Le cahier de doléances des salariés de Qwant

Qwant tique
Internet 14 min
Le cahier de doléances des salariés de Qwant
Crédits : kieferpix/iStock

En mai dernier, une quarantaine d'employés de Qwant ont lancé un « immense signal d'alerte », au motif qu'elle aurait « besoin d‘envoyer des signes forts et positifs à ses employés ». Ce mémo, que nous nous étions procuré, a été révélé dans le Canard Enchaîné. Nous en avons vérifié les faits, complexes.

« Bonsoir chère direction ». Début juin, les dirigeants de Qwant reçoivent un email, courtois mais faisant état de nombreux problèmes. Il répertorie en effet les « retours individuels » émanant d'une quarantaine de leurs employés (soit le tiers des salariés), travaillant pour la plupart dans son centre de recherche et développement à Nice, qui développe notamment l'index de son moteur de recherche (voir notre précédente enquête), Qwant Junior à Épinal, ou Qwant Music à Ajaccio. 

Il ne s'agit pas d'un audit formel, mené par des professionnels des ressources humaines, mais de la compilation « brute » des problèmes rencontrés par les salariés, recueillis par leurs managers, et transmis à la direction. Ses auteurs précisent, à ce titre : « certains problèmes ont déjà été remontés, sans suite, d’autres ont été pris en compte mais n'ont jamais été réellement traités ».

« Nous pensons qu‘il faut prendre cette liste comme un immense signal d'alerte que l'entreprise a besoin de rassembler et d‘envoyer des signes forts et positifs à ses employés », soulignent les auteurs de ce qui s'apparente à un cahier de doléances. Les « maître-mots de ces retours » sont « manques de confiance », de « reconnaissance », de « communication » et de « fierté », mais également « précipitation et éparpillement au détriment de la qualité ».

« Pour préparer notre séminaire d’entreprise que nous avons organisé le 4 juillet dernier, et pour faire un bilan d’étapes avec toutes les équipes des 5 sites français de Qwant, nous avons demandé à chaque employé de faire remonter anonymement leurs observations, leurs craintes et leurs souhaits », nous explique Guillaume Champeau, le directeur éthique et des affaires juridiques de Qwant. Ce que confirme Sampson Savinel, délégué du personnel de Qwant, que Guillaume Champeau nous avait invité à contacter.

« Le tout sans aucun filtre, sans tabous et surtout de manière très directe voire cash. C'était notre demande », précise Champeau. « Nous avons jugé cette démarche nécessaire suite aux campagnes de déstabilisation et de dénigrement continue qui en ont perturbé certains et dont nous devinions qu'elles ont pu instiller des doutes, en particulier chez des employés nouvellement arrivés ou éloignés des services techniques. »

Il n'en déplore pas moins la « fuite » : « Nous regrettons que ce document préparatif interne, au contenu brut, ait pu fuiter. Mais c'est bien pour répondre à l'ensemble de ces points et à beaucoup d'autres, positifs et négatifs, que nous avons réuni nos équipes. »

Le fait est que, dans le lot de doléances, il en est qui surprennent. Quatorze d'entre eux déplorent ainsi « l'absence d'index », celui-là même que nous avions pourtant contribué à déboguer la semaine passée...: « Qwant Med, Qwant Art, Qwant Pay, Qwant Sports... c'est bien beau, mais n‘oublions pas que nous sommes avant tout un moteur de recherche. Actuellement, la partie search est loin d'être à la hauteur et ne semble pas être la priorité première. (ex: l‘absence d'index et le manque d'effort mis sur Qwant.com est simplement inacceptable) ».

« L'existence de l'index et de son fort développement n'est pas contestable et les éclaircissements apportés lundi soir ont pu le confirmer », nous répond Guillaume Champeau. « Ce sont des remontées individuelles anonymes qui ont été compilées sans tri et envoyées telles quelles par la direction du site de Nice à la direction générale pour "prendre le pouls". Cette phrase là peut très bien émaner de quelqu'un qui travaille sur le design de Qwant Music à Ajaccio, le développement de Qwant Junior à Epinal, ou un service spécifique intégré à Qwant.com à Nice ».

« Les choses sont compartimentées », précise-t-il. « Qwant c'est autour de 150 personnes, avec des départs, des arrivées... et des gens répartis sur plusieurs sites différents, qui lisent comme nous les réseaux sociaux où certains individus obsessionnels publient, sans exagérer, plusieurs dizaines de tweets chaque jour pour dénigrer Qwant. Ca finit par semer des doutes qu'il a fallu lever lors de notre séminaire. ».

« On a un index, mais pas mal de salariés se fient à la presse », précise de son côté Sampson Savinel : « Tout le monde n'a pas toutes les infos sur qui fait quoi, et donc il y avait des gens qui n'étaient pas au courant, et qui pensaient qu'on dépendait de Bing, c'est dommage... »

« La réponse "on est une startup" n'est pas une excuse valable. »

« Il faudrait qu‘on puisse aussi prendre le temps de rembourser notre dette technique, en migrant nos systèmes, db et softwares dans des versions à jour », se plaint un développeur. « La partie front-end est sans cesse et sans arrêt sous-estimée. Seul le rendu final compte pour la direction, la dette technique est complètement ignorée, freine la maintenance et épuise psychologiquement les devs, qui à la longue, vont inévitablement produire de la qualité très pauvre et des apps qui remontent sans arrêt des bugs. Mais ça, lorsqu’on en parle avec les supérieurs ils ont tous l’air de comprendre mais dans la réalité, on finit toujours par nous demander de mettre en production un produit bancal ».

Une douzaine d'autres déplorent l'absence de « planification » et de « coordination » des projets : « Prios changeant en permanence, un sentiment de toujours faire tout dans la précipitation. On nous demande sans arrêt de passer d'une urgence à une autre, parfois même pour repasser à une urgence précédente, on ne respecte pas les spécifications techniques/fonctionnelles ou alors on les change tout le temps, au détriment de la qualité. » 

De plus, de « nombreux projets sont pensés pour l‘effet d‘annonce mais non industrialisables, non pensés pour l'utilisateur et aucun ROI » (retour sur investissement) :

« Demandes de dernière minute "urgentes" pour des dates prévisibles (Noël, 1er avril, landing GoT [Game of Thrones, NDLR], match des légendes, élections européennes) qui sont parfois avortées en fin de dev. Management beaucoup trop centré sur le court terme, et avec une mauvaise compréhension des problèmes techniques (incrément du compteur de Qoz, deadlines réalisables). Stratégie à long terme non connue, on travaille toujours dans l'urgence, sans investir réellement dans les produits existants. Il faut tenir compte de la maintenance. Trop de projets sont faits dans l'urgence. La réponse "on est une startup" n'est pas une excuse valable. » 

« Comment une entreprise comme Qwant peut ne pas avoir de CTO ? » (Chief Technology Officer, ou directeur de la technologie), s'étonnent huit d'entre eux. À quoi Guillaume Champeau nous répond : « C'est une fausse information. Il y a une réorganisation autour de trois directeurs techniques qui travaillent ensemble sous la coordination de la direction générale. Sylvain Peyronnet, en qualité de Chief Strategy Officer Sciences, AI & Tech dirige l'ensemble des travaux scientifiques et de R&D. Olivier Hébert (ex Fairphone), notre VP Hardware, IOT & Mobile, dirige tout ce que son titre désigne et sur lesquels je ne peux pas entrer dans les détails. Et Jean-Charles Chemin est CTO à plus large scope, en charge notamment de l'évaluation et la construction des partenariats technologiques ».

« Il est de plus en plus difficile d'être fier du produit Qwant »

Le management du personnel est lui aussi sujet à caution : « redonner du trust aux POS [Product Owners, NDLR] permettrait de limiter ce genre de problème et de remettre l'utilisateur au centre de nos préoccupations. Il est de plus en plus difficile d'être fier du produit Qwant quand on sait comment cela fonctionne réellement et quand on voit la direction que nous prenons. Se disperser sur le lancement de plusieurs verticaux est peut être nécessaire pour obtenir des subventions, mais ne pourra pas durer indéfiniment. »

« Les gens compétents et impliqués ne sont pas valorisés (reconnaissance pécuniaire ET humaine) » déplorent 18 d'entre eux : « pas de hausse de salaire depuis 2 ans, aucune valorisation du travail effectué, pas de perspective d‘évolution/plan de carrière. Aucun remplacement du personnel partant, dans certains cas très compétent. Manque de personnel sur de nombreux projets & équipes. »

Depuis, les choses auraient changé, et « pas mal de demandes ont été acquises », explique Sampson Savinel, délégué du personnel, « notamment les RTT, les tickets restaurants, et des augmentations pour tout le monde ».

Quatre regrettent le « manque de trust des équipes » : « les décisions sont prises par Eric [Léandri, le président et cofondateur de Qwant], même le CODIR [comité de direction, NDLR] semble ne pas avoir la main ou capable de gérer correctement les priorités ». De plus, « Éric hurle trop quand ça ne va pas, mais ne fait pas de retours quand ça va, est-ce que ça va à un moment ? Stresser les équipes ne les rend pas plus productives, au contraire ».

« Éric a un sacré caractère, et il peut se montrer impressionnant », rétorque Sampson Savinel. « Parfois, on a l'impression qu'il hurle en réunion, alors qu'en fait il a la voix qui porte, mais de là à dire qu'il gueule : non ».

Un autre se plaint du fait qu' « il faut se rendre compte des rushs, certaines deadlines semblent arbitraires ou fixées juste parce qu'Éric veut que ça sorte tout de suite parce qu’on aurait pris trop de retard et derrière personne n’ose le confronter. En tant que dev, c’est hyper décevant et démotivant ».

« 3 RH en 2 ans ? Doit on s'inquiéter ? », s'interrogent plusieurs d'entre-eux, pointant du doigt un « turn over » important, allant jusqu'à toucher les responsables des ressources humaines, ou encore son patron de la R&D, David Scravaglieri, parti début août alors qu'il avait été promu en mai. D'après nos informations, Qwant dénombrait 160 salariés mi-2018, contre 130 cet été.

De façon plus anecdotique, mais néanmoins problématique, d'autres déplorent également une « mauvaise gestion du budget interne (pas de livraison d'eau, café, papier toilettes pour non paiement) », ainsi que des « licences (logicielles) non payées, du matériel insuffisant et obsolète ».

« On apprend tout dans la presse et on y ment sur les chiffres » 

Un autre salarié évoque des « exagérations sur nos index, nos crawls, personnellement, je trouve ça frustrant. Et j'ai parfois un peu honte. Je comprends le besoin de communication, mais je n'ai pas l'impression qu'on avance réellement sur ce sujet ».

« Découvrir les annonces sur Twitter sans annonce préalable en interne est mal vécu par les équipes », regrettent une quinzaine d'employés. Une dizaine dénoncent à ce titre un « manque de communication sur les annonces projets, de transparence (et de) de communication interne » et, pire : « On apprend tout dans la presse et on y ment sur les chiffres (nombres d‘employés, croissance, dates de sorties annoncées pour maps, mail, masq, etc) ».

« La citation se suffit à elle-même pour voir la contradiction », nous répond Guillaume Champeau. « Si on "apprend tout dans la presse" c'est qu'on n'a pas d'info, or si on a pas d'info on peut pas dire qu'on ment. C'est l'un ou l'autre mais pas les deux. Or oui, des annonces n'ont pas toujours fait l'objet d'une communication préalable auprès de tous les employés, ce qui fait que certains les ont vues dans la presse avant la communication interne. C'est vrai aussi que nous avons parfois été trop optimistes sur les dates de sorties de certains produits, mais sur les trois cités, deux sont sortis (Maps, Masq) comme prévu ».

Qwant Maps, initialement prévu pour l'été 2016, puis à l'automne, n'est sorti de fait en version alpha qu'en décembre 2018, puis en juin 2019 pour sa version bêta. Qwant Masq, son service de stockage des données personnelles gratuit et sous licence libre, devait être lancé en juin 2018, mais ne l'a finalement été qu'en mai 2019.

Qwant Mail, annoncé en 2016, aurait dû être lancé en septembre 2018, mais ne l'est toujours pas. Une erreur, avait concédé Éric Léandri, qui nous assurait que la solution – en cours de développement – devrait être dévoilée d'ici la fin de l'année, après quelques ratés dans sa conception. Qwant Pay, son service de paiement en ligne, annoncé en avril 2018, devait lui aussi être lancé en septembre 2018, mais ne l'a toujours pas été, même si nous avons pu en voir la préversion en juin dernier.  

De son côté, Sampson Savinel précise que lors du « team building », cette accusation de « mentir sur les chiffres » a fait l'objet d'une « grosse explication ». Elle tenait en partie au fait que, pour ce qui est des parts de marché de Qwant, les chiffres varient selon les sources. Un article des Échos avait ainsi avancé, en septembre 2018, que Qwant détenait « 8% du marché français du search, contre 87% pour le géant de Mountain View, selon Médiamétrie », chiffre repris dans la foulée par Éric Léandri sur BFM Business.

Similarweb, contacté par CheckNews en octobre, évaluait la part de marché de Qwant à 1,72% (pour juin, juillet et août). StatCounter, un outil de suivi d’audience utilisé par plus de « 2 millions de sites dans le monde », indiquait de son côté une part de marché de 0,55 % en France pour Qwant (contre 5,5 pour Bing et 91 pour Google) en juin 2018. Qwant reconnaissait alors un « flou artistique » dans la mesure des parts de marché.

« Trop de conflits et jeux de pouvoir internes #GameOfThrones »

« Trop de conflits et jeux de pouvoir internes #GameOfThrones », dénoncent dix d'entre eux, évoquant une « infantilisation constante et (une) défiance généralisée ».

Onze estiment par ailleurs que « Bourelly [le « spin doctor » de Léandri, virulent face aux critiques de Qwant, cf le premier volet de notre enquête, NDLR] véhicule une trop mauvaise image pour qu'on le laisse représenter Qwant et ses employés ». D'autant, précise le délégué du personnel, qu'il n'est pas salarié de Qwant, mais ami de Léandri.

« L'utilisateur final n'est plus au centre de notre préoccupation, ça se ressent dans la façon de concevoir les produits ainsi que les efforts de maintenance/évolution accordés aux produits actuels », regrettent une quinzaine d'employés.

« Qwant.com commence à ressembler à un sapin de Noël à cause des pubs dans tous les sens, trop orienté commercial, moins de place pour l’expérience utilisateur », déplorent les mêmes : « Les commerciaux ne sont pas des PMs [Project managers, ou chefs de projet, NDLR] c'est un autre métier. N'oublions pas que nous faisons un produit pour nos utilisateurs, pas pour nos partenaires. (Ads news par exemple) (l'argent prime trop sur la qualité du produit) ».

« Les produits franchissent la ligne d’arrivée mais l’équipe arrive toute fracassée »

Pour autant, plusieurs signalent qu'ils aimeraient – et pourraient – améliorer la qualité de leurs produits, mais qu'ils en sont empêchés, comme l'explique ce développeur : « Parce que ce qui compte à la fin, c'est la vision que nous portons sur notre travail. Si un dev pense qu'il a produit quelque chose de basse qualité et qu'il n'en est pas fier, parce qu'on l'a fait rusher ou parce que le produit a été mal balisé et/ou le design mal conçu, je vous assure que ce qu’il redoutera le plus c’est de mettre en prod. Sachez-le ».

« Pour vous donner une idée j‘ai vécu 3 gros lancements de produits, pas une seule fois j’ai ressenti de la fierté », déplore-t-il. « Alors dites que je suis perfectionniste, peut-être un peu. Dites plutôt que NOUS sommes perfectionnistes parce que je ne suis pas le seul, et oui sachez-le aussi. Voyez le développement d'un produit comme un marathon. Vous, vous voulez à tout prix amener le produit à la ligne d'arrivée. 5 ans qu'il n’y a pas seulement le produit qui doit la franchir cette ligne, il y a aussi l’équipe. Et actuellement, les produits franchissent la ligne d’arrivée mais l’équipe arrive toute fracassée ».

Joint par Le Canard, Éric Léandri explique : « On a regardé les doléances des salariés, on y a répondu dans les 72 heures ! Déjà, il y a eu des augmentations, et les conditions de travail sont redevenues normales ». Et d'ajouter : « Le nombre des utilisateurs de Qwant augmente tous les jours, et, même si parfois on a sorti des produits un peu vite, on les a sortis dans les temps et on les a améliorés par la suite. Chez Qwant, tout va bien. »

Guillaume Champeau ne dit pas mieux : « Chacun a pu s’exprimer très très librement et constater les progrès techniques réalisés et aussi parce que c’est important de rencontrer les autres équipes géographiquement éloignées, ce qui est le lot de beaucoup de startups. Tous les doutes que les uns ou les autres pouvaient avoir ont été levés. Nous poursuivons tous ensemble et plus déterminés que jamais le développement de notre moteur, en ayant fait table rase des frustrations en tous genres qui devaient s'exprimer. »

« Chez Qwant, certains en ont avalé leurs claviers ! », conclut l'article du Canard Enchaîné, après avoir ironisé sur le fait que, chez le « moteur de recherche qui respecte la vie privée », « le personnel se plaint d'un manque de respect ». Ce que le séminaire de « team building », qualifié de « séquence de câlinothérapie » par Le Canard Enchaîné, « entre le spa et la piscine du Golden Tulip Villa Massalia, un sympathique hôtel de Marseille », 4 étoiles,  aurait donc contribué à déboguer.

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