En 2012, le Senain, principal service de renseignement équatorien, avait chargé une société espagnole de sécuriser l'ambassade d'Équateur à Londres – où Julian Assange venait de trouver refuge. Sauf que depuis fin 2017, elle travaillait aussi comme « agent double » pour la CIA, de sorte à espionner le lanceur d'alerte, 24h/24, 7j/7
Le 22 janvier 2018, le nouveau président équatorien, Lenin Moreno, en conflit ouvert avec son prédécesseur Rafel Correa –qui avait accordé l'asile à Assange – déclarait que cet asile au sein de l'ambassade d'Équateur à Londres depuis 2012 était un « problème hérité » qui constituait « plus qu'un tracas ». Et d'ajouter : « Nous espérons parvenir à court terme à un résultat positif sur ce point, qui, oui, nous cause plus qu'un tracas ».
Le 19 mars, il annonçait l'« élimination » du Senain, dans le cadre de nouvelles mesures d'austérité, pour pouvoir « garantir les objectifs de sécurité de notre pays, j'insiste, de notre pays », laissant entendre qu'il aurait beaucoup trop dépensé pour protéger et surveiller Assange.
Le 29, il lui coupait l'accès à Internet, au motif que certaines de ses prises de positions politiques sur Twitter pouvaient nuire à la diplomatie équatorienne. Deux jours plus tôt, Assange avait douté de l'implication des services de renseignement russes dans la tentative d'assassinat de l'ex-agent double Sergei Skripal et de sa fille, et protesté contre l'expulsion afférente de nombreux diplomates russes dans plus de 20 pays.
Le 15 mai, The Guardian révélait que le Senain aurait dépensé 4,5M€, sur un peu plus de 5 ans, pour « protéger » Julian Assange. Le programme, intitulé « Operation Guest » (invité) puis « Operation Hotel » relevait tout à la fois de la sécurité, du renseignement et du contre-espionnage, et cherchait à surveiller ses visiteurs, le personnel de l'ambassade, mais également la police britannique.
Dans le même temps, et sans que l'on comprenne bien si la brusque élimination du Senain serait à l'origine de la fuite, les documents consultés par le Guardian montrent que le service de renseignement avait aussi recruté une entreprise privée pour filmer et surveiller secrètement l'ensemble de l'activité de l'ambassade, 24/7. Même l'ambassadeur semblait ne pas en avoir été tenu informé, jusqu'à ce que, par erreur, une facture lui soit envoyée...
Un « pognon de dingue » : en 2013, le contrôleur général équatorien écrivit au chef du Senain pour l'alerter que 411 793 dollars avaient ainsi été dépensés, en seulement 5 mois, et sans aucun reçu. Plus de la moitié aurait été donnée, en paiements cash de 10 000 dollars, à trois agents de renseignement et de contre-espionnage envoyés sur place.
Assange était espionné 24h/24, 7j/7
L'affaire rebondit le 10 avril 2019. Alors que Lenin Moreno avait décidé de livrer Assange aux Britanniques, et à la veille de son arrestation, le rédacteur en chef de WikiLeaks, Kristinn Hrafnsson, révélait en effet avoir été approché par trois individus affirmant détenir une centaine de dossiers contenant des correspondances privées de Julian Assange, ainsi que des images prises par des caméras cachées dans l'ambassade d'Équateur à Londres, où il était réfugié depuis près de 7 ans.
Ils lui réclamaient 3 millions d'euros, faute de quoi ils les enverraient à la presse. Hrafnsson préféra porter plainte et rendre publique la tentative de chantage.
Dans la foulée, El Pais publiait une vidéo montrant Assange faisant du skateboard en caleçon et t-shirt, et révélait que l'ambassade avait été truffée de caméras de vidéosurveillance et/ou espionnes, mises en place par une entreprise espagnole, Undercover Global, chargée de sécuriser l'ambassade.
En juillet, El Pais révélait par ailleurs qu'Assange avait été espionné 24h/24 depuis décembre 2017, ainsi que tous ceux venus le rencontrer, ses avocats y compris. On y découvrait qu'il avait refusé les plans secrets censés lui permettre d'essayer de trouver refuge en Russie ou à Cuba, au motif que ce serait « une défaite ».
Les employés de la société de sécurité allèrent jusqu'à prélever la selle de la couche d'un bébé passé dans l'ambassade pour vérifier s'il était l'enfant d'Assange... Ce dernier, prudent, avait par ailleurs installé un dispositif de bruit blanc pour couvrir ses conversations audio, et partageait certaines informations en les rédigeant tout en couvrant la feuille de papier pour se protéger d'éventuelles caméras espion. Il avait également pris l'habitude d'aller dans les toilettes pour femmes lors de ses entretiens les plus sensibles.
En septembre, El Pais révélait que David Morales, PDG d'Undercover Global, avait reconnu que, s'il avait bien été recruté par les services de renseignements équatoriens, il travaillait en fait, et en sous-ma(r)in, pour la CIA, qui avait accès aux rapports quotidiens établis par ses employés. « Nous jouons dans une autre ligue. C'est la première division », avait-il ainsi déclaré à ses plus proches collègues après s'être rendu à un salon de la sécurité à Las Vegas en 2015, où il aurait eu ses premiers contacts avec les États-Unis.
Si l'enquête ne permet pas, à ce stade, de savoir depuis quand il travaillait pour la CIA, l'espionnage se serait considérablement accru fin 2017, après que le nouveau président équatorien, Lenin Moreno, a pris ses distances avec son prédécesseur, Rafael Correa, et que l'administration Trump lui a demandé de l'aider à l'extrader aux États-Unis.
Signe de son allégeance : Undercover Global est allé jusqu'à espionner une rencontre entre Assange et le chef des services de renseignement équatoriens, venus discuter d'une tentative d'évasion... Morales avait également demandé à ses employés d'installer un système de streaming de sorte que ses clients américains puissent surveiller Assange en temps réel.

Le journal révélait également que l'entreprise avait aussi installé des micros cachés dans les toilettes pour femmes, un autre dans un extincteur placé à côté de l'endroit où Assange aimait s'asseoir de sorte de contourner le dispositif de bruit blanc, ainsi que des stickers sur les vitres pour les empêcher de vibrer, de sorte que les micros laser de la CIA puissent continuer à enregistrer les conversations, malgré le bruit blanc.
En octobre, El Pais révélait que plusieurs des visiteurs d'Assange, dont des journalistes américains réputés (Ellen Nakashima, Evgeny Morozov), avaient vu le contenu de leurs sacs, des numéros de série de leurs téléphones et caméras être photographiés par les vigiles. Les mots de passe de Pamela Anderson, qui venait régulièrement le voir, avaient eux aussi été photographiés. Étrangement, elle les avait notés sur un bout de papier.
En novembre, le quotidien espagnol parvenait à géolocaliser l'une des adresses IP figurant dans des emails envoyés depuis les États-Unis par David Morales, le PDG d'Undercover Global, près d'Alexandria, en Virginie, non loin de la cour fédérale qui enquête depuis des années sur Julian Assange.
« Je tiens à vous alerter quant au fait que nous devons faire très attention aux informations que nous transmettons... Senain (les services secrets équatoriens) est en train d'enquêter sur nous. C’est la raison pour laquelle j’aimerais tout d’abord que ma position géographique soit traitée avec discrétion autant que possible, en particulier lors de mes voyages aux États-Unis », écrivait-il à plusieurs de ses employés.
« Nous avons été informés de soupçons selon lesquels l'invité [Assange, ndlr] travaille pour les services de renseignement russes, d'où le profil de ses visiteurs et de ses collaborateurs », écrivait-il dans un autre message.
La journaliste Stefania Maurizzi, qui suit l'affaire pour La Repubblica, a elle aussi eu accès à certains des documents, photos, enregistrements audio et vidéo, saisis lors de l'enquête. Elle a découvert que ses propres téléphones et clefs USB avaient également été espionnés lors de ses visites à l'ambassade, tout comme les avocats d'Assange.
Mediapart révèle à ce titre que Juan Branco, l'un des avocats d'Assange, aurait décidé de porter plainte contre X au motif qu'« au cours de mes rencontres avec mon client au sein de l’ambassade d'Équateur à Londres, mes dispositifs électroniques ont été systématiquement photographiés à des fins de captation de données, tandis que nos entretiens faisaient l'objet de captation, mais aussi de rapports et d'échanges écrits entre l'entreprise chargée de cet espionnage et ses interlocuteurs américains ».
D'après La Repubblica, ses avocats vont contester la demande américaine d'extradition, à mesure que l'espionnage de ses contacts avec ses avocats est une violation du droit de la défense, alors qu'il était par ailleurs protégé par l'asile accordé par l'Équateur.
D'après Mediapart, la justice britannique semble cela dit vouloir passer en force. Fin octobre, elle a en effet rejeté une demande d'audition d'Assange par le juge espagnol en charge de l’enquête et qui souhaitait l’entendre en tant que simple « témoin », bien qu'elle ait pourtant été déposée via un mécanisme de coopération européen. « La position britannique, sans précédent pour ce type de requêtes judiciaires, est vue par les organismes judiciaires espagnols comme une démonstration de résistance contre les conséquences que ce dossier pourrait avoir sur le processus d’extradition du cyberactiviste australien vers les États-Unis », explique El País.
« Une exposition prolongée à la torture psychologique »
Le 19 novembre dernier, la Suède abandonnait, pour la troisième fois, les accusations de « sexe par surprise » visant Julian Assange. Une décision qualifiée d'« inévitable » par Nils Melzer, le rapporteur spécial sur la torture de l'ONU, qui avait dénoncé une cinquantaine de violations de la procédure, et réclamait une investigation « impartiale ».
C'était précisément en raison de ces accusations qu'Assange était allé se réfugier dans l'ambassade d'Équateur en 2012 : il craignait en effet que la Suède ne l'extrade aux États-Unis. Les seules charges qui restent contre lui sont donc aujourd'hui celles d'outre-Atlantique, qui l'accusent d'espionnage.
Des accusations largement dénoncées par un grand nombre de médias, à commencer par ceux qui avaient à l'époque travaillé avec WikiLeaks sur les documents américains classifiés qu'ils avaient obtenus et leur avaient valu de recevoir de nombreux prix journalistiques.
La semaine passée, l'éditorial du Guardian se prononçait ainsi clairement contre son extradition, parce qu'il en allait de la liberté d'expression et du droit du public d'être tenu informé de ce que font réellement leurs autorités. Des centaines de médias, ONG et responsables politiques ont de même condamné son arrestation, et le risque d'extradition.
Début novembre, Nils Melzer avait alerté l'opinion au motif que la détérioration des conditions de détention d'Assange mettait sa vie en danger, et qu'il présentait « tous les symptômes typiques d'une exposition prolongée à la torture psychologique ».
Le rapporteur spécial de l'ONU contre la torture appelait à ce titre les autorités britanniques à empêcher son extradition : « Dans cette affaire, il n’a jamais été question de la culpabilité ou de l’innocence de M. Assange, mais bien de le faire payer le prix fort pour avoir dénoncé les fautes graves des autorités, y compris les crimes de guerre et la corruption présumés. À moins que le Royaume-Uni ne change de cap d’urgence et n’atténue sa situation inhumaine, M. Assange continuera d’être exposé à l’arbitraire et à des abus qui risquent de lui coûter la vie ».
Il avait par ailleurs dénoncé l'incongruité de poursuivre Assange pour espionnage au motif qu'il aurait rendu publiques les preuves que les États-Unis avaient commis des crimes de guerre en Irak et en Afghanistan : « Alors que le gouvernement américain poursuit M. Assange pour avoir publié des informations sur de graves violations des droits humains, notamment des actes de torture et des meurtres, les responsables de ces crimes continuent de bénéficier de l'impunité. »
Interviewé, en septembre dernier, par le Centre européen de la liberté de la presse et des médias, Melzer avait déploré que « les médias grand public nous parlent du chat d’Assange, de son skateboard et de ses excréments. Mais ils n'accordent pas la même importance aux centaines de milliers de civils assassinés en Irak, en Libye et en Syrie, aux guerres intentionnellement orchestrées et aux autres crimes exposés par WikiLeaks. À mon avis, cette complaisance face à l'inconduite de la part du gouvernement constitue le véritable scandale en l'espèce. C’est le proverbial éléphant dans la pièce. Et personne ne voit cet éléphant, parce que la personnalité et le caractère d’Assange sont toujours mis en avant, et ce projecteur est si lumineux que vous ne pouvez pas voir l'éléphant se cacher derrière lui ».
À la fin de sa visite en prison, Melzer demanda à Assange s'il avait quoi que ce soit d'autre à rajouter : « Oui, sauvez-moi la vie, s'il vous plaît ». S'il était extradé, il encourrait jusqu'à 175 années de prison.