C’était prévisible. La commission mixte paritaire n’est pas parvenue à un accord sur la proposition contre la cyberhaine. Les partisans de la version du Sénat et celle de l’Assemblée nationale ont depuis fourni des explications. Reste à savoir comment les députés, qui auront le privilège du dernier mot, vont amender le texte après les critiques européennes.
« Notre principale divergence avec les députés concerne l’article 1er, qui crée un délit de "non retrait " en 24 heures des contenus haineux. Ce dispositif est juridiquement inabouti, contraire au droit européen et déséquilibré au détriment de la liberté d’expression ». Voilà l’explication de Christophe-André Frassa (LR) l’échec en CMP.
Dans les colonnes de Public Sénat, il estime que le délit est « inabouti et pas solide constitutionnellement. Le gouvernement préfère avoir un délit pénal bancal qui sera du droit pénal expressif, c’est-à-dire qui ne pourra pas être appliqué ».
Un délit bancal ? L’analyse n’est pas du tout partagée par le groupe LREM qui a évidemment critiqué la version adoptée par le Sénat. Selon la députée Laetitia Avia (LREM) : « on ne peut que s’étonner que le Sénat ait supprimé le délit au motif d’une prétendue atteinte à la liberté d’expression et voté, dans le même temps, un amendement donnant pleins pouvoirs aux plateformes pour supprimer des comptes entiers d’utilisateurs sans contrôle et infraction qualifiée ».
« Le Sénat a même supprimé les sanctions que nous avions prévues en cas de surcensure, alors qu’elles sont essentielles pour protéger la liberté d’expression » poursuit la parlementaire.
« Nous souhaitons responsabiliser les plateformes et les auteurs de contenus haineux pour mieux protéger les victimes. C'est ce que souhaitent les députés de tous bords qui ont voté ce texte en première lecture » indique Caroline Abadie, chef de file du groupe La République En Marche.
Deux salles, deux ambiances
De fait, entre la version votée par les députés et celle des sénateurs, des différences profondes existent.
Le délai de retrait en 24 heures est soit une obligation de résultat (députés) soit une obligation de moyens (sénateurs). Si Twitter ou Facebook ne supprime pas en 24 heures un contenu manifestement haineux (ou pornographique ou violent, mais accessible aux mineurs), il doit être condamnable directement selon l’Assemblée nationale. Il peut échapper à ce couperet selon le Sénat, si la plateforme démontre des circonstances exceptionnelles comme un afflux de signalements difficiles à évaluer ou des pannes imprévisibles.
Sur la sanction des surcensures, la version des députés n’est pas aussi limpide que le laisse entendre le groupe LREM. Le retrait des contenus manifestement illicites est clairement indiqué dès le titre du chapitre 1er puisqu’intitulé « Obligation renforcée de retrait des contenus haineux en ligne » : les plateformes sont ainsi « tenues » de retirer les contenus manifestement rattachés à une série d’infraction.
Selon Laetitia Avia, cette amende de 1,25 million d’euros, prononcée par un juge, vaudrait même en cas de retrait abusif. Cependant, on a beau lire et relire ce passage, cette interprétation ne transparait pas aussi clairement dans le texte.
De fait, la sanction de ces coups de ciseaux trop généreux ne sera surtout envisagée qu’en cas de comportements répétés, dans le cadre de l’obligation de moyens auscultée par le CSA. Les sénateurs ont d’ailleurs explicité ce point : « dans l’appréciation du manquement de l’opérateur, le Conseil supérieur de l’audiovisuel prend en compte le caractère insuffisant ou excessif du comportement de l’opérateur en matière de retrait des contenus portés à sa connaissance ou qu’il constate de sa propre initiative ».
Les craintes des organisations professionnelles
Dans un communiqué, Tech in France, l’ASIC et Syntec Numérique, trois représentants professionnels des plateformes, regrettent l’échec de la commission mixte paritaire. Une « occasion manquée d’aboutir à un consensus qui préserve les équilibres nécessaires et qui réponde de façon constructive aux interrogations légitimes exprimées par la Commission européenne sur la version initiale du texte ».
La Commission avait adressé, sous couvert d’observations, des critiques très précises contre le texte adopté par les députés. Dans le document révélé par Next INpact, elle dénonçait notamment une entaille trop profonde à la responsabilité des hébergeurs et une surveillance généralisée. Pas moins.
En théorie, la France serait fortement bien inspirée d’en tenir compte sauf à risquer une procédure devant la Cour de justice de l’Union européenne. En attendant, les organisations professionnelles ne cachent pas leur préférence pour la version du Sénat, seule permettant « de garantir l’équilibre nécessaire entre la protection des victimes de la haine en ligne d’une part, et la protection de la liberté d’expression d’autre part ». Et celles-ci d’inviter les députés, qui auront le dernier mot, à ne pas oublier ces remarques, tout autant que les observations européennes.