Afin de lutter contre la fraude à la TVA, le gouvernement s’apprête à prendre deux arrêtés destinés à assurer la mise en œuvre, à partir du 1er janvier prochain, du principe de « responsabilité solidaire » des plateformes de vente en ligne. Explications.
Gérald Darmanin, le ministre de l’Action et des comptes publics, l’avait annoncé durant l’été, dans une interview aux Échos : l’État espère récupérer « plusieurs centaines de millions, voire plusieurs milliards » d’euros en renforçant la lutte contre la fraude à la TVA, qui est collectée par les professionnels lors de la vente de biens ou de services.
À cette fin, le gouvernement entend notamment s’attaquer aux plateformes de vente en ligne, implicitement considérées comme complices de certains fraudeurs.
L’année dernière, lors de l’examen du projet de loi de lutte contre la fraude, le Sénat s’était ainsi inquiété des « pertes considérables en matière de TVA », dues essentiellement aux « vendeurs, notamment étrangers, présents sur des plateformes en ligne » de type marketplaces. Le manque à gagner pour le Trésor public avait alors été estimé à « un milliard d’euros au minimum », rien que pour les ventes de biens matériels.
Une administration jusqu’ici « largement impuissante »
Le cas typique : un bien (téléphone, ordinateur...) vendu à un particulier par le biais d’un site de type Amazon ou Ebay, puis expédié depuis l’étranger. Le Sénat expliquait alors que la fraude à la TVA s'avérait « quasiment indétectable », dès lors que les colis correspondants étaient « non-déclarés, ou déclarés abusivement » comme des envois dits à valeur négligeable (EVN), des cadeaux ou des échantillons :
« La direction générale des douanes et droits indirects (DGDDI) n'a pas les moyens humains ni matériels de contrôler chacun des 7 millions de petits colis soumis à déclaration qui transitent chaque année dans les aéroports, et qui représentent, pris un par un, un enjeu financier très faible. »
Même pour les vendeurs établis en France ou dans l'Union européenne, l’administration fiscale « dispose de moyens très limités pour détecter les fraudes à la TVA », ajoutait la Haute assemblée. « Son action se limite à quelques contrôles ponctuels, largement entravés par le manque de moyens de détection de la fraude et l'absence de portée extraterritoriale du droit de communication à l'égard de plateformes qui, elles, sont souvent établies à l'étranger. La fraude est alors très facile, étant entendu que le fait que la TVA figure sur la facture ne prouve en aucun cas que le vendeur l'a effectivement collectée et reversée au Trésor public. »
Afin d’éviter que les vendeurs professionnels n’échappent à leurs obligations en matière de TVA, le législateur a ainsi introduit, dans la loi de lutte contre la fraude, une sorte de « responsabilité solidaire des plateformes » – applicable pour l’heure aux seules plateformes comptabilisant plus de cinq millions de visiteurs uniques par mois.
Des plateformes tenues de réagir, ou de payer la TVA pour leurs utilisateurs
Le dispositif, qui a des petits airs de riposte graduée, doit entrer en vigueur au 1er janvier 2020. Un projet d’arrêté d’application, notifié la semaine dernière à la Commission européenne, permet désormais d’en savoir plus sur le dispositif envisagé par Bercy.
Première étape : sur le fondement de « présomptions », l’administration fiscale pourra dénoncer à toute plateforme un utilisateur soupçonné de « se soustrai[re] à ses obligations en matière de déclaration ou de paiement de la taxe sur la valeur ajoutée ».
La Direction générale des finances publiques (DGFiP) effectuera en ce sens un « signalement », précisant notamment les « obligations fiscales pour lesquelles la défaillance de l’assujetti est présumée », ainsi que les « périodes concernées ».
La plateforme sera surtout invitée à :
- Rappeler à l’utilisateur soupçonné quelles sont ses obligations fiscales et sociales (telles que le présentent certains documents de synthèse proposés par Bercy et l’URSSAF).
- Demander à ce même utilisateur « de prendre contact avec l’administration en vue de régulariser sa situation fiscale ».
- Le cas échéant, demander à l’utilisateur de fournir son numéro de TVA intracommunautaire, en vue d’une vérification (toujours par la plateforme).
- Le cas échéant, demander à l’assujetti de « désigner un représentant fiscal en France », en application de l’article 289 A du Code général des impôts.
En complément, les plateformes pourront prendre de leur propre initiative toute mesure jugée « utile », précise le projet d’arrêté.
À charge ensuite aux opérateurs concernés de revenir sous un mois vers la DGFiP, afin de détailler les actions effectivement entreprises : date et nature des actions mises en œuvre, éléments susceptibles de « permettre à l'administration de vérifier que l'assujetti a régularisé sa situation », etc.
Faute de retour de la plateforme ou de régularisation passé ce délai d’un mois, le fisc aura la possibilité de franchir une seconde étape – en mettant formellement en demeure la plateforme de « prendre des mesures supplémentaires ou, à défaut, d’exclure l’assujetti concerné ».
En plus des actions énumérées précédemment, les opérateurs seront invités à prendre « toute mesure permettant de suspendre l'activité de l’assujetti concerné en lien avec des transactions imposables à la taxe sur la valeur ajoutée en France ». À nouveau, Amazon, eBay, Cdiscount... disposeront d’un délai d’un mois pour revenir vers Bercy, en précisant (et démontrant) les mesures déployées.
En l'absence de mise en œuvre des mesures de rétorsion imposées par l’administration fiscale, la TVA deviendra « solidairement due par l’opérateur de plateforme ».
De nouvelles informations à transmettre au fisc
En complément à cette réforme, le gouvernement a notifié un second projet d’arrêté à la Commission européenne, relatif cette fois aux informations que les plateformes doivent communiquer chaque année à l’administration fiscale au sujet de leurs utilisateurs.
L’exécutif souhaite « rendre obligatoire la transmission par les plateformes :
- du montant des transactions imposables à la TVA en France réalisées par leurs utilisateurs,
- de l'adresse URL et du nom de la "boutique" du vendeur tel qu'il apparaît sur le site Internet de la plateforme ».
L'obtention d'un numéro SIREN deviendrait d’autre part impératif pour les vendeurs, « même étrang[ers] sans aucune obligation fiscale en France ». La transmission de cet identifiant par la plateforme serait bien entendu rendue obligatoire, ce qui supposera que les opérateurs le réclament à leurs utilisateurs.
« L'objectif est de permettre à l’administration fiscale française de mieux identifier les enjeux en matière de TVA en France et de disposer d'informations exploitables en termes de contrôle de la TVA éludée », se justifie Paris auprès de la Commission européenne. Comme le veut la procédure, cette notification empêche toute entrée en vigueur du texte notifié durant trois mois, le temps que Bruxelles ou les autres États membres aient pu l’ausculter, voire exprimer des remarques ou critiques.
En clair, les deux arrêtés définitifs ne seront pas publiés au Journal officiel avant début décembre.
Bientôt une liste noire des plateformes « non collaboratives » ?
Le gouvernement pourrait néanmoins être amené à s’exprimer à nouveau sur ce dossier d’ici peu, l’exécutif entendant profiter de l’examen du projet de loi de finances 2020 pour porter d’autres réformes relatives à la TVA (« élargissement du guichet unique à toutes les ventes à distance et les prestations de service intracommunautaires, la vente à distance de biens importés »).
En août dernier, Gérald Darmanin avait également annoncé que la France instaurerait une « liste noire des plateformes non-collaboratives, comme pour les paradis fiscaux, selon quatre critères : payer la taxe Gafa si l'entreprise en est redevable, payer la TVA, répondre à l'administration fiscale en cas de demande et transmettre les revenus des utilisateurs ».
« C'est une bonne nouvelle pour les plateformes françaises qui, elles, respectent les règles », avait commenté le ministre de l’Action et des comptes publics.