IT Development vs Free Mobile : violer une licence de logiciel est-il une contrefaçon ?

Il a frit, il est tout contrit ?
Droit 6 min
IT Development vs Free Mobile : violer une licence de logiciel est-il une contrefaçon ?
Crédits : Cour de justice de l'Union européenne

Dans quelques jours aura lieu à la Cour de justice de l’Union européenne, une audience opposant IT Development, un éditeur de logiciels, et Free Mobile. Le litige s’intéresse au champ des actions en contrefaçon, avec une question épineuse : s’appliquent-elles en cas de violation supposée d’un contrat logiciel ?

Ce 25 août 2010, tout allait pour le mieux. Les deux sociétés passaient accord sur une licence et un contrat de maintenance sur le progiciel ClickOnSite. Un logiciel de gestion de projet centralisé destiné à permettre à Free Mobile « d'organiser et de suivre en temps réel l'évolution du déploiement de l'ensemble de ses antennes de radiotéléphonie par ses équipes et par ses prestataires techniques extérieurs ».

Le 22 mai 2015, le ciel se gâte. L’éditeur fait opérer une saisie-contrefaçon chez un sous-traitant de Free Mobile. Cet acte d'huissier de justice, utile pour constituer une preuve, débouche sur une action en contrefaçon. IT Development reproche en particulier à son cocontractant d’avoir modifié le progiciel en y créant notamment de nouveaux formulaires.

Il s'arme de l’article 6 de sa licence qui interdit au client de décompiler le logiciel, de le modifier, le corriger, l’adapter, etc. La même disposition autorise certes le client à demander à l’éditeur « des informations nécessaires à l’interopérabilité ou la compatibilité du progiciel avec un autre logiciel ». C'est à cette seule finalité, et en l’absence de réponse dans un délai d'un mois, qu’il peut ensuite procéder aux opérations de décompilation. Pas avant. Pas autrement. 

Une procédure jugée d'abord irrecevable

Le 6 janvier 2017, le tribunal de grande instance de Paris déclare toutefois irrecevable cette procédure en contrefaçon, et donc cette action dite « délictuelle ». Selon lui, seule une procédure fondée sur la violation du contrat était envisageable par le biais donc d'une action « contractuelle ».

En clair, il y aurait eu une grosse erreur d'aiguillage de la part d'IT Devlopment.

Qu’à cela ne tienne. L’éditeur fait appel à titre principal sur le terrain de la contrefaçon où il réclame 1,44 million de dommages et intérêts, et à titre subsidiaire, sur celui de la responsabilité contractuelle où il sollicite une réparation de 840 000 euros.

En face, Free Mobile dénonce une procédure abusive. L’opérateur réclame notamment 50 000 euros de dommages et intérêts outre de substantielles compensations pour les frais engagés. Il plaide pour la nullité du procès-verbal de l’huissier. La société soutient encore que le logiciel n’est pas original et conteste la moindre modification non autorisée. Enfin, la clause du contrat de licence serait elle-même contraire au Code de la propriété intellectuelle.

Mais IT Devlopment a surtout soulevé une question préjudicielle épineuse relative justement à l'articulation des procédures. Voilà pourquoi dans son arrêt du 16 octobre 2018, diffusé ci-dessous, la cour d’appel de Paris ne va pas examiner le fond.

Elle va rappeler un principe cardinal du droit, celui du non-cumul des responsabilités délictuelle et contractuelle.

Un principe du XIXe siècle qui implique d’un côté « qu’une personne ne peut voir sa responsabilité contractuelle et sa responsabilité délictuelle engagées par une autre personne pour les mêmes faits ».

Et de l’autre, « que la responsabilité délictuelle est écartée au profit de la responsabilité contractuelle dès lors que, d’une part, les parties sont liées par un contrat valable et que, d’autre part, le dommage subi par l’une des parties résulte de l’inexécution ou de la mauvaise exécution de l’une des obligations du contrat ».

Dans le silence des textes, une question préjudicielle

Cependant, concède-t-elle, aucun texte en France ne dispose expressément que l’action en contrefaçon ne s’applique que lorsque deux parties ne sont pas liées par contrat. Dans le Code de la propriété intellectuelle, une exception formelle existe bien en matière de contrat de licence de marque ou de brevet, mais rien n’est dit pour les autres branches. Que faut-il déduire de ce silence ? 

Pire, le droit européen ne permet pas de lever l'incertitude. La directive « Contrefaçon » du 29 avril 2004 explique généreusement qu’elle s’applique « à toute atteinte aux droits de propriété intellectuelle prévue par la législation communautaire ».

Quant à la directive dite « Programmes d'ordinateur » du 23 avril 2009, elle reconnaît à l’auteur le droit exclusif d’autoriser « toute forme de distribution, y compris la location, au public de l'original ou de copies d'un programme d'ordinateur. »

Une question préjudicielle a donc été transmise par la juridiction française à la Cour de justice de l’Union européenne. On la retrouve sur cette page

Expiration d'une période d'essai, dépassement du nombre d'utilisateurs...

Les interrogations sont simples : « le fait pour un licencié de logiciel de ne pas respecter les termes d’un contrat de licence de logiciel » constitue-t-il une contrefaçon ou bien doit-il obéir au régime de la responsabilité contractuelle de droit commun ? 

Les premières audiences seront organisées la semaine prochaine devant la Cour de Luxembourg. Le sujet pourrait créer de profonds bouleversements en cette matière, tant les hypothèses de violations des termes de la licence sont nombreuses, en témoignent les exemples cités par la cour d’appel de Paris : 

« Expiration d’une période d’essai, dépassement du nombre d’utilisateurs autorisés ou d’une autre unité de mesure, comme les processeurs pouvant être utilisés pour faire exécuter les instructions du logiciel, ou par modification du code source du logiciel lorsque la licence réserve ce droit au titulaire initial »

Mais quel pourrait être l'intérêt pour un justiciable de s'appuyer sur une action en contrefaçon plutôt qu'une action contractuelle ? Il y a déjà la possibilité de réaliser des saisies-contrefaçons, qui offre à un huissier de larges pouvoirs pour glaner des preuves en amont d’une procédure (comme ici, auprès d'un sous-traitant).

Surtout, la loi du 11 mars 2014 renforçant la lutte contre la contrefaçon a fléché très précisément la détermination des dommages et intérêts. Il est fait en effet obligation pour la juridiction de prendre en considération « distinctement »,

  • « Les conséquences économiques négatives de la contrefaçon, dont le manque à gagner et la perte subis par la partie lésée »
  • « Le préjudice moral causé à cette dernière »
  • « Et les bénéfices réalisés par le contrefacteur, y compris les économies d'investissements intellectuels, matériels et promotionnels que celui-ci a retirées de la contrefaçon ».

Mieux, à titre d'alternative, celle qui se prétend victime peut réclamer une somme forfaitaire si le calcul lui est plus intéressant. L’approche est donc beaucoup plus confortable qu’en matière contractuelle.

Que va-t-il se passer maintenant ? La Cour de justice de l’Union européenne rendra son arrêt dans plusieurs mois, après la vague d'audiences et publication de l’avis de l’avocat général. C’est seulement avec cette réponse européenne que la cour d’appel de Paris poursuivra l’examen de ce dossier et statuera sur ce bras de fer. Procéduralement, si seule la responsabilité contractuelle ne pouvait être recherchée, inutile d’aller si loin : toute la procédure s’écrasera, notamment la saisie-contrefaçon.

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