Le 18 décembre dernier, la Cour de justice a tranché une épineuse question : la violation d’une licence de logiciels relève-t-elle de la contrefaçon ou bien du droit des contrats ? L’affaire opposait la société IT Development à Free Mobile.
Les relations entre ces deux sociétés étaient nées le 25 août 2010. IT Development avait alors consenti à Free Mobile une licence pour ClickOnSite, son progiciel lui permettant de suivre le déploiement des antennes de téléphonie.
Cinq ans plus tard, le couple se brise. La petite entreprise, défendue par Me Bernard Lamon, attaque son cocontractant devant le tribunal de grande instance de Paris. Après saisie-contrefaçon, soit une forme de perquisition privée faite sous contrôle du juge, elle reproche à Free d’avoir modifié son logiciel en lui ajoutant notamment des formulaires. Or, la licence lui interdisait pareilles opérations. Évidemment, un contrat autorisant ce type de modifications est monnayé bien plus cher qu’un document équivalent laissant ce privilège au seul auteur.
Free Mobile avait au contraire estimé ces demandes irrecevables et non fondées. Et bien lui en a pris, puisque le TGI a suivi ses prétentions : l’action en contrefaçon, fondée donc sur une responsabilité délictuelle, était à ses yeux impossible. En d’autres termes, seule une action fondée sur la responsabilité contractuelle pouvait être engagée.
Le litige fut porté en appel mais la cour a saisi la Cour de justice de l’Union européenne d’une question épineuse.
Le résumé dressé par la CJUE porte l’enjeu du débat. En droit français, d’une part, « une personne ne peut voir sa responsabilité contractuelle et sa responsabilité délictuelle engagées par une autre personne pour les mêmes faits ». D’autre part, « la responsabilité délictuelle est écartée au profit de la responsabilité contractuelle dès lors que ces personnes sont liées par un contrat valable et que le dommage subi par l’une d’entre elles résulte de l’inexécution ou de la mauvaise exécution de l’une des obligations du contrat ».
Un droit européen silencieux quant aux modalités formelles
La difficulté est que dans le droit interne, « il n’existe aucune disposition selon laquelle une contrefaçon ne saurait exister lorsqu’il y a un contrat liant les parties ». De plus, le droit européen prévoit que le droit à réparation s’applique « à toute atteinte aux droits de propriété intellectuelle, sans distinguer selon que cette atteinte résulte ou non de l’inexécution d’un contrat ».
En clair, se pose une sérieuse problématique d’aiguillage entre deux actions concurrentes sur laquelle le droit européen manquait de précisions. Le point est important puisque les cas de violation de licence sont extrêmement nombreux : utiliser un logiciel au-delà de la période d’essai, dépassement du nombre d’utilisateurs autorisés, modification du code source du logiciel…
La CJUE s’est focalisée sur le seul dernier point, objet du contentieux.
La juridiction européenne rappelle un principe né du droit de l’Union : l’interdiction de modifier un code source relève bien du droit d’auteur. Faute de nuance dans la directive de 2009 sur les programmes d’ordinateur, cette question est indépendante de savoir si cette atteinte relève ou non du contrat de licence.
Dit autrement, en cas de violation du droit d’auteur, il y a toujours contrefaçon. Et la directive de 2004 relative au respect des droits de propriété intellectuelle prévoit bien un droit à réparation de « toute atteinte aux droits de propriété intellectuelle » :
«Il ressort du libellé de cette disposition, en particulier de l’adjectif « toute », insiste la cour, que cette directive doit être interprétée en ce sens qu’elle couvre également les atteintes qui résultent du manquement à une clause contractuelle relative à l’exploitation d’un droit de propriété intellectuelle, y compris celui d’un auteur d’un programme d’ordinateur ».
Un haut niveau de protection, des voies de recours efficaces
Pour s’en convaincre, la cour a rappelé que la directive de 2004 exige « un niveau de protection élevé, équivalent et homogène de la propriété intellectuelle dans le marché intérieur », de sorte que « le champ d’application de cette directive doit être défini de la manière la plus large possible afin d’y inclure l’ensemble des droits de propriété intellectuelle couverts par les dispositions du droit de l’Union en la matière ou par la législation nationale de l’État membre concerné ».
La jurisprudence de la même cour en a déjà déduit qu’il convenait de prévoir « des voies de recours efficaces destinées à prévenir, à faire cesser ou à remédier à toute atteinte à un droit de propriété intellectuelle existant ».
La même directive, lue par la juridiction, pose aussi qu’un titulaire de droits d’auteur « a qualité pour demander l’application des mesures, procédures et réparations qu’elle vise ». Dès lors, « la possibilité d’effectuer une telle demande n’est soumise à aucune limitation en ce qui concerne l’origine, contractuelle ou autre, de l’atteinte à ces droits ».
Dans sa décision, la CJUE en arrive donc à la conclusion qu’en cas de violation d’une telle clause de contrat de licence d’un programme d’ordinateur, il y a atteinte aux droits de propriété intellectuelle.
Une marge de manoeuvre des États membres
Alors, certes, la directive ne fixe pas les modalités pratiques du droit à réparation des titulaires, mais cela signifie en conséquence que les États membres disposent d’une marge de manœuvre pour les fixer, notamment s'agissant de la « nature, contractuelle ou délictuelle, de l’action dont le titulaire de ceux-ci dispose ».
Cependant, peu importe ces choix internes, « les mesures, procédures et réparations nécessaires pour assurer le respect des droits de propriété intellectuelle doivent être loyales et équitables, ne doivent pas être inutilement complexes ou coûteuses et ne doivent pas comporter de délais déraisonnables ni entraîner de retards injustifiés ».
Bien plus, ces mesures « doivent également être effectives, proportionnées et dissuasives et être appliquées de manière à éviter la création d’obstacles au commerce légitime et à offrir des sauvegardes contre leur usage abusif ».
Au final, la CJUE en déduit que « l’application d’un régime de responsabilité particulier ne devrait cependant en aucun cas constituer un obstacle à la protection effective des droits de propriété intellectuelle du titulaire des droits d’auteur de ce programme ». Un titulaire de droits « doit pouvoir bénéficier des garanties prévues par cette dernière directive, indépendamment du régime de responsabilité applicable selon le droit national ».
Quelles conséquences en droit interne, en particulier pour le logiciel libre ?
L’affaire devra être interprétée par les juridictions internes, mais on peut en déduire que l’auteur qui se prétend victime d’une violation de ses droits pourrait user de la saisie-contrefaçon par huissier, si elle permet d’assurer au mieux ses intérêts. De même, la loi du 11 mars 2014 renforçant la lutte contre la contrefaçon a démultiplié les leviers pour permettre à la victime d’obtenir davantage de dommages et intérêts. Elle oblige le juge à prendre en considération « distinctement » :
- « Les conséquences économiques négatives de la contrefaçon, dont le manque à gagner et la perte subis par la partie lésée »
- « Le préjudice moral causé à cette dernière »
- « Les bénéfices réalisés par le contrefacteur, y compris les économies d'investissements intellectuels, matériels et promotionnels que celui-ci a retirées de la contrefaçon ».
Et à titre d'alternative, la victime peut demander une somme forfaitaire si le calcul lui est plus favorable. Cet arrêt pourrait aussi améliorer la défense des auteurs de logiciels libres dans la défense leurs intérêts, avec plus d’armes disponibles quand bien même le litige serait né d’une violation de la licence.
« Cette décision de la CJUE sera sans doute au centre des suites du procès entre Orange et la société Entr'ouvert, éditrice de la bibliothèque libre Lasso » réagit en ce sens l’April, l’association pour la promotion du logiciel libre. « [Elle] a assigné en 2011 la société Orange en contrefaçon de droit d’auteur, pour non-respect de la licence libre GNU GPL version 2 sous laquelle était diffusée la bibliothèque libre Lasso (…) Dans une décision en date du 21 juin 2019, le TGI de Paris a jugé le litige uniquement sur le fondement de la responsabilité contractuelle et a débouté la société Entr'ouvert ».