Notre actualité sur le risque d'outing généré par la proposition de loi contre la Cyberhaine a été vertement critiquée par Laetitia Avia et plusieurs associations luttant contre les LGBTI-phobies. L’occasion de revenir sur le sujet, documents à l’appui.
Quelle est l’origine du courroux de la rapporteure de la proposition de loi contre la haine en ligne ? Cet article publié hier, qui se contentait de souligner un risque d’« outing » des mineurs LGBTI en raison d’une disposition mal ficelée juridiquement.
En substance, l’article en cause (le 1 ter B) offre la possibilité pour un(e) jeune victime de contenus « manifestement illicites » sur Internet de saisir une association. L’intérêt ? Que celle-ci assure la défense de ses intérêts. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’un jeune n’est pas toujours suffisamment « équipé » pour battre le fer avec une plateforme et ses armées de juristes. Parfois, ce jeune ne connaît même pas l’étendue de ses droits.
Bref, une fois saisie, l’association contactera le réseau social (Twitter, Facebook, etc.) et réclamera la suppression des propos litigieux. La plateforme aura alors 24 heures pour s’exécuter.
Voilà pour les fondations. Ce sont dans les suites du chantier que des différences fondamentales opposent députés et sénateurs, sachant qu’en procédure parlementaire, l’Assemblée nationale a le dernier mot.
Deux captures étant plus bavardes que 2 000 mots, voilà ces extraits :
Version Assemblée Nationale (séance, 22 janvier 2020)
Version Sénat (séance, 17 décembre 2019)
Dans le premier cas, les députés exigent que l’association, pourvu qu’elle soit âgée de plus de 5 ans et ayant parmi ses objets la défense des mineurs, informe non seulement le jeune, mais aussi ses parents de la notification adressée à la plateforme. Cette information devra simplement être faite « selon des modalités adaptées à l’intérêt de l’enfant ».
En somme, les parents seront alertés, à supposer que l’association puisse les contacter, mais selon une manière « adaptée ». Le texte ne laisse pas de choix: l'association DOIT informer les parents. Ses seules libertés se limitent aux « modalités » de cette information.
Pourquoi cette alerte aux représentants légaux ? Car, affirme la députée Avia, « les associations de protection de l’enfance ont un rôle et une action qui n’ont pas pour conséquence de déresponsabiliser les parents ». Les parents devraient donc être mis en responsabilité, alors qu’on est face ici à un(e) jeune victime de crasses sur le Web.
Une victime qui pourrait avoir à fournir quelques explications à ses parents lorsque ceux-ci seront informés ou enquêteront sur la teneur des messages en cause.
Dans le deuxième cas, les sénateurs ont préféré multiplier les sécurités. L’intervention de l’association est réservée toujours à celles âgées de plus de 5 ans ayant la défense des mineurs dans leur statut, mais qui sont reconnues d’utilité publique (RUP). Elles doivent tenir informé l’enfant et seulement « si cela n’est pas contraire à son intérêt », ses parents.
Pourquoi les sénateurs ont voulu ces précautions ? Pour répondre, il suffit de relire ce passage, extrait des travaux du Sénat, signé du rapporteur Christophe-André Frassa :
« Lors de leurs auditions, les associations de protection de l'enfance sur Internet se sont […] inquiétées auprès de votre rapporteur de ce que, dans de nombreux cas, les contenus litigieux qui leur sont signalés pour en obtenir le retrait font référence à la vie affective et aux pratiques ou orientations sexuelles - vraies ou supposées - des victimes mineures, qui ne souhaitent parfois pas les voir dévoilées de cette façon. En l'état, le dispositif proposé [par les députés, ndlr] risquerait donc de décourager lesdits mineurs de recourir à ces associations pour leur venir en aide ».
L'information des parents et le risque d'outing
Ce que nous avons donc expliqué dans notre article, témoignages à l’appui, c’est ce risque : celui d’un mineur qui contacterait une association, suite à des propos par exemple homophobes proférés sur Twitter, et qui viendrait ensuite révéler d'une manière ou d'une autre son orientation sexuelle à ses parents.
L'association SOS Homophobie le sait bien : « le cadre familial peut être le lieu de violences en raison de l’orientation sexuelle ou de l’identité de genre, qu’elles soient psychologiques ou physiques. Les conséquences pour l’adolescent·e sont généralement très lourdes ».
Cette révélation pourrait se produire par accident (via le nom de l’association), par imprudence ou même volontairement selon l’ADN ou la sensibilité de chaque structure. Les « modalités adaptées à l’intérêt de l’enfant » peuvent en effet être appréciées très différemment entre une association proche de SOS Homophobie ou du Refuge et celle dans la sphère de la Manif pour Tous.
Voilà le risque souligné, les yeux rivés sur le texte défendu par la majorité LREM. Et voilà la cause de la colère de la députée LREM.
« Titre mensonger », « quête de buzz », indécence
Hier sur Twitter, nos propos ont pourtant été fusillés par la rapporteure :
Quel titre mensonger ! Il s’agit d’une mesure d’accompagnement des mineurs, par les associations de protection de l’enfance, à la demande du mineur. Les modalités d’information des parents (quoi, quand, comment) sont laissées à leur appréciation au cas par cas. Hier comme demain. https://t.co/DANvSGdKMH
— Laetitia Avia (@LaetitiaAvia) February 6, 2020
Vous prétendez vouloir apprendre aux associations à faire ce qu’elles font tous les jours. Elles savent gérer ces situations et n’ont pas attendu la #pplcyberhaine pour savoir ce qu’elles ont à faire avec les parents, quand et comment. Votre quête de buzz devient indécente.
— Laetitia Avia (@LaetitiaAvia) February 6, 2020
« Titre mensonger », « quête de buzz », indécence... Cette inquiétude repose pourtant sur les faibles garde-fous de la version défendue par la députée. Nous entendons bien volontiers ses messages rassurants, mais ses tweets n’ont pas valeur de loi.
En outre, contrairement à ce que laisse penser l’élue LREM , notre article n’était évidemment pas destiné à jeter un discrédit sur les plus sérieuses des associations œuvrant dans ce secteur sensible. Elles font un formidable travail d’accompagnement des mineurs en situation parfois dramatique. Il n’y a aucun doute là-dessus et l’objet n’est pas là.
L'enjeu consiste simplement à épingler un danger clairement identifié, pas seulement dans les colonnes de Next INpact, mais aussi par l’association e-Enfance, le député Philippe Latombe mais également les sénateurs, notamment ceux réunis au sein de la commission des lois.
Pour s’en convaincre, M. Latombe avait par exemple déposé cet amendement pour interdire cette fameuse alerte faite aux parents, afin de préserver « certains éléments liés à son intimité que le mineur ne souhaiterait pas partager avec ses représentants légaux ». Un amendement simple, clair, limpide mais, après avis défavorable de Laetitia Avia, rejeté par l’Assemblée où le groupe LREM a la majorité.
L'hésitation du Sénat
En dernière ligne droite, la commission des lois du Sénat a adopté une nouvelle lecture de l’article litigieux. Elle est désormais en ligne.
Sénat (nouvelle lecture, commission des lois, 7 février 2020)
On le voit, les lignes ont bougé au Palais du Luxembourg : la commission a finalement lâché du lest par rapport à sa version précédente : comme l’exige Laetitia Avia, l’association saisie par le mineur devra informer les parents selon des « modalités adaptées à l’intérêt supérieur de l’enfant » (notons l’ajout de « supérieur »).
Les risques restent donc entiers, même s'il faut analyser cette nouvelle formule comme l’expression d’une tactique parlementaire : les sénateurs insistent pour ne réserver ce mécanisme qu'aux seules associations reconnues d’utilité publique. Dernière fragile barricade contre l’infiltration d’une structure LGBTI-phobe dans ce mécanisme d’accompagnement.