Déboutée l’année dernière par le Conseil d’État, l’association Regards Citoyens vient de se tourner devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), dans l’optique d’obtenir la transparence sur les frais de mandat des députés.
En mai 2017, à quelques semaines du renouvellement de l’Assemblée nationale, Regards Citoyens avait sollicité les 574 élus du Palais Bourbon afin de leur demander une copie des relevés bancaires dédiés à leur IRFM (la fameuse « indemnité représentative de frais de mandat »), pour les mois allant de décembre 2016 à avril 2017.
L’association espérait ainsi démontrer que contrairement à l’idée reçue, cette enveloppe d’environ 5 000 euros par mois s’avère « utile et nécessaire au bon fonctionnement de la démocratie ». Regards Citoyens estime en ce sens qu’il est « essentiel que l’usage de cet argent public soit rendu transparent », ne serait-ce que pour « rétablir la confiance des citoyens dans la bonne utilisation des moyens publics mis à la disposition des élus pour leurs mandats ».
Seuls sept parlementaires avaient cependant accepté de jouer le jeu de la transparence : Brigitte Allain, Isabelle Attard, Jean-Luc Bleunven, Joël Giraud, Régis Juanico, Dominique Raimbourg et Barbara Romagnan. Faute de réponse de la part des 567 parlementaires restants, l’organisation de bénévoles à l’origine notamment du site « NosDéputés.fr » avait saisi la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA), puis le tribunal administratif de Paris, et enfin le Conseil d’État. Sans succès.
Un régime spécial pour les documents émanant des assemblées parlementaires
Le nœud du problème réside dans le périmètre de la « loi CADA », relative à l’accès des citoyens aux documents administratifs. Les « actes et documents produits ou reçus par les assemblées parlementaires » sont en effet exclus du droit de communication prévu par le texte de 1978.
Regards Citoyens a néanmoins cru voir une brèche dans la mesure où sont également considérés comme des « documents administratifs » les « documents produits ou reçus, dans le cadre de leur mission de service public, par [les] personnes de droit public ou les personnes de droit privé chargées d'une telle mission ».
Les députés ayant aux yeux de l’association « qualité d’organe de l’État chargé d’une mission de service public », comme l’a parfois reconnu le juge judiciaire dans certaines affaires visant des parlementaires, leurs relevés d’IRFM auraient ainsi pu être considérés comme « communicables ».
Tout comme la CADA, le tribunal administratif de Paris s’est cependant jugé incompétent pour examiner ce dossier, fin 2018. Saisi dans le cadre d’un pourvoi en cassation, le Conseil d’État a finalement estimé que le litige relevait bien de la compétence du juge administratif, mais sans changer l’issue de la procédure : la haute juridiction a considéré que les relevés bancaires sollicités n’étaient pas communicables.
L'indemnité représentative de frais de mandat étant « destinée à couvrir des dépenses liées à l'exercice du mandat de député », le Conseil d’État a en effet jugé que cette enveloppe était « donc indissociable du statut des députés, dont les règles particulières résultent de la nature de leurs fonctions, lesquelles se rattachent à l'exercice de la souveraineté nationale par les membres du Parlement ».
Une argumentation pour le moins laconique, qui fut vivement dénoncée par Regards Citoyens. « Le statut de député est avancé ici comme une forme d’écran empêchant aux citoyens l’accès aux dépenses des députés » avait réagi l’association, pour qui l’arrêt du Conseil d’État n’était pas suffisamment étayé.
« Reposant ainsi sur ce seul argument d’autorité, cette décision est une nouvelle atteinte au droit de savoir assez alarmante », déplorait l’organisation. C’est justement sur ce fondement du droit à l’information que l’organisation a décidé de saisir la Cour européenne des droits de l’homme, le 15 décembre dernier.
Un recours au nom du droit à l’information
Le recours déposé par Regards Citoyens, et que Next INpact a pu consulter, se fonde sur l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, selon lequel « toute personne a droit à la liberté d’expression ». Un droit qui « comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière », poursuit le même article.
Devant les juges européens, l’association a ainsi souligné que cet article de la CEDH s’entendait « non seulement du droit de communiquer des informations, mais également du droit d’en recevoir ». Or, les yeux rivés sur la jurisprudence de la Cour, Regards Citoyens fait valoir que cette dernière a « constamment rappelé que le public avait le droit de recevoir des informations d’intérêt général » (voir par exemple cette décision de 2016, à l’encontre de la Hongrie).
Des restrictions peuvent certes être prévues, mais celles-ci doivent être encadrées par la loi et s’avérer « nécessaires dans une société démocratique ». Des critères qui ne sont pas respectés en l’espèce, selon Regards Citoyens.
L’association soutient en effet que l’article 10 de la CEDH a été violé, le Conseil d’État ne s’étant fondé « sur aucune restriction prévue par la loi pour refuser la communication des documents » sollicités par ses soins.
L’organisation derrière le site « NosDéputés » estime d’autre part qu’il est « nécessaire dans une société démocratique que les citoyens puissent s’assurer que cette indemnité [de frais de mandat, ndlr] a bien été employée uniquement à ce pourquoi elle a été instituée ». Insistant :
« L’accès aux documents ici demandés est incontestablement nécessaire à la pleine information des citoyens puisque, dans sa rédaction alors applicable, le Règlement budgétaire, comptable et financier de l'Assemblée nationale prévoyait que cette indemnité représentative de frais de mandat avait pour objet de couvrir les frais afférents à l'exercice du mandat parlementaire qui ne sont pas directement pris en charge ou remboursés par l'Assemblée nationale. »
Regards Citoyens affirme enfin qu’au regard de ses multiples activités et de ses partenariats avec différents médias (par exemple sur la transparence des relations entre médecins et industrie pharmaceutique), elle peut être « qualifiée de « chien de garde » pour la société, dont les activités doivent, comme celles de la presse, être protégées par la Convention, ce qui justifie qu’elle puisse se prévaloir des stipulations de l’article 10 de la Convention ».
Quelles suites ?
Quelle qu’en soit l’issue, la procédure engagée par Regards Citoyens pourrait s’avérer particulièrement longue. La CEDH explique effectivement « s’efforce[r] de traiter les affaires dans les trois ans suivant leur introduction, mais l’examen de certaines affaires prend parfois plus de temps ».
La portée des arrêts de la Cour s’avère surtout très symbolique : les juges pourraient essentiellement constater la violation de l’article 10 de la CEDH, et éventuellement enjoindre la France à indemniser Regards Citoyens au titre du préjudice subi. Mais pas décider d’annuler l’arrêt du Conseil d’État.
Pour éviter une nouvelle condamnation, Paris serait surtout invitée à revoir sa législation.