La proposition de loi française est loin de satisfaire la Commission européenne. Celle-ci a adressé officiellement des « observations » à la France. Derrière l’expression très diplomatique, Next INpact dévoile une pluie de critiques aiguisées contre le texte porté par la députée LREM Laetitia Avia et soutenu par le gouvernement.
Dévoilée dans nos colonnes le 14 mars 2019, la proposition de loi contre la Haine en ligne a terminé son périple devant les députés en juillet. Dans quelques jours viendra l'examen au Sénat.
Entre temps, des grains de sel sont tombés dans les rouages de la procédure législative française, que le gouvernement a voulu « accélérée » pour limiter le jeu de la navette.
Comme tous les textes imposant des contraintes à la sacro-sainte « société de l’Information », la proposition de loi a dû être notifiée à la Commission européenne. La démarche a été initiée le 21 août dernier.
L’enjeu ? Éviter qu’un État membre ne fasse cavalier seul, fracassant le principe du marché unique. Dans un premier temps, l’exécutif français a aussi sommé Bruxelles de presser le pas. « Le gouvernement français a engagé la procédure d’urgence sur cette proposition de loi et souhaite, compte tenu de la forte sensibilité du sujet illustrée régulièrement dans les actualités récentes, une adoption rapide de la loi », expliquait-il.
Par cette déclaration, Paris pouvait parier sur un examen exprès et donc peu approfondi. En septembre dernier, patatras : la Commission européenne n’a pas été convaincue par le feu dans la maison, claironné par la France. Elle a imposé le respect de la procédure de droit commun. Au lieu d’un examen TGV, Bruxelles comme les autres États membres ont eu alors trois confortables mois pour examiner la proposition de loi Avia.
Jusqu’au 22 novembre 2019, le texte était ainsi gelé. C'est la période dite de statu quo. La semaine dernière, nouveau rebondissement : la République tchèque a adressé un « avis circonstancié », soit de lourdes critiques, contre la proposition française. Conséquence directe : le terme initial a été repoussé au 23 décembre 2019.
Ce vendredi, nouveau couac. La Commission européenne a adressé cette fois des « observations » officielles à la France. Derrière la douce expression, se cachent de vrais reproches puisés sur l’autel du droit européen, que révèle Next INpact.
Une restriction disproportionnée à la liberté de circulation
Selon nos informations, l'institution doute déjà de la compatibilité du texte avec l’article 3 de la directive sur le commerce électronique. En résumé, celui-ci interdit par principe aux États membres de « restreindre la libre circulation des services de la société de l'information en provenance d'un autre État membre ».
Or, pour la commission, la proposition de loi Avia frappe de plein fouet cette règle. Elle impose des restrictions aux prestataires installés dans d’autres États membres comme la nomination d’un représentant en France, un mécanisme de notification spécifique en langue française, une solution de filtrage pour interdire la remise en ligne des contenus « manifestement » haineux, l’obligation de respecter les règles édictées par le Conseil supérieur de l’audiovisuel...
La France a eu beau expliquer que seules les plateformes dépassant un seuil fixé par décret seraient concernées, Bruxelles n’a pas été convaincue. Des grandes plateformes seront bien régulées par un dispositif franco-français, et Paris, en faisant le choix d’une proposition de loi, s’est bien gardée de publier une étude d’impact permettant de jauger les effets de son texte.
Certes, les autorités françaises ont préféré jouer sur une autre corde. L’article 3, cette fois en son paragraphe 4, autorise des dérogations à la règle précitée, notamment lorsque les mesures sont « nécessaires » pour « la prévention, les investigations, la détection et les poursuites (…) contre les atteintes à la dignité de la personne humaine ». N'est-ce pas le cas avec la proposition de loi Avia ?
Seulement, la commission rappelle que le même texte exige des mesures proportionnées à l’objectif poursuivi et surtout prises à l'encontre d'un site qui constitue un risque sérieux et grave. Nouveau souci épinglé : la « PPL » s’applique de manière générale à toutes les plateformes, peu importe leur emplacement en Europe. Pire, la France n’a pas fourni la moindre évaluation sur la proportionnalité des mesures, sans démontrer solidement qu’aucune autre mesure moins coercitive n’était envisageable.
Rappelons que ces arbitrages sont eux aussi typiquement inclus dans les études d’impact, associées aux projets de loi mais non aux propositions de loi.
Une entaille à la responsabilité des hébergeurs
La Commission européenne craint une autre contrariété, avec cette fois l’article 14 de la directive e-commerce de 2000. Cette disposition encadre le régime de responsabilité des hébergeurs. En substance, ceux-ci deviennent responsables s’ils ne retirent pas un contenu (une vidéo, un texte, etc.) dont ils viennent d'avoir connaissance du caractère illégal.
Le texte a été transposé en France par la loi sur la confiance dans l’économie numérique de 2004 (LCEN). Ce véhicule fixe les conditions minimales pour que cette « connaissance » soit vérifiée. Il faut notamment respecter religieusement ce formalisme, d’ailleurs recommandé par la Commission européenne et plébiscité par la Cour de justice de l’Union européenne.
En voulant « simplifier l’expérience utilisateur », dixit Laetitia Avia, la proposition de loi fait sauter l'une des obligations, spécialement celle contraignant l'internaute notifiant à fournir l’emplacement exact du contenu litigieux. Cela implique donc pour la plateforme de faire de vastes recherches, en fouillant au besoin de longs textes ou d'interminables vidéo, pour trouver le nœud litigieux.
En principe, la LCEN impose aussi que la notification définisse « les motifs pour lesquels le contenu doit être retiré, comprenant la mention des dispositions légales et des justifications de faits ». La proposition de loi Avia se contente d'une description de « la catégorie à laquelle peut être rattaché le contenu litigieux » et des « motifs pour lesquels il doit être retiré ». En d’autres termes, il reviendrait finalement à la plateforme (ou juridiquement à l’hébergeur) d’identifier les dispositions légales en cause, ce qui n’est pas simple face à un océan de textes et un déluge de notifications !
Pour la Commission européenne, ce formalisme semble en conclusion trop en retrait pour mettre notre intermédiaire en situation de réelle « connaissance ». Voilà qui est d’autant plus problématique que celui qui ne retirerait pas un contenu manifestement « haineux » risquerait jusqu’à 1,25 million d’euros d’amende, infligée par un tribunal, voire une sanction de 4 % du chiffre d'affaires mondial, décidée par le CSA.
La commission fait part de ses inquiétudes en décrivant le scénario qui se déroule sous ses yeux : entre ce formalisme réduit à peau de chagrin, cette exigence de réaction en 24 heures sans la moindre flexibilité selon la gravité des infractions et enfin la menace d'une très lourde amende, le risque est de faire peser sur les plateformes une charge bien trop excessive, voire d’entrainer des suppressions automatisées des contenus. Soit... autant d’atteintes à la liberté d’expression.
Empêcher la réapparition d'un contenu déjà retiré : une surveillance généralisée
Les plateformes alertées par un internaute devront non seulement supprimer les contenus « haineux » (dont les contenus pornographiques simplement accessibles aux mineurs), mais empêcher aussi leur réapparition. La mesure a été très critiquée par European Digital Rights.
Cette ONG anticipe en effet la mise en place d’« une obligation de surveillance généralisée, interdite en vertu de l'article 15 de la directive sur le commerce électronique ». Elle devine encore des atteintes à la liberté d’expression, les algorithmes étant incapables de contextualiser les contenus republiés « à des fins éducatives, artistiques, journalistiques ou de recherche, pour exprimer des points de vue polémiques, controversés et dissidents dans le cadre de débats publics ou d'activités de sensibilisation ».
La Commission européenne reprend, toujours selon nos informations, ces critiques. Elle craint que, pour se couvrir du risque de sanction, les plateformes ne censurent automatiquement l’ensemble des contenus, surtout les plus modestes d'entre-elles qui ne bénéficieraient pas des dernières technologies en la matière.
Atteinte à la liberté d’expression, mais aussi atteinte aux données à caractère personnel des utilisateurs ou encore à la vie privée, outre une surveillance généralisée. Autant de fléchettes qui n’ont su être esquivées par les autorités françaises dans les échanges avec l'institution européenne.
Bruxelles demande à la France de reporter la PPL Avia
Au fil de ses « observations », la commission rejoint également EDRi lorsque l’ONG estime que ce texte entre en conflit potentiel avec la prochaine législation sur les services numériques annoncée par la présidente élue, Ursula Von der Leyen. Celle-ci envisage en effet une refonte de la responsabilité des prestataires en ligne, afin de prévenir le morcellement des législations nationales.
Du coup, Bruxelles demande officiellement à la France, comme aux autres États membres qui seraient tentés d'imiter cette stratégie du cavalier seul, de reporter les initiatives nationales, à rebours de la législation européenne en devenir.