L'Association Libra a organisé hier sa première réunion avec 21 des 28 membres initiaux, et cinq personnes (dont une de Facebook) ont été élues au conseil de direction. Le climat reste néanmoins tendu avec des levées de boucliers de toutes parts. Le secrétaire général de l'association joue l'apaisement et pourrait retarder le lancement de Libra.
Depuis son annonce le 19 juin, la cryptomonnaie Libra fait beaucoup parler d'elle. Pour rappel, ce projet lancé par Facebook est « axé sur une nouvelle blockchain décentralisée, une cryptomonnaie de faible volatilité et une plateforme de contrats intelligents ». Le réseau social promet par contre de n'être qu'un membre de l'association Libra comme les autres.
Hier, dans un climat tendu, se tenait la première réunion des membres de l'association, qui ne sont plus que 21 sur les 28 annoncés au départ, avec l'élection de cinq membres du bureau... dont l'un des sièges est occupé par David Marcus (Facebook/Calibra). C'est l'occasion de revenir sur les défections de ces derniers jours, après que plusieurs régulateurs ont fait part de leurs inquiétudes et doutes (pour ne pas dire plus) et que des politiciens s'en sont également mêlés.
Bertrand Perez, secrétaire général fraîchement élu, affirme que le projet continue son chemin, tacle ceux qui ont lâché l'aventure en route et ajoute qu'il y a du monde au portillon pour prendre la relève. De son côté, Xavier Niel vole au secours de Libra, qu'il présente comme « un projet fiable, constructif, exigeant et conforme aux intérêts de notre pays ». Pour comprendre les positions des uns et des autres, retraçons les quatre premiers mois mouvementés de la vie de Libra.
Des attaques (virulentes) entre juin et octobre 2019
Deux jours seulement après la présentation officielle mi-juin, la commission sénatoriale sur la souveraineté numérique s'était saisie de Libra, car cette cryptomonnaie « pourrait bouleverser les conditions d’exercice de la souveraineté des États bien au-delà du domaine monétaire ».
Quelques jours après, c'était au tour de la Banque de France de monter au créneau, par l'intermédiaire de son gouverneur François Villeroy de Galhau, pour rappeler les règles du jeu au nouveau venu : « Si l’ambition du projet est vaste, il ne pourra exister qu’en respectant les règles qui valent pour tous ».
Ce n'était que les premières épines dans le pied de Libra, bien d'autres ont suivi. Début juillet, des députés demandaient ainsi à Facebook de « cesser immédiatement ses plans de mise en œuvre » à cause « de sérieuses préoccupations en matière de vie privée, de commerce, de sécurité nationale et de politique monétaire ».
La rentrée n'était pas non plus de tout repos avec une déclaration choc de Bruno Le Maire en septembre : « Libra soulève aussi un risque systémique à partir du moment ou il y a deux milliards de consommateurs. Toute défaillance dans le fonctionnement de cette monnaie, dans la gestion de ses réserves pourraient créer des désordres financiers considérables ».
Pour le ministre de l’Économie et des Finances, les griefs sont nombreux : risques d’abus de position et de souveraineté, aussi bien pour les consommateurs que les entreprises. « Toutes ces préoccupations sur Libra sont sérieuses, je veux dire donc avec beaucoup de clarté [que] dans ces conditions nous ne pouvons pas autoriser le développement de Libra sur le sol européen ». Pour rappel, l'association est basée à Genève.
Libra marche sur des œufs et mise sur le dialogue
Les réponses de Libra étaient toutes dans la même veine : « nous sommes impatients de travailler avec les législateurs », alors que les doléances de ces derniers ne cessaient d'augmenter au fils des semaines. Un premier virage a eu lieu fin septembre par l'intermédiaire de Bertrand Perez, le directeur général de l’association Libra.
Alors que la date de lancement était prévue pour juin 2020, il indiquait qu'elle « pourrait glisser sans problème d’un ou deux trimestres », le temps de dialoguer avec les organismes. « L’important, c’est de nous conformer aux (exigences) des organes de tutelle [...] Nous savions qu’il allait falloir répondre à de nombreuses questions de la part des régulateurs des deux côtés de l’Atlantique et d’autres parties du monde », expliquait-il.
PayPal, Visa, MasterCard, Strip arrêtent juste avant le lancement
Après une période de flottement sur la liste des membres, PayPal est la première société à quitter officiellement le navire. Les raisons ne sont pas vraiment précisées – autres que de se concentrer sur ses « priorités stratégiques » – mais certaines sources évoquent le manque de travail préparatoire avec les régulateurs et des risques de les voir se pencher d'un peu trop près sur leurs affaires.
D'autres se sont ensuite engouffrés dans la brèche : MasterCard, Visa, eBay, Stripe, Mercado Pago et enfin Booking. Soit un quart tout de même de l'ensemble des membres initiaux (7 sur 28). L'association Libra compte désormais 21 membres : Anchorage, Mercy Corps, Andreessen Horowitz, PayU, Bison Trails, Ribbit Capital, Breakthrough Initiatives, Spotify, Calibra, Thrive Capital, Coinbase, Uber, Creative Destruction Lab, Union Square Ventures, Farfetch UK, Vodafone, Iliad, Women's World Banking, Kiva Microfunds, Xapo Holdings et Lyft.
Pour Xavier Niel, « Libra existera [...], que les États le souhaitent ou pas »
En France, Iliad est la seule société partenaire de Libra pour ce lancement. Xavier Niel s'est même fendu d'une tribune dans Les Échos pour vanter les mérites de cette cryptomonnaie et balayer du revers de la main les réticences des régulateurs : « Libra existera comme les 1 600 autres monnaies virtuelles d'ores et déjà disponibles en France, c'est inéluctable, avec ou sans nous, que les États le souhaitent ou pas ».
« Libra est simplement une proxi-monnaie, c'est-à-dire une monnaie qui repose sur des devises déjà existantes au prorata de leur usage dans le commerce mondial. Ce système est structurellement plus stable, une valeur refuge dans de nombreux pays en cas d'instabilité monétaire », explique le dirigeant.
Il souhaite que la France soit « au cœur de cette révolution ». S'il reconnaît que les inquiétudes sont légitimes, « il faut y apporter des réponses, sans tenter de l'interdire, sans même en mesurer les avantages pour tous. La prudence ne signifie pas la défiance ».
Enfin, il affirme que « Libra est un projet fiable, constructif, exigeant et conforme aux intérêts de notre pays. Ce n'est pas la monnaie de Facebook, mais la monnaie d'acteurs qui se sont réunis autour d'une grande idée ». Se détacher de l'image de Facebook ne sera d'ailleurs pas une mince affaire pour Libra. D'autant que David Marcus, responsable du portefeuille Calibra de Facebook (pour la cryptomonnaie Libra), vient d'être élu au conseil de direction.
Première réunion hier, cinq membres élus au conseil de direction
C'est dans ce contexte pour le moins tendu que s'est tenu à Genève la réunion inaugurale des membres de l'association, ainsi que la première réunion du conseil de direction de Libra qui comprend cinq personnes élues : Matthew Davie (Kiva Microfunds), Patrick Ellis (PayU), Katie Haun (Andreessen Horowitz), David Marcus (Calibra/Facebook) et Wences Casares (Xapo Holdings Limited).
Bertrand Perez (ancien de chez PayPal et directeur général de Libra depuis juin 2019) a de son côté été nommé secrétaire général du conseil des membres et du conseil de direction. Il est secondé par Dante Disparte dans les deux cas. Suite à sa nomination, Bertrand Perez a accordé une interview à Capital.
Visa et MasterCard « auraient pu nous ralentir »
Sur la question des sept défections, le secrétaire général de Libra estime qu'il « vaut mieux que [les sociétés] l’aient fait maintenant que plus tard. Les 21 membres officiels sont motivés à 2 000 %, croient vraiment au projet et ont la volonté de le faire avancer ». Pour expliquer les départs en série, il ajoute que « certains ont peut-être reçu des pressions et ont pris leur décision en connaissance de cause [...] ». Dans tous les cas, « cela ne remet pas du tout en cause le projet ».
Il évoque en fait à demi-mot la lettre envoyée par les sénateurs Brian Schatz et Sherrod Brown à Stripe, Visa et MasterCard pour les « mettre en garde » sur le projet Libra, comme l'explique Mashable. « Vous devriez être inquiet que toute faiblesse dans le système de gestion des risques de Facebook devienne une faiblesse dans vos propres systèmes et que vous ne puissiez peut-être pas l'atténuer efficacement », indiquent les deux sénateurs. La missive est datée du 8 octobre, les défections ont été annoncées officiellement le 11.
Brian Armstrong, patron et cofondateur de Coinbase (qui fait partie des 21 membres restants de Libra), n'a pas apprécié cette lettre, évoquant une position « très anti-américaine » : « Peu importe ce que vous pensez de Libra. Si ce n'est pas un outil ou une innovation utile, les gens ne l'utiliseront pas. Pourquoi passer par la tactique de l'intimidation ? Cela s'appellerait un comportement anticoncurrentiel/monopolistique si une entreprise privée le faisait ». Les relations semblent donc toujours aussi bonnes entre les membres de Libra et les organismes officiels...
Le secrétaire général de Libra (Bertrand Perez) revient ensuite sur le cas de Visa et MasterCard : « Leur expérience est valable dans des systèmes de paiement qui ont 50 ans [...] Mais c’est peut-être mieux que ces sociétés soient en dehors du projet, car elles auraient pu nous ralentir ». Et même s'il ne reste plus que 21 membres, Bertrand Perez affirme que 1 600 sociétés ont manifesté leur intérêt pour rejoindre l'aventure (voir les critères d'éligibilité). Pour rappel, Libra souhaite arriver à une centaine de membres à terme, pas plus.
Repousser le lancement pour laisser le temps au dialogue
« Nous sommes encore en discussion avec les régulateurs et nous n’avons pas encore coché toutes les cases », reconnaît-il (une expression qui revient plusieurs fois dans ses interviews). « Certaines choses ont avancé, notamment avec la Finma [régulateur financier suisse, ndlr], et d’autres n’ont pas encore été tranchées ».
Il réaffirme enfin que la date de lancement pourra être décalée le temps de répondre à toutes les questions/inquiétudes. Dans tous les cas, il rappelait mi-septembre que Libra n'était rien de plus qu'un projet : « aucune “pièce” n’a été créée, la blockchain n’est pas opérationnelle et il n’y a aucun service ». Les choses avancent désormais doucement puisque l'association est structurée.
Le patron de Libra n'en démord pas : « ce qui est certain, c'est que nous sommes vraiment certains que la solution que nous proposons fait réellement sens pour beaucoup de personnes dans le monde, qu'elle apporte une vraie valeur ajoutée et des réponses qui manquent encore aujourd'hui ».
La balle est désormais dans le camp des régulateurs et des officiels qui vont certainement revenir à la charge maintenant que l'association Libra a pris ses fonctions et qu'elle dispose d'un conseil de direction.