Le conseil des prud'hommes de Paris a condamné Les Inrocks, en septembre 2021, à verser 44 000 euros de dommages et intérêts à David Doucet au motif qu'aucune « faute réelle et sérieuse » ne pouvait justifier son licenciement. « Ils ont produit des témoignages pour l'audience aux prud'hommes, mais aucun n'a été retenu comme une preuve suffisante », précise l'avocate de David Doucet. Les Inrocks n'ont pas fait appel.
L'affaire de la Ligue du LOL a contribué à libérer la parole des femmes en matière de cyberharcèlement dans le milieu journalistique et a entraîné 14 licenciements, dont celui de David Doucet, rédacteur en chef des Inrocks. Retour, après six mois d'enquête et une cinquantaine de témoignages, sur une panique – et un accident – médiatiques.
En février 2019, la Ligue du LOL – ce groupe Facebook privé dont plusieurs membres comptaient « parmi les utilisateurs les plus influents de Twitter en France à l'époque » – était accusée de faits de cyber-harcèlement, datant essentiellement de 2010 à 2014. L'affaire, présentée comme le #MeToo du journalisme français, a libéré la parole des femmes dans les rédactions et débouché sur 14 licenciements.
Alors qu'une enquête pour « harcèlement » est menée depuis plusieurs mois, certains des mis en cause se défendent publiquement ou à travers des procédures engagées aux prud'hommes. « Sur le fond, les membres contactés par l'AFP réfutent le fait de s'en être pris en particulier, et de façon coordonnée, aux féministes et aux femmes », précisait l'agence dans une dépêche récente (retirée de son site depuis).
Ils mettent notamment en cause le traitement médiatique de l'affaire à l'époque. De fait, « les victimes présumées témoignent d'injures, de canulars, de menaces de viol et d'avalanches de messages de la part de certains membres du groupe, mais surtout de personnes extérieures, ou de comptes anonymes », écrit l'AFP.
Si les victimes présumées pointent du doigt « certains » puis « des » membres, « les » membres du groupe contactés par nos confrères « estiment tous ne pas avoir su se défendre face aux accusations, regrettant que leurs excuses aient pu être interprétées comme des aveux ». « On était prêts à tout pour que ça s'arrête », a expliqué l'une des membres de ce que les médias ont présenté comme un « boy's club », quand bien même il était aussi composé d'un quart de femmes.
Ils « accusent aussi des médias d'avoir cité leur nom sans leur demander leur version des faits, après avoir été dénoncés le 9 février dans une liste diffusée sur les réseaux sociaux ». « Comme la plupart des membres du groupe, je n'ai été nommé par aucun accusateur, mais mon nom est apparu sur la liste. Et la meute a été lâchée sur nous », décrit un autre.
« C'était un groupe d'amis [...] mais dès le moment où il a été qualifié de bande de harceleurs, on ne pouvait plus se défendre. Il y a eu une part de fantasme », affirme-t-il. Pour un autre, « on a collé à ce groupe les délires de toute une époque sur Twitter ».
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« Il y a eu un emballement hallucinant, et probablement des articles critiquables »
Car dans le microcosme journalistique, c'est un secret de polichinelle, même si très peu de médias ont osé en parler ou le reconnaître jusque-là : le traitement médiatique de cette affaire soulève de nombreuses questions.
Il « a été pourri, mais vraiment pourri », comme le tweetait en décembre Daria Marx, qui figure pourtant au nombre des personnes identifiées comme victimes du désormais célèbre groupe Facebook. En octobre, Léa Lejeune, présidente de l'association de femmes journalistes Prenons la une, qui s'était elle aussi déclarée victime de la Ligue du LOL, reconnaissait que « sur la douzaine de sanctions prononcées par les rédactions, certaines ont été parfois trop dures ».
Elle déplorait également « un système de boucs émissaires , le fait que « des individus qui n’ont rien fait se retrouvent condamnés », mais également qu'« il est trop facile de sanctionner des journalistes qui ne sont pas tous responsables, pour sauver l’image des titres en pleine crise médiatique ».
En août, CheckNews, le service de fact-checking de Libération qui répond aux questions des internautes, à l'origine du premier article sur cette affaire, avait pour sa part reconnu « un emballement hallucinant sur ce sujet, et probablement des articles derrière critiquables », eu égard aux accusations de « cyberharcèlement » dont ses membres avaient fait l'objet, avant de préciser que « non, il ne s'agit pas d'harcèlement moral ou sexuel. Il s'agit de critiques ou moqueries répétées ».
En novembre, Emmanuelle Walter, rédactrice en chef d'Arrêt sur images, qualifiait de son côté ce dossier d'« éléphant dans nos newsrooms ». En décembre, Eric Mettout, qui était à l'époque des faits directeur adjoint de la rédaction L'Express, reconnaissait que « La #LigueduLOL nous a rendus dingues ».
« Un naufrage journalistique flagrant »
Le journaliste Vincent Glad, créateur du groupe Facebook, est revenu ce dimanche dans un long billet rétrospectif sur cette affaire lui ayant valu, en février 2019, de faire la une des médias du monde entier, d'être depuis « annulé » (canceled) dans le métier, et harcelé sur les réseaux sociaux.
Pour lui, « cette affaire est devenue pour la presse parisienne comme un lourd secret de famille, qu’on préfère taire pour ne pas réveiller des blessures enfouies », et le constat qu'il en dresse est consternant.
Une journaliste d’une grande rédaction lui a par exemple expliqué que « la chefferie nous a dit que le temps était à la libération de la parole donc pas de place pour le contradictoire potentiel. Alors comme beaucoup, on a publié des témoignages non vérifiés, non étayés, à charge. Et tout le monde s’en félicitait, personne ne voyait le problème, alors qu’on assistait, pour nombre d’entre nous, à un naufrage journalistique flagrant ».
« Alors qu’en temps normal, la presse fact-checke les rumeurs sur les réseaux, dans l’affaire de la Ligue du LOL, au contraire, elle a cherché par tous les moyens à la confirmer », déplore Glad, évoquant « une fâcheuse séquence dans laquelle se sont confondus journalisme et lynchage, poursuite de la vérité et règlements de compte ».
Pour lui, « un des problèmes de cette affaire est que la presse s’est jointe à la colère populaire et a jeté des braises sur celle-ci, dans un mélange douteux de journalisme et de vengeance personnelle. Beaucoup de journalistes étaient trop heureux de voir tomber des collègues jadis célébrés et ont participé avec ferveur au grand feu de joie [...] Les journalistes qui nous contactaient avaient clairement pris parti contre nous, persuadés que nous étions les bourreaux décrits sur Twitter. Répondre aux questions ne changeait absolument rien. Il avait été décidé que nous étions coupables. Et de tous les chefs d’accusation ».
De plus, « les journalistes n’ont pas vu – ou n’ont pas voulu voir – qu’il n’est pas possible de faire sereinement du journalisme au milieu d’un tel lynchage numérique. Un journaliste ayant écrit une enquête sévère me confiera plus tard : "En étudiant l’affaire, j’ai compris qu’il s’agissait d’histoires de cour de récré. Mais je n’ai pas pu l’écrire, c’était inaudible" ».
« L’affaire de la Ligue du LOL relève, écrit-il, d’un état d’exception journalistique. Pendant deux semaines, les règles éthiques, les usages professionnels patiemment construits pendant des décennies n’ont plus eu cours, remplacés par de nouvelles règles édictées par le militantisme en ligne. Il avait été décidé que nous devions être « named and shamed », afin notamment que nos employeurs réagissent. »
Des propos partagés par le sociologue Gérald Bronner, spécialiste des croyances collectives, qui voit dans cette affaire un cas d’école du biais de confirmation:
« Chez certains journalistes qui ont enquêté comme chez nous, lecteurs, la chute de ces journalistes de gauche, employés par des médias donneurs de leçons, ou de “mâles blancs de plus de 50 ans”, nous a réjouis et a actionné nos biais de confirmation : nous avions envie d’y croire.
L’histoire était trop belle, pleine de stéréotypes. Or la question qu’on doit se poser avant de se forger une opinion rationnelle est “Que crois-je savoir a priori ?”. Nos lectures et enquêtes ne doivent pas seulement valider ce que nous pensions déjà savoir. Notre bonne foi se mesure donc au temps passé à lire des informations qui viennent contredire nos a priori. »
Un des reproches fait à Vincent Glad est d'être juge et partie, et plusieurs personnes ont appelé, sur Twitter, à ce que des journalistes extérieurs se repenchent sur la question. Nous avons justement enquêté pendant six mois sur le cas de David Doucet, licencié de son poste de rédacteur en chef des Inrocks après qu'il avait reconnu avoir fait et mis en ligne un canular téléphonique en 2013, alors qu'il était encore membre du groupe Facebook de la Ligue du LOL.
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« Le traitement de cette affaire a été calamiteux »
Sur la trentaine de personnes accusées, David Doucet est un cas particulier. Il est en effet le seul à avoir fait l'objet de, non pas une, mais pas moins de trois longues enquêtes fouillées, écrites par respectivement deux, cinq et quatre journalistes, et parues dans des médias fort respectables (Mediapart, L'Obs/Rue89 et Le Monde).
Alors que les personnes qui se déclaraient victimes de la Ligue du LOL affirmaient avoir été harcelées sur Twitter, ces trois articles, reposant respectivement sur « vingt », « plus de 20 » et « une trentaine » de témoignages d'anciens ou actuels salariés, portaient au surplus sur le management « toxique » prévalant aux Inrocks, et donc pas sur des faits « virtuels ».
Depuis, une soixantaine de rédactions ont accepté, de leur propre chef ou après avis de leurs services juridiques, d'anonymiser, à sa demande, au nom du « droit à l'oubli », son nom, dans plus de 120 articles. 20 rédactions ont même supprimé sans qu'il le leur ait demandé, plus de 25 de leurs articles.
L'un d'entre eux, le pire d'après lui, l'accusait par exemple d'avoir « harcelé moralement plusieurs collaborateurs.trices et embauché des stagiaires pour leur faire des avances » (ce dont personne ne l'a jamais accusé), le comparant par ailleurs à ces « agresseurs ou violeurs (qui) n’ont souvent aucun mal à retrouver une vie normale une fois leurs méfaits exposés ».
Plusieurs de ses interlocuteurs ne cachent pas leur malaise : « Je le mets hors ligne tout de suite. Le traitement de cette affaire a été calamiteux », a reconnu l'un des rédacteurs en chef contactés. « À titre personnel, n'étant pas friand de la mode des lynchages hâtifs, je ne peux que déplorer la situation que vous éprouvez actuellement et vous souhaiter un bon rétablissement professionnel », explique un autre.
« Nous sommes restés largement en retrait sur cette affaire de la ligue car je n’aime pas ni les chasses à l’homme ni les raccourcis médiatiques saisissants… », précise un troisième. « J’espère que cela vous permettra de rebondir et de tourner la page de cette triste affaire. Je vous souhaite le meilleur pour l'avenir », dit un quatrième.
Pour autant, aucune rédaction n'a décidé de revenir sur le fond de l'affaire, ni d'expliquer pourquoi ils ont décidé de supprimer leurs articles. De tous les journalistes et rédactions contactés, aucun n'a demandé à lire les 227 pages de fact-checking que Doucet a compilées et qu'il leur a proposé de consulter au sujet des accusations dont il a fait l'objet.
Les rares qui lui ont répondu ont expliqué que « l’enjeu éditorial était trop maigre », ou encore que ça réclamerait « un effort trop important pour une rédaction en sous-effectif ». Un autre a expliqué que cela n'intéresserait que le « microcosme journalistique parisien »... quand bien même, l'an passé, les accusations visant les membres de la Ligue du LOL avaient pourtant été reprises dans le monde entier.
Un droit à l'oubli parfois inaccessible
Dix autres médias ne lui ont pas (ou pas encore) répondu. Trois seulement ont refusé la demande d'anonymisation. L'une au motif que « ça coince au niveau juridique », une autre pour qui « votre réclamation ne reposant sur aucun fondement juridique, elle ne peut être traitée du fait de son irrecevabilité », la troisième à mesure que la notion de droit à l'oubli est « liée généralement à un dossier judiciaire où une personne a purgé sa peine face à la société et tente de se réinsérer ».
Or, David Doucet n'a pas été poursuivi – ni donc, a fortiori, condamné. Il n'a donc pu ni se défendre, ni non plus plaider son innocence, et encore moins la faire reconnaître par un tribunal. Paradoxalement, le droit à l'oubli peut exister pour les personnes condamnées, mais pas pour les personnes qui n'ont été ni condamnées, ni même fait l'objet de plaintes... il n'en reste pas moins condamné par les articles non anonymisés.
Quand « le vraisemblable se transforme en vérité »
Doucet a été licencié des Inrocks, le 25 février 2019, pour « faute grave », au motif qu'il avait fait partie de la Ligue du LOL, qu'il aurait fait montre d'agissements « dont la gravité a eu un impact sur l'image de notre journal » (sa participation à ladite Ligue ayant été « constamment associée aux Inrocks »), que cela nuisait à sa « crédibilité journalistique », mais également pour avoir cherché à « déstabiliser » un autre salarié.
Il avait certes reconnu avoir fait un temps partie du groupe Facebook privé, l'avoir quitté il y a des années, mais fermement nié avoir « harcelé » qui que ce soit. Harcelé et menacé sur les réseaux sociaux pendant des mois (son beau-père a par ailleurs fait l'objet d'un contrôle fiscal, sur dénonciation, directement liée à cette affaire), il est depuis réduit au silence, victime de cette « culture de l'annulation » (cancel culture) qui condamne au bannissement social toute personne accusée par la foule sur l'autel des réseaux sociaux.
Doucet dit avoir pensé au suicide durant quatre mois et souffrir de « dépression réactionnaire grave » – du nom donné à celles « déclenchées » par un événement spécifique, opérant une bascule du psychisme d'un état de tristesse normale vers un état pathologique – a fait l'objet d'un traitement médicamenteux lourd à base de quatre antidépresseurs et anxiolytiques quotidiens de sorte de répondre aux symptômes d'une manifestation anxieuse sévère et invalidante.
« La présomption d’innocence semble de plus en plus s’effacer pour les personnes mises en cause aussi bien sur un réseau social, que dans ou par un média », soulignait à ce titre récemment le sémiologue François Jost, pour qui l'expression « tribunal médiatique » est trompeuse, « car ce qu’elle désigne n’a rien à voir avec un tribunal ». D'une part parce que l’instruction médiatique n'est qu'à charge et n’a que faire qu’une « culpabilité ait été légalement établie », au point que « le vraisemblable se transforme en vérité », qui ne saurait être contestée.
D'autre part parce que, contrairement aux salles d'audience confinées des tribunaux, à l’ère d’Internet, le bruit et la fureur s’expriment partout, que tout un chacun s'improvise juge – ou plutôt procureur – et qu'on est loin des devoirs du juré qui se doit « de ne communiquer avec personne […] de n'écouter ni la haine ou la méchanceté, ni la crainte ou l'affection ».
Enfin parce qu'« au lieu d’être encadrée par le code pénal et le code de procédure pénal, la peine infligée à l’auteur d’un délit ou d’un crime dépend de la seule gravité ressentie par les internautes ou par les personnes interviewées » dans les médias alors même que, et dans le même temps, les « présumés coupables », devenus « inaudibles », ne peuvent généralement plus chercher à se défendre, à mesure que cela s'avère contre-productif.
Les rares membres qui s'y sont essayés ont en effet prestement cessé de s'exprimer : le simple fait de répondre aux accusations dont ils faisaient l'objet (a fortiori pour les contester) revenait à remettre un jeton dans le flipper, et s'attirer de nouveaux coups – et harcèlements. Paradoxalement, des foules prétendant dénoncer le cyberharcèlement imputé à la Ligue du LOL ont, eux-mêmes, cyberharcelé en meutes...
« Je n'ai pas envie de rester silencieux pendant trois ans »
À l'époque, l'avocat de Doucet lui avait demandé de se taire et de ne pas répondre aux journalistes en prévision de son possible licenciement. Mais aussi une fois celui-ci acté, pour préparer les prud'hommes sans dévoiler sa ligne de défense.
Doucet avait alors proposé l'idée de rédiger un droit de réponse : « J'en ai besoin pour moi, pour mes proches. Pour rétablir mon honneur. Je n'ai pas envie de rester silencieux pendant trois ans », le temps que la procédure aux prud'hommes arrive à son terme. Son avocat lui avait alors répondu que cela risquerait aussi et surtout de... lui coûter un bras :
« Même si je comprends votre colère et écœurement sur l'image donnée de vous, je reste dubitatif sachant qu'un droit de réponse génère usuellement de nouveaux commentaires qui en remettent une couche. Cela peut en outre générer d'autres sollicitations et un volume d'échanges à gérer et donc je suis désolé d'en faire état, une charge de travail distincte du seul travail prud'homal de votre dossier et donc un coût complémentaire important »
Dans la foulée des révélations sur la Ligue du LOL, le niveau de violence à l'encontre de ceux qui y étaient associés était tel sur les réseaux sociaux que son droit de réponse aurait, de toute façon, probablement été inaudible. Aujourd'hui, le délai est dépassé. Il est coincé. Doucet, qui peine encore à comprendre ce qui lui est arrivé, regrette d'avoir rédigé de « faux aveux, fait sous l’emprise de la pression médiatique autour de cette affaire, et du poids de la culpabilité vu les témoignages des personnes harcelées », sous la pression du tsunami de messages déferlant sur Twitter et les réseaux sociaux, et à la demande de l'animatrice Florence Porcel, à qui il avait fait un canular téléphonique six ans plus tôt.
Au point d'écrire, sur Twitter, que « cette libération de la parole m'a surtout fait prendre conscience que je comptais parmi les bourreaux [...] j'ai en effet réalisé deux canulars téléphoniques dont celui raconté courageusement par Florence Porcel où je me faisais passer pour un recruteur de la télé. Je mesure aujourd'hui la dégueulasserie de ces actes et je n'ai pas d'excuses pour cela. Je suis désolé ». Or, Porcel et Doucet avaient totalement oublié le contexte dudit canular.
C'est moi qui leur avais rappelé, quelques jours plus tard, qu'il avait été réalisé et (voir la mise à jour, plus bas) diffusé en 2013 à l'aune d'une émission de télévision de vulgarisation des contre-cultures Internet, le Vinvinteur, dont j'étais le rédacteur en chef, Florence Porcel l'une des incarnations à l'écran (et l'une de ses community managers) et Doucet l'une des deux personnes interviewées, en tant que « gentil troll ».
Corrélation n'est pas causalité, et pourtant...
Un mois et demi après avoir consacré un Vinvinteur au sexisme sur Internet, après qu'une gameuse avait été cyberharcelée, émission qui mettait aussi en avant le combat cyberféministe, nous avions décidé d'en consacrer une autre aux « trolls, ce douloureux problème ». À l’époque, je prenais un malin plaisir à battre en brèche les clichés véhiculés sur le web, et avais proposé, de façon contre-intuitive, de mettre en avant la « fonction sociale » du troll.
Pour cela j'interviewais le sociologue Antonio Casilli à ce sujet (voir la version longue de l'interview, « On est tous le troll de quelqu'un d'autre ») et, sous couvert d'anonymat, David Doucet (la seule fois de ma vie où je l'ai rencontré, et je n'avais plus jamais été en relation depuis avec lui, jusqu'à ce que n'éclate cette affaire de Ligue du LOL), en tant que « gentil troll », parce qu'il créait de faux comptes parodiques sur Twitter.
L'émission telle qu'elle a été diffusée, dans son intégralité
C'était plutôt bon enfant, au point que je lui avais proposé lors de cette interview de faire de ses fakes et canulars sur Twitter un recueil de poésie. Dans l'émission, Florence Porcel, déguisée en fée clochette, et Vinvin, qui produisait et présentait l'émission, déguisé en dalaï-lama, se trollaient allègrement.
Doucet, de son côté, diffusa son canular dans la foulée de la mise en ligne de notre émission. On y entendait Doucet se faire passer pour Laurent Bon, producteur du Grand Journal de Canal+, et proposer à Florence une chronique potache, à la limite du ridicule : voyager dans le temps afin de corriger les erreurs des futurs invités du Petit Journal... déguisée en oiseau bleu (parce que Twitter).
Ni agressif ni sexiste, le canular moquait d'abord et avant tout la proposition loufoque du producteur, et n'avait été écouté que 302 fois depuis 2013 jusqu'à ce que Florence s'en plaigne à l'aune des révélations sur la Ligue du LOL, et que Doucet ne l'efface. Comme je l'avais raconté dans le billet que j'avais consacré à ce que j'avais alors qualifié de « faux aveux » faits par Doucet, puisque ni le canular, ni son contexte, ni son personnage de « gentil troll » (qualifiée de « création la plus hilarante » de la Ligue du LOL), ne démontraient une quelconque intention de nuire.
Vinvin, qui produisait et présentait l'émission, a depuis précisé, en commentaire de ce billet : « c’est dingue ton papier !!! Et tu sais quoi ? Il m’a fait aussi ce canular le David en se faisant passer pour Laurent Bon, me disant qu’il aimait mon style et qu’il me verrait bien dans le Petit Journal… ». Et de préciser : « Il est bien ton article et je crois également qu’on ne peut pas traiter chaque membre de cette liste de manière égale et sans discernement. Il y a des différences entre du harcèlement ciblé, répétitif avec volonté de nuire, et un canular pourri. De grosses différences ».
Un canular que j'avais à l'époque retweeté parce qu'il m'avait fait rire, vu le contexte, mais dont Florence ne m'avait jamais parlé, ni donc expliqué qu'il l'avait blessée. Je m'étais bien évidemment empressé, en février dernier, de lui téléphoner pour m'excuser de l'avoir à l'époque retweeté. Elle m'avait alors expliqué avoir été précédemment harcelée sur Internet, et perçu ce canular comme le « point d'orgue » de ce qu'elle avait précédemment subi.
Le fait de découvrir que son auteur avait été membre de la Ligue du LOL, alors qu'elle avait oublié le contexte de ce canular, avait probablement introduit un biais de confirmation lui ayant fait croire que c'était la preuve qu'il s'inscrivait dans le cadre du harcèlement dont elle avait été victime. Reste que, quand je l'avais appelée pour m'excuser d'avoir retweeté ce canular, et après lui en avoir rappelé le contexte, Florence m'avait notamment expliqué que Doucet ne l’avait pas, par ailleurs, harcelée d’une quelconque manière.
David Doucet, qui avait lui aussi oublié le contexte du canular, était également tombé dans ce biais de confirmation : Florence Porcel avait été victime de cyberharcèlement, il avait fait partie de la Ligue du LOL, c'est donc qu'il l'avait harcelée, ce pourquoi il se compara dans son mot d'excuse à un « bourreau », requalifiant son canular de « dégueulasserie ».
Comme il l'a expliqué depuis, « tout le monde me voyait comme un monstre. Je n'aspirais qu'à une seule chose : me libérer de cette pression. J'ai compris plus tard que les faux aveux de culpabilité sont un phénomène classique. Votre cerveau n'est pas psychologiquement adapté à faire face à un tel déferlement. Si tout le monde crie que vous êtes un bourreau, vous finissez par le penser ».
Mise à jour du 12 mars 2020 :
Suite à notre enquête, Florence Porcel a retrouvé un email indiquant que le canular avait en fait été enregistré en janvier 2013, alors que l'interview de Doucet au Vinvinteur, et la mise en ligne du canular, dataient du mois de mai.
J'avais en effet écrit que tous deux avaient donc oublié « le contexte de la mise en ligne du canular », à l'occasion de la diffusion de l'interview de David Doucet en tant que « gentil troll », lorsque je les avais contactés en février 2019, ce qui avait pu (me) laisser croire qu'il avait aussi été enregistré dans ce « contexte ».
Pour elle, « En aucun cas le canular ne peut être lié au Vinvinteur sur les trolls ». Je n'ai, à ce titre, jamais écrit ni laissé entendre, comme Arrêt sur images l'avait écrit à tort, que j'aurais « passé commande » du canular à David Doucet.
Florence Porcel, qui explique avoir depuis rencontré David Doucet, et qui rappelle qu'il ne l'a « jamais harcelée », s'était sentie « piégée et humiliée », ce dont je n'ai jamais douté, comme elle le reconnaît par ailleurs : « Jean-Marc Manach n’a jamais remis en doute les impacts de l’affaire sur ma vie et je sais aussi que dans nos échanges, il est très attentif à ne pas me blesser — et je l’en remercie ». Doucet lui a présenté ses excuses en privé et publiquement et, pour elle, « l’affaire du canular est close. J’ai pardonné, pour pouvoir tourner la page ».
Vous pouvez retrouver l'intégralité de son témoignage sur Medium.
« La Française du LOL »
Ce type de canular qui, en février 2019, lui avait valu d'être accusé de « cyberharcèlement », avait a contrario, en 2013, été perçu comme une compétence professionnelle. Quelques mois après la diffusion de l'émission (et du canular), Doucet avait en effet été recruté par Le Mouv' pour, précisément, y effectuer ce type de canulars téléphoniques.
Je ne l'avais pas précisé dans mon témoignage l'an passé parce que l'émission, « Touche pas à mon poke », était animée par Vincent Glad, que Le Mouv' les présentait comme « aussi doués dans le journalisme que dans le LOL », et que dans le contexte des révélations sur la Ligue du même nom, cela n'aurait pu qu'être mal interprété.
Signe que le LOL et les canulars téléphoniques ne posaient alors aucun problème aux Inrocks (où travaillait déjà Doucet), l'émission, qui avait « failli s'appeler "La Française du LOL" », était en partenariat avec le magazine, qui reprenait chaque semaine des contenus en provenance de l'émission. Elle avait également reçu 2T (sur 3 maximum) dans Télérama.
Reste que Doucet, présenté comme « notre Élise Lucet du LOL (qui) joue au fake pour obtenir des infos », y était chargé d'une chronique intitulée « Clash Investigation », faisant clairement référence à cette « culture du clash » qui sévissait alors sur Twitter, et à laquelle plusieurs des victimes présumées de la Ligue du LOL avait également contribué.
Près de 10 ans plus tard, le prisme de l'affaire de la Ligue du LOL l'a revue et corrigée sous l'angle du seul « cyberharcèlement », ce que j'avais tenté d'expliciter sur le plateau d'Arrêt sur images peu après que l'affaire n'ait éclatée. Le fait d'avoir moi-même été lynché dans la foulée sur le forum associé, accusé tout à trac de soutenir des « harceleurs », de glorifier des « délinquants », d'être complice de ces « salauds », de « violer allègrement » la charte de déontologie de Munich des devoirs et des droits des journalistes, entre autres accusations « à charge », m'a aussi permis d'entrevoir ce que certains avaient pu subir, me retrouvant acculé par la foule, accusé par la meute.
Et plus je répondais pour me défendre, plus j'étais lynché... Lorsque j'avais publié mon billet, intitulé « David Doucet et la "présomption de culpabilité" », je savais qu'il était convoqué à son entretien préalable de licenciement, qui devait se tenir quelques jours plus tard. J'écrivais sur Twitter : « je déplore depuis des années l'érosion de la "présomption d'innocence"; me voilà en situation d'estimer être à même de pouvoir démontrer l'innocence de quelqu'un ayant reconnu sa culpabilité... ».
Des centaines d'articles « à charge », peu importe qu'ils soient « exacts »
Depuis, des centaines d'articles ont mentionné le canular téléphonique dont Doucet avait été accusé, en février dernier, d'avoir diffusé il y a six ans, qu'il avait reconnu avoir effectué, et dont il s'était excusé.
Mais aucun n'a jamais mentionné la démonstration qu'il s'agissait bien d'un canular téléphonique (quand bien même sa victime, qui avait été harcelée, l'avait mal vécu), pas plus que le fait qu'elle m'avait également expliqué qu’il ne l’avait jamais « harcelée » d’une quelconque manière.
L'an passé, j'avais été amené à enquêter sur Qwant après que ce dernier avait fait condamner, pour « dénigrement », le responsable d'un constat d'huissier attestant que certains résultats fournis par le moteur de recherche dataient alors de 2017, au motif que « la divulgation d’une information de nature à jeter le discrédit sur un concurrent constitue un dénigrement, peu importe qu’elle soit exacte » (voir Qwant fait condamner un « concurrent » pour « dénigrement »).
Le tribunal de commerce l'avait en effet condamné parce qu'il n'avait pas le droit de parler des problèmes qu'il avait identifiés, quand bien même ils auraient été avérés. Ce que j'avais donc vérifié, et documenté (voir Qwant : des résultats datés, limités (mais répétés), puis Qwant : en finir avec l'omerta).
Découvrant, a contrario, que les éléments « à décharge » recueillis au sujet de David Doucet n'avaient jamais été mentionnés dans aucun de ces centaines d'articles, que ces derniers n'avaient été qu'« à charge », il me fallait donc vérifier les autres accusations dont il avait fait l'objet.
Ce qui m'aura donc pris plus de six mois, ayant dû vérifier, non seulement les 200 pages du fact-checking de Doucet, mais également plusieurs centaines de documents, messages privés ou postés sur les réseaux sociaux. C'est ce que nous détaillons dans la seconde partie de notre contre-enquête : « la chute ».
Où l'on découvre que la direction des Inrocks a profité de l'affaire de la Ligue du LOL pour solder le scandale de leur couv' sur Bertrand Cantat, bien inopportunément parue au moment où explosaient #MeToo et #BalanceTonPorc, en sacrifiant deux de ses salariés qui... s'y étaient pourtant opposés.
Si vous voulez témoigner ou me contacter de façon sécurisée (voire anonyme), le mode d'emploi se trouve par là.