Avec quelques mois de retard, le Sénat vient de lancer sa plateforme (open source) de pétitions en ligne, qui permettra notamment de demander l’inscription d'un texte à l’ordre du jour. Les sénateurs seront toutefois libres de reprendre – ou non – les propositions ainsi portées par les internautes.
Annoncée pour « l’automne » dernier par le président du Sénat, Gérard Larcher, la plateforme de pétitions de la Haute assemblée a finalement ouvert ses portes, jeudi 23 janvier. Objectif : « revivifier » le droit de pétition (exactement comme l’a récemment décidé l’Assemblée nationale).
Protection de l’environnement, défense des consommateurs, règles relatives au droit du travail... Tous les sujets (ou presque) peuvent faire l’objet d’une pétition, en vue de déclencher deux procédures :
- Soit l’inscription d’une proposition de loi à l’ordre du jour du Sénat
- Soit la mise en place d’une mission de contrôle sénatoriale
Tout citoyen, après s'être authentifié via FranceConnect, peut ainsi transmettre (ou simplement soutenir) une pétition en ligne, afin que les sénateurs s’en saisissent. La procédure s’annonce néanmoins très verrouillée.
Une « boîte à idées » davantage qu’un nouveau droit d’initiative citoyenne
Alors que le Sénat ambitionnait d’accorder aux citoyens un nouveau droit « d’initiative législative », à l’aune notamment de la crise des gilets jaunes, le dispositif retenu par la Haute assemblée ne donne guère de pouvoir aux internautes.
Avant d’être publiée sur la plateforme du Sénat, toute pétition d’ordre législatif doit tout d’abord être soumise à un « contrôle de recevabilité ». Tout texte « manifestement contraire à la Constitution » sera notamment écarté, précise l’institution. Sont également interdites : les pétitions publicitaires, celles « portant atteinte à la présomption d’innocence ou au secret de l’instruction », etc.
Comme pour les projets de loi, les propositions de texte législatif doivent comporter un titre, un « exposé des motifs » (c’est-à-dire une présentation), puis les modifications législatives à proprement parler. Il est à noter qu’un « guide légistique » a été préparé par le Sénat pour aider les auteurs de pétitions (voir ici, PDF).
« Le Sénat s’engage à apporter une réponse quant à la recevabilité de votre pétition et, le cas échéant, à publier votre pétition sous quinze jours », explique l’institution. Le nom et le prénom de l’auteur de la pétition, qui doit obligatoirement être majeur (et s’authentifier via FranceConnect), sera par ailleurs rendu public.
Un second contrôle de recevabilité une fois passé le cap des 100 000 signatures
Sous couvert d’avoir été validée par les services de la Haute assemblée, chaque pétition devra ensuite réunir 100 000 soutiens dans un délai de six mois. Un chiffre pas forcément très élevé (quand bien même Gérard Larcher avait initialement laissé entrevoir un seuil de 50 000 signatures), mais qui ne sera pas forcément signe de fin du chemin de croix...
Dès lors que la pétition sera d’ordre législatif, la commission compétente (culture, lois, finances...) effectuera « un second contrôle de recevabilité de la pétition ». Les sénateurs devront cette fois s’assurer que :
- Le texte relève bien du domaine de la loi, et non du règlement (et donc d’un décret ou arrêté ministériel).
- Le texte répond aux règles de recevabilité financière (qui interdisent notamment aux parlementaires de créer de nouvelles charges sans prévoir des recettes, en compensation).
- Le texte ne porte pas sur « un objet identique à celui d’une disposition déjà examinée par le Sénat depuis moins de douze mois ».
- Le texte ne vienne pas « abroger une disposition adoptée par le Parlement depuis moins de douze mois ».
Si ces conditions sont respectées, alors la Conférence des Présidents « en prend[ra] acte et en informe[ra] tous les sénateurs », explique la Haute assemblée. Terminus ? Aussi surprenant que ça puisse paraître, oui...
Le Sénat le reconnait lui-même : « Un ou plusieurs sénateurs peuvent ensuite, s’ils le souhaitent, déposer une proposition de loi reprenant le dispositif de la pétition, éventuellement modifié. » Voilà pourquoi ce nouveau dispositif fait avant tout penser à une boîte à idées : les pétitions serviront simplement de base à de futures propositions de loi, dans le meilleur des cas, et sans garantie d’examen en séance publique (et encore moins d’adoption).
« La proposition de loi déposée peut s’écarter du texte initial de votre pétition, sans pour autant être contraire à celle-ci ou remettre en cause ses principales dispositions, ou peut, par la suite, être considérablement modifiée, voire rejetée, dans le cadre de la procédure parlementaire au même titre que tout autre texte de loi » insiste à cet égard le Sénat.
Lot de consolation néanmoins : si la Conférence des Présidents choisit de ne pas inscrire une proposition de loi reprenant une pétition à l’ordre du jour du Sénat, la pétition devra être renvoyée à la commission compétente, qui lui donnera suite « selon les formes et dans les délais qu’elle décide » (présentation d’un rapport, classement sans suite, etc.).
Un dispositif qui fait la part belle aux sénateurs
Pour les pétitions visant à la création de missions de contrôle sénatoriales, le processus est quasi-identique. « La mission de contrôle demandée doit porter sur l’action du gouvernement ou sur l’évaluation d’une politique publique ou d’une loi votée », explique le Sénat.
Un premier contrôle de recevabilité est effectué au moment du dépôt de la pétition, puis un second, par la commission compétente, lorsque le seuil de 100 000 signatures est atteint.
« La conférence des présidents conserve toute latitude pour décider ou pas de la création d’une mission de contrôle, en précisant, le cas échéant, son objet. Cette décision n’est pas susceptible de recours », précise la Haute assemblée.
Une plateforme basée sur le logiciel libre Decidim
À l’heure où nous publions cet article, aucune pétition n’avait encore été publiée sur le site du Sénat.
Notons quoi qu’il en soit que la plateforme du Sénat a été développée à partir du logiciel libre Decidim (« Nous décidons », en catalan), initialement développé par la ville de Barcelone. Ce programme avait d’ailleurs été tout particulièrement mis en avant par la CNIL, au travers de son récent cahier relatif aux « civic techs » :
« L’infrastructure technique de Decidim limite la collecte et l’usage des données. Les organisateurs de la consultation ne peuvent avoir accès aux adresses emails des participants et ne peuvent que passer par la plateforme pour pouvoir les contacter. Cette contrainte technique vise à empêcher toute utilisation de la liste des emails des participants pour d’autres finalités et protège ainsi les organisateurs de la consultation qui eux-mêmes n’ont pas accès à ces données. »
La gardienne des données personnelles soulignait au passage que Decidim n’était pas un logiciel libre « traditionnel ». Sous licence GNU AGPL 3.0, il permet certes « la réutilisation et l’évolution du programme à condition d’en partager à l’identique les modifications », mais va surtout « plus loin en adjoignant aux clauses de la licence, l’adhésion à un contrat social, fixant les « garanties démocratiques » supplémentaires devant être respectées en cas d’usage de la plateforme ».
Parmi ces grands principes, détaillait la CNIL, « on retrouve bien sûr la « confidentialité des données », mais aussi « l’égalité d’opportunité et les indicateurs qualitatifs ». La plateforme doit ainsi offrir des « possibilités égales de participation à tous les processus (propositions, débats, etc.) : toute personne peut les voir, les discuter, les commenter, les évaluer, les traiter, sans discrimination d’aucune sorte ». »
Le Sénat affirme que le module « Pétitions » de Decidim est « déployé pour la première fois à une échelle nationale ». L’institution serait ainsi « le premier Parlement de l'Union européenne à contribuer au développement de ce commun numérique, qui est déjà utilisé par 150 organisations dont les mairies de Barcelone et Helsinki ainsi que les États belge et italien ».