Les premiers amendements autour de la proposition de loi sur les droits voisins ont été déposés à l’Assemblée nationale. Le texte d’origine socialiste, déjà adopté à l'unanimité au Sénat, doit être adapté pour tenir compte du vote, intervenu entre-temps, de la directive sur le droit d’auteur. Tour d’horizon.
Pour mémoire, l’article 15 du dispositif européen prévoit d’instaurer en Europe un droit à compensation (ou rémunération) au profit des éditeurs et agences de presse du fait de l’usage numérique de leurs contenus sur les sites Internet. Sont concernés les moteurs, réseaux sociaux, blogs, sites spécialisés, peu importe.
La France, qui avait anticipé cette adoption, sera l’un des premiers pays à instaurer un tel mécanisme. Déposée en septembre 2018 par David Assouline, une proposition de loi votée en janvier au Sénat n’attend plus que son adoption par les députés. Et surtout sa mise en conformité avec le texte d'avril 2019. Elle deviendra alors une véritable loi de transposition.
Rappelons que pour gagner un maximum de temps, le ministère de la Culture avait parallèlement lancé une mission au Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique afin d’« enrichir les propositions d’amendements ».
Le droit à rémunération, les courts extraits et les liens hypertextes
Le droit à rémunération prendra la forme d’un droit à compensation et donc rémunération des propriétaires de journaux pour le référencement ou l’usage d’extraits par les services en ligne dépassant une limite qui reste à définir dans chaque pays.
Dans la cinquantaine d'amendements déjà enregistrés en commission des affaires culturelles à l’Assemblée, nulle rustine gouvernementale pour l’instant.
Remarquons toutefois que le rapporteur Patrick Mignola (MoDeM) exclut du périmètre d’indemnisation les liens hypertextes, afin de tenir compte des limites inscrites dans la directive. Les mots isolés ou courts extraits connaissent la même exclusion.
Toutefois, le même rapporteur, dont les amendements ont un certain poids politique, veut limiter le champ de ces exceptions. Ces exclusions ne pourront « affecter l’efficacité des droits » des éditeurs et agences, précise-t-il. Selon le député, en effet, « le court extrait libre du droit voisin ne [devra] pas se substituer à la lecture de l’article ». Du coup, « l’efficacité de ces droits [sera] affectée quand le court extrait, par le nombre de mots qu’il comporte ou par son contenu, est susceptible de satisfaire le besoin d’information du public ».
Conclusion : lorsqu’un site utilisera massivement des courts extraits, cela affectera l’exercice des droits et justifiera donc paiement. Cette modulation permettra de frapper des sites comme Google News, ceux pratiquent à tour de bras l’usage de ces brefs extraits.
Dans l’amendement AC9, la députée Frédérique Dumas rappelle que pour les contenus ouvrant droit à rémunération, l’ « autorisation de l’éditeur de presse ou de l’agence de presse [sera] requise avant toute reproduction, toute communication au public ou tout autre moyen de mise à disposition du public » sur un site Internet.
Elle exclut elle aussi l’exigence d’une telle autorisation avant de poster un lien hypertexte, mais uniquement lorsque ce lien « n’est pas effectué dans un but lucratif ». À contrario, l’autorisation sera donc requise.
Limitation de l’exception pour les revues de presse
Dans l’amendement AC27, Constance Le Grip entend limiter le champ des exceptions au droit voisin des éditeurs et agences. En principe, les revues de presse n’ouvrent pas droit à rémunération.
Mais la députée estime qu’elles « constitue[nt] un risque potentiel de contournement ou de contestation du dispositif ». Par exemple, « les revues de presse en ligne pourraient être un vecteur de publicité pour les plateformes en contradiction avec le droit voisin ».
Là encore, est donc ajoutée une exception à l’exception : c’est seulement si elles ne nuisent pas « à l’efficacité du droit » que les revues de presse pourraient échapper au paiement de l’indemnisation. Dans le cas contraire, le paiement sera de rigueur. Aux tribunaux en définitive de s’occuper de résoudre l’équation.
Une durée de protection de 2… à 50 ans
Dans la directive, la durée de protection des éditeurs est de deux ans, contre cinq dans la proposition de loi en sortie du Sénat. Le texte français doit donc être corrigé comme le proposent plusieurs élus LREM notamment.
Un article publié le 1 janvier de l’année X ouvrira donc droit à rémunération jusqu’à X+2 ans. Dans l’amendement AC28, Constance le Grip « propose que la durée de protection du droit soit renouvelée à chaque modification substantielle des articles ». Une mise à jour importante quelques heures avant le terme devrait donc permettre de relancer ce droit à indemnisation pour deux années supplémentaires.
Aurore Bergé (LREM) est beaucoup plus généreuse avec les agences de presse : avec son amendement AC18, la durée de leurs droits patrimoniaux est fixée… à 50 ans pour les contenus audiovisuels ou les photos, 2 ans pour les autres contenus.
La définition d’une agence ou d’un éditeur de presse
Plusieurs amendements tentent de définir ce qu’est une « publication de presse » (« tout ou partie d’un contenu publié à l’initiative d’un éditeur de presse ou d’une agence de presse » propose le AC10 ou le AC14).
D’autres s’attaquent à la définition de l’éditeur de presse ou de l’agence (voir cet amendement du PS, « proposé par la Fédération française des agences de presse », tout simplement). Ces définitions sont importantes puisqu’elles dessinent les rangs des créanciers du droit à rémunération.
Un accord ou une commission administrative
Comment sera déterminée la rémunération ou l’indemnisation payée par les sites Internet tiers (réseaux sociaux, blogs, moteurs, etc.) sur lesquels se retrouvent des contenus d’éditeurs ou d’agence ?
L’amendement AC8 compte définir l’assiette par la prise en compte de plusieurs critères comme « les investissements humains, matériels et financiers » ou même « leur contribution au débat public et au fonctionnement de la démocratie ».
Le groupe En Marche entend tenir compte d’autres facteurs, comme les recettes directes ou indirectes, tels la vente de données de connexion ou les revenus publicitaires.
Les montants seraient fixés selon des accords entre les protagonistes, accords où le ministère de la Culture pourrait imposer des stipulations obligatoires. Pour assurer la transparence, les plateformes devraient transmettre « des données d’usages des contenus de presse et d’exploitation afin d’évaluer objectivement l’assiette et le montant de la rémunération et d’assurer ainsi un partage de la valeur équitable ».
À défaut d’accord dans les six mois, interviendrait une commission administrative, à l’image de la Commission Copie Privée. Selon quelles modalités ? « Les organisations appelées à désigner les membres de la commission, le nombre de personnes que chacune est appelée à désigner, ainsi que les modalités de délibération et de vote [seraient] déterminés par arrêté du ministre chargé de la culture », prévient l’amendement AC8 signé Frédérique Dumas.
L’intervention d’une commission administrative est également programmée par d’autres amendements comme l'AC22 et l'AC29.
Arrivée des sociétés de gestion collective
Bien entendu, des sociétés de gestion collective pourront représenter le secteur. On lira en ce sens l’amendement AC15 d’Aurore Bergé qui prévoit une société de gestion presque obligatoire : « la gestion collective est mise en place dès lors que les auteurs y ont consenti positivement ou ne s’y sont pas opposés après en avoir été informés de manière individuelle et préalable ».
Aurore Bergé entend donc offrir un pont d’or à ces sociétés de perception et de répartition des droits. La mise en gestion collective sera automatique dès lors que celles-ci auront informé les auteurs ou ayants droit et que ceux-ci ne s’y sont pas opposés.
Pour assurer encore une transparence, les sites seraient tenus de fournir aux éditeurs et agences « tous les éléments d’information relatifs aux utilisations des publications de presse par leurs usagers et tous les autres éléments d’information nécessaires à une évaluation transparente de la rémunération », plaide Patrick Mignola, le rapporteur à l’AN.
Le groupe LFI ne veut pas de miettes pour les journalistes
La France Insoumise s’est aussi invitée dans le débat. La directive veut que les journalistes touchent une « part appropriée » des rémunérations perçues par les éditeurs et agences. « Un des enjeux majeurs de la mise en place des droits voisins est le « ruissellement » de la richesse ainsi créée à l’avantage des sociétés éditrices de presse en ligne vers les autrices et auteurs. Souvent précaires, les journalistes et les pigistes doivent en effet être les premières et premiers bénéficiaires de ces mesures » estime le groupe de Jean-Luc Mélenchon.
La PPL française prévoit que les sommes perçues par les journalistes ne sont pas un complément de salaire. Ce régime mécontente LFI. « Ne pas intégrer ces rémunérations dans le salaire, revient à faire en sorte que les indemnités chômage et le calcul de la retraite ne les prendront pas en compte. Tout travail mérite un salaire décent, et à tout salaire sont attachés des droits sociaux qu’il n’est pas question, par cette proposition de loi, de supprimer. »
Dans cet autre amendement, ils veulent que la rémunération des journalistes ne puisse être inférieure à 50 % de la rémunération des éditeurs et agences de presse. On ne sait encore si l’AFP et les autres agences de presse militeront pour un tel régime…
La députée Constance Le Grip se satisferait d’une part « équitable et appropriée », fixée par accord d'entreprise ou accord collectif. À défaut, dans les deux ans, par décret du ministère de la Culture.
Le rapporteur entend lui aussi intégrer ce critère de la part « équitable et appropriée », mais la confiance n’excluant pas le contrôle, il veut que les journalistes professionnels (ou assimilés et autres auteurs) « reçoivent au moins une fois par an, (…) des informations actualisées, pertinentes et complètes sur la rémunération perçue par les éditeurs de presse et les agences de presse (…) ainsi que sur la part appropriée et équitable de cette rémunération qui leur est due (…) et sur les modalités de calcul de cette part de rémunération ».
De la neutralité...
La création d’un droit voisin inquiète en tout cas la France Insoumise. Le risque ? Que les plateformes signent des accords avec les sociétés éditrices de presse, ce qui « leur confèrera des possibilités de choisir les contenus qu’elles souhaitent, ou non, mettre en avant, publier, défendre ».
Dans leur amendement, des députés du groupe veulent que les sites « s’engagent à respecter le principe de neutralité », en préservant « la pluralité d’opinions et la diversité culturelle », en s’assurant « de l’absence de discrimination entre les formes d’expression et de contenus partagés », en garantissant « l’absence de discrimination des conditions économiques d’accès aux plateformes » et enfin en permettant des conditions d’interopérabilité.
... Du filtrage
Sur sa lancée, Constance Le Grip entend profiter de la fenêtre de la proposition de loi pour injecter en France, l’article 17 de la directive (ex-article 13). La fameuse disposition qui industrialise le filtrage sur l’ensemble des sites concernés par les seuils européens (notre schéma).
Dans son amendement AC33, elle veut contraindre les hébergeurs concernés (les fournisseurs de services de partage de contenus en ligne) à « obtenir une autorisation des titulaires des droits d’auteur, lors d’actes de communication ou d’actes de mise à disposition du public des œuvres ou d’autres objets protégés ».
Par cette simple phrase, elle permet aux ayants droit d’engager beaucoup plus facilement la responsabilité de ces intermédiaires dès le premier octet illicite hébergé dans leurs infrastructures, et mis à disposition du public. Seule solution, commandée par la directive ? Mettre en place des solutions techniques pour prévenir l’apparition de contenus illégaux, et ne laisser en place que des contenus licites, ceux ouvrant droit à rémunération.
Et enfin, de la copie privée
L’amendement AC17 d’Aurore Bergé veut « sécuriser » la reconnaissance d’un droit voisin pour copie privée au profit des éditeurs et agences de presse.
Ceux-ci seraient ainsi assurés de percevoir cette compensation prélevée sur les supports d’enregistrements (disques durs externes, tablettes, smartphones, clés USB, cartes mémoires, box, et bientôt les ordinateurs fixes et autres disques durs nus).
Le groupe PS défend aussi cette idée, dans leur amendement proposé là encore « par la Fédération française des agences de presse ». Énième réplique du dicton « on n’est jamais mieux servi que par soi-même ».
Le texte passera en plénière le 9 mai, toute la journée.