconté Ledit à ASI : « J'ai été embauché en CDI le 13 mars 2017, et ma lettre de licenciement m'a été remise en main propre chez moi par un huissier de justice le 12 mars 2019 », sachant que si la lettre lui avait été envoyée en recommandé, et donc reçue le lendemain, la deuxième année dans l'entreprise aurait dû lui être indemnisée.

« Est-ce qu'on peut mettre fin au contrat de travail d'un salarié parce qu'il fait partie d'un groupe Facebook privé, ou que son nom est lâché sans aucune vérification dans une liste anonyme ? » déplore, en conclusion de l'article, le journaliste qui ressent toujours son licenciement comme une injustice. 

« Ils vont faire quoi après ça ? Ouvrir un gîte en Sologne ou dans la Drôme ? »

Alors que l'on n'a jamais autant parlé de fact-checking, de bulles de filtre, de cyber-harcèlement (notamment « en meute ») et des mésinformations relayées sur les réseaux sociaux, j'étais à mille lieues d'imaginer à quel point les biais de confirmation, relayés par les médias, sans vérification, cloueraient de la sorte au pilori autant de « présumés coupables ».

Sur la trentaine de noms figurant dans la liste des membres supposés de la Ligue du LOL, 14 personnes ont perdu la totalité de leur activité professionnelle, 6 autres de manière partielle, alors que nombre d'entre eux n'avaient pourtant été nominativement accusés de rien.

Reste donc aussi à savoir combien d'autres ont été eux aussi des « dommages collatéraux » de ce combat, tout à fait légitime au demeurant, contre le sexisme et le cyber-harcèlement, mais également d'en prendre la mesure pour que, tant dans les rédactions que sur les réseaux sociaux, ce genre de « circulation circulaire de l'information à charge » n'entraîne plus de tels phénomènes de cyber-harcèlement « en meute », et d'appels à l'« annulation » sociale et professionnelle. 

Vincent Glad, co-créateur du groupe privé Facebook de la Ligue du LOL, déplorait récemment que, sur les huit journalistes et médias ayant interviewé l'auteure du seul livre consacré à ce jour à la Ligue du LOL, et au harcèlement dont elle l'a accusé, sept n'ont pas pris la peine de le contacter, mais également que le seul qui l'a fait a « du coup renoncé à (en) faire un article », au vu des informations et éléments « à décharge » qu'il lui avait présentés.

 

Dans un retour sur ce qu'il qualifie d'« emballement médiatique inédit », l'ADN a récemment fait deux révélations : la liste des membres de la Ligue du LOL, validée par deux membres du groupe, avait fait l'objet de « retraits (surtout de noms de femmes) et ajouts », insinuant d'une part qu'il s'agissait d'un « boy's club », mais également qu'il y aurait eu des négociations quant à savoir qui « outer » ou pas, sur des critères qui n'ont jamais été rendus publics.

D'autre part, dans un enregistrement que l'ADN s'est procuré, réalisé au sein du comité de rédaction de Libération juste après l'éviction d'Alexandre Hervaud et Vincent Glad, plusieurs journalistes estimaient qu’il fallait mener une enquête approfondie avant de sortir quoi que ce soit sur l’affaire. Certains proposaient de vérifier la véracité des témoignages, de faire un travail de clarification afin de ne pas mettre l’ensemble des personnes incriminées dans le même panier, un journaliste expliquant ses réticences face à la sortie d’une enquête « forcément partielle ».

A contrario, d'autres insistaient sur l’importance de sortir un article très rapidement, et de s’appuyer sur les lettres d’excuses comme autant « de lettres d’aveux » qui « ne demandent pas une grande enquête », au motif qu’il était important de dédier la Une du journal au sexisme dans la presse avant que d’autres médias ne s’emparent du sujet... Au final, la quasi-totalité de la presse s'empara du dossier, mais pour ne relayer que les seuls témoignages de personnes se présentant comme victimes de la Ligue du LOL, sans que ses membres, coupables présumés, puissent répondre de leurs accusations, et sans que les journalistes prennent le temps de les vérifier, contextualiser et fact-checker.

Et l'ADN de conclure qu'« en tenant un rôle de juge et parti, les médias ont sans doute voulu régler « leur MeToo » à travers des articles réalisés sans beaucoup de recul. La course à l’info qui a remplacé le processus de vérification, les réseaux sociaux qui font office de sources fiables et l’opinion publique qui attendait les articles au tournant ont sans doute contribué à mettre en lumière les limites de cet exercice ».

@Coeur_de_rocker, le compte Twitter de celle qui avait témoigné en septembre dernier avoir été l'une des femmes de la Ligue du LOL, et qui fact-checke depuis des mois les accusations visant les membres du groupe, a récemment proposé à @CheckNews, le service de fact-checking de Libération qui avait lancé l'affaire de la Ligue du LOL, de consulter le dossier de 300 pages qu'elle a compilé à ce sujet. Proposition restée sans réponse.

Signe, pourtant, que des journalistes étaient conscients des conséquences possibles de leurs articles, et de cette façon de travailler, Doucet m'a raconté que l'un de ceux qui avait enquêté sur la supposée gestion « toxique » des Inrocks lui avait expliqué qu'« on a entendu beaucoup de rumeurs, ça a été un déchaînement, on sentait une vraie ambiance de règlements de comptes », avant d'ajouter, gêné : « On a hésité à mettre vos noms, et un collègue a d’ailleurs dit : “Ils vont faire quoi après ça ? Ouvrir un gîte en Sologne ou dans la Drôme ?” »... 

Full disclosure : j'ai travaillé à OWNI.fr avec Guillaume Ledit, ce qui m'a aussi incité à douter à l'époque du fait que l'on ne pouvait pas incriminer « tous » les membres de « la » Ligue du LOL de la même manière en général. Cela m'a mené au fil de mon enquête à vouloir fact-checker les accusations visant David Doucet en particulier.

Si vous voulez témoigner ou me contacter de façon sécurisée (voire anonyme), le mode d'emploi se trouve par là.

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