Le contrat Steam de l’éditeur Valve a été attaqué par l'UFC Que Choisir. Dans sa décision rendue ce 17 septembre, le TGI de Paris annule plusieurs clauses. Dans le lot, celle qui prohibe la revente des licences de jeu. Une révolution en matière de plateformes de jeux dématérialisés. Next INpact diffuse la décision en exclusivité.
On peut revendre une cartouche, un support tangible, pourquoi pas un accès à Steam ? Voilà en substance la problématique soulevée par l’UFC-Que Choisir il y a près de quatre ans.
Le 28 décembre 2015, l'association assignait Valve, avec à l'index, une dizaine de clauses au sein des conditions générales d’utilisation de sa plateforme Steam. Toutes sont considérées comme abusives par l’association.
Nous reviendrons sur la plupart des clauses épinglées, mais le point central est celle interdisant la revente des droits d’accès et d’utilisation des jeux vidéo Steam. Cette clause est fondamentale pour le modèle d’affaires de l’éditeur. En lui interdisant de céder son compte, elle lui permet de s'assurer de la fidélité du joueur, à qui il impose ses prix, sans marché secondaire concurrentiel.
L’interdiction de revendre ses jeux Steam
Juridiquement, la règle de « l’épuisement des droits » permet à un éditeur de contrôler la distribution sur un marché d’une œuvre. Ceci fait, la liberté pour les acquéreurs revient au premier plan, les autorisant à revendre ce contenu sans autorisation préalable.
Cette règle traditionnelle pour les CD audios, les jeux sur DVD, les logiciels vendus sur support, etc. vaut-elle aussi pour les contenus dématérialisés ? Devant le TGI de Paris, la question a divisé les deux parties. Pour Valve, elle ne vaudrait que pour les jeux tangibles, non pour les licences en ligne. Selon l’UFC, l’acheteur initial doit pouvoir revendre d’occasion ces jeux, même ceux acquis sur la plateforme.
L’association revendique l’application du droit européen, la directive de 2001 sur le droit d’auteur, celle de 2009 sur les logiciels, outre la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne qui a reconnu cette possibilité en matière de logiciel (affaire UsedSoft). Elle rappelle que ce principe participe à la libre circulation des biens en Europe.
Une clause abusive pour le TGI
Le TGI va suivre entièrement cette thèse : les deux directives précitées mentionnent la règle de l’épuisement, sans distinction entre les œuvres matérielles ou immatérielles. Certes, dans le Code de la propriété intellectuelle, sa transposition évoque un « exemplaire matériel », mais cette disposition doit être interprétée à la lumière de ces règles supérieures : les États membres n’ont pas « la faculté de prévoir une règle d’épuisement autre que celle de l’épuisement communautaire » explique le jugement.
Problème, Valve interdit la revente du compte en ayant pris soin de ranger dans ce tiroir un fourre-tout « inextricable » d’informations : données personnelles, données sur l’activité du joueur, données relatives aux achats numériques, dont les objets virtuels, outre une ribambelle de services. Mais pour le TGI, peu importe : la plateforme opère bien une cession d’un jeu et au regard des textes européens, il est impératif d’autoriser leur vente d'occasion :
« Le titulaire du droit concerné ne peut plus s’opposer à la revente de cette copie (ou exemplaire) même si l’achat initial est réalisé par voie de téléchargement. L’éditeur du logiciel (ou ses ayants-droit) ne peut plus s’opposer à la revente de cette copie ou exemplaire, nonobstant l’existence de dispositions contractuelles interdisant une cession ultérieure. »
La clause 1-C a ainsi été « réputée non écrite », et donc inexistante, inopposable aux joueurs. Les conséquences d’une telle décision sont équivalentes à un séisme juridique puisqu’elle pourra s’appliquer à n’importe quelle plateforme de téléchargement qui prohibe ce genre d’opérations !
Notons au passage que la justice a considéré que ces licences étaient achetées, non fournies sur abonnement :
« Enfin, l’"abonnement" à la "souscription" (d’un jeu) effectué par l’utilisateur, dont il est fait état dans les conclusions de la société VALVE (…) consiste en réalité en un achat, le jeu étant mis à la disposition dudit utilisateur pour une durée illimitée. Il ne peut donc s’agir d’un "abonnement" - au sens usuel du terme - mais de la vente d’un exemplaire d’un jeu vidéo, réalisé moyennant un prix déterminé à l’avance et versé en une seule fois par l’utilisateur. »
D’autres clauses prohibées par le TGI de Paris
D’autres clauses ont subi le même sort. Certaines sont datées. La clause n°10 des CGU, dans sa version modifiée en 2015 et 2017, est par exemple relative à la compétence des juridictions.
Elle a été censurée par le TGI, faute de préciser qu’un consommateur peut toujours saisir la juridiction du lieu où il est domicilié. Cette même partie du contrat omet d’indiquer la loi applicable, tout en faisant croire que les procédures de conciliation sont des préalables obligatoires avant l’exercice d’une action en justice.
Même sort pour les clauses 1 et 4, lesquelles dégageaient trop généreusement Valve de sa part de responsabilité dans l’usage des mots de passe et des logins, notamment. La clause 3-D, toujours dans ses versions 2015 et 2017, offrait un confort similaire à l’éditeur s’agissant des échanges d’objets numériques sur le marché de la communauté.
Valve s’accordait encore la liberté d’interrompre l’un de ces marchés, tout en déclinant dans le même temps la moindre responsabilité. Ce qui a été jugé un peu fort de café par le TGI, qui a pensé à l'hypothèse d'une « défaillance technique imputable » à l’éditeur.
Une responsabilité, même pour les versions « bêtas »
La clause 2-B (années 2015-2017) concerne cette fois les licences d’utilisation de logiciels fournis en « bêta ». Aux yeux de l’UFC, Valve « impose à l’utilisateur de n’installer le logiciel bêta que sur un système sur lequel le dysfonctionnement dudit logiciel ne causerait aucun dommage ». L'éditeur de la plateforme Steam s’est défendu, assurant que les joueurs sont « conscients des risques qu’ils encourent lorsqu’ils téléchargent des logiciels inachevés, qui peuvent ne pas fonctionner correctement ou provoquer un bogue ou un plantage de l’ordinateur ».
Pour le TGI, l’article L221-15 du Code de la consommation consacre une responsabilité de plein droit à l’égard du consommateur sur l’exécution des obligations résultant d’un contrat conclu à distance. Seuls trois cas permettent de l’y en dégager : la force majeure, la faute du consommateur ou le fait d’un tiers au contrat. Or, ici, Valve laisse entendre que l’utilisateur assume finalement toutes les responsabilités, ce qui est incompatible avec notre droit.
Valve, la monnaie électronique et l’obligation de remboursement
Le porte-monnaie Steam en prend également pour son grade. Le TGI considère que Valve est ici tout simplement émettrice de monnaie électronique. Une analyse partagée par l'UFC-Que Choisir, contestée par Valve. Vainement.
Résultat : cette qualification va l’obliger à rembourser les clients qui refuseraient les nouvelles conditions générales d’utilisation, ce que l’éditeur refusait contractuellement. À tort.
La clause 3 est donc réputée « non écrite ».
Les comportements des joueurs, du flou, un loup
Ce n’est pas fini. Au sein de la clause 4, relative aux comportements des joueurs, l’éditeur s’offre la liberté de sanctionner un joueur en cas d’infraction aux règles de « bon sens » ou aux règles « de base en matière de comportement ». Il peut alors résilier le contrat, le joueur perdant ses objets virtuels.
Ces dispositions n’ont pas été jugées suffisamment limpides pour la justice. Elles « ne permettent pas au consommateur de déterminer les cas où son comportement (sa conduite en ligne) serait jugé(e) inadéquat(e) ».
Les données personnelles également dans le viseur
La question des données personnelles fut également sur la sellette. L’UFC a plaidé victorieusement que les conditions relatives aux données personnelles, raccrochées aux CGU, manquent de lisibilité.
Ainsi, pour informer l’utilisateur sur les bases légales de la diffusion des messages publicitaires ciblés, Valve s’en tient par exemple aux « lois applicables sur le marketing par email ». D’après lui, est sous-entendue ici une référence à l’article L34-5 du Code des postes et télécommunications. En somme, un renvoi implicite mais bien trop inaccessible à « l’utilisateur moyen » et même au « juriste moyen », griffe le TGI.
Autre contrariété, cette fois avec le cœur du RGPD et de la loi CNIL modifiée : installée aux États-Unis, Valve Corporation oblige le joueur français à porter ses réclamations relatives au Privacy Shield d’abord devant l’éditeur puis en cas d’échec, auprès « d’un fournisseur tiers » choisi par lui.
Ses clauses mentionnent que la Commission fédérale du commerce est compétente… mais oublient de rappeler que l’utilisateur peut aussi saisir la CNIL sur ces questions de transferts de données personnelles vers les États-Unis.
Autre point : une des parties de ces conditions a tout autant été épinglée, car elle réservait le droit d’accès, de correction et de suppression ou de modification des données personnelles aux seuls utilisateurs du site, « sans prévoir l’exercice de ces droits aux utilisateurs passifs, dont les données à caractère personnel ont cependant été collectées via des cookies ». La politique de gestion des cookies fait d'ailleurs également les frais de cette décision, point sur lequel nous reviendrons plus en détail.
30 000 euros de dommage
Mise tout autant au rebut, la clause qui consentait à Valve une cession des droits d’auteur, par avance et pour l’avenir, de l’ensemble des créations futures sur sa plateforme. Une cession immédiate dès l’adhésion à l’accord de souscription Steam, qu’un joueur ne peut refuser s’il veut utiliser la plateforme... L’article L131-1 du Code de la propriété intellectuelle indique pourtant que « la cession globale des œuvres futures est nulle ».
Pour finir, le TGI a ordonné à Valve de publier un lien pointant vers l’intégralité du jugement sur la page de garde du site steampowered.com, ses applications sur tablettes et mobiles, et ce sur une durée de trois mois. Cette mise en ligne devra être faite dans un délai d’un mois à compter de la signification, sous astreinte de 3 000 euros par jour de retard, avec un plafond de 540 000 euros.
Valve est enfin condamnée à 20 000 euros de dommages et intérêts pour le préjudice occasionné à l’intérêt collectif des consommateurs. S’y ajoutent 10 000 euros pour couvrir les frais.
Ni Me Alexandre Rudoni, avocat de Valve Corporation, ni Me Ronan Hardouin, avocat de l'UFC-Que Choisir, n'ont souhaité répondre à nos questions. La décision reste susceptible d'appel.