Édouard Philippe a annoncé hier qu’un texte de loi « sera présenté avant l’été » pour lutter contre les contenus haineux en ligne. L’idée ? « Responsabiliser ceux qui n’ont pas le droit de dire qu’ils sont responsables de rien de ce qui est publié ». Une excellente occasion de relire le droit en vigueur.
La future loi viendra mettre en musique législative le rapport Avia sur le même sujet. Un document qui a imaginé une série d’obligations comme la mise en quarantaine des contenus qui, sans l’être « manifestement », sont d’apparence « illicites ».
Mieux, les hébergeurs ne disposeraient que de 24 heures pour retirer les contenus racistes ou antisémites, dès la connaissance des contenus litigieux. Un délai aujourd’hui laissé à leur libre appréciation, la loi exigeant une prompte réaction.
Pour les autorités, l’intérêt d’insérer une telle contrainte serait que plus aucune tergiversation ne sera admise sur le critère temporel. Dès lors que le contenu devrait être retiré, au-delà de 24 heures, l’intermédiaire technique sera éligible à la sanction. De manière automatisée.
Réagissant aux récents actes antisémites « contre la mémoire d’Ilan Halimi », « contre la mémoire de Simone Veil », ou encore ceux vus « sur des enseignes directement inspirées de l’idéologie, de la phraséologie et de la symbolique qui ont prévalu dans les années trente et quarante », le même premier ministre a donné d’autres indications hier, à l’Assemblée nationale.
« Nous devons également prendre en considération les nouvelles façons d’exprimer ce qui n’est jamais une opinion, mais constitue toujours un délit. Madame la députée Avia a travaillé, avec d’autres, à un rapport qui nous ouvre des possibilités en matière de réseaux sociaux : nous ne devons jamais être arrêtés par leur prétendu anonymat » a exhorté le numéro un du gouvernement.
Des propos effacés en 24 heures, chrono
Dans l’optique française, ces services en ligne seront « appelés à prendre plus de responsabilités : s’ils ne le font pas, alors, ce sera à la loi de les mettre face à leurs responsabilités ».
Le locataire de Matignon l’assure : ce futur véhicule législatif ne sera pas liberticide. « Nous ne voulons pas réprimer la liberté d’opinion, nous ne voulons pas réprimer la liberté d’aller et venir ou la liberté de croire ou de ne pas croire. Nous voulons dire aux Français que, dans notre démocratie et dans notre République, ces actes sont inacceptables ».
À l’Assemblée nationale toujours, Christophe Castaner a repris ce flambeau : « en tant que ministre de l’intérieur, il m’appartient que nous luttions systématiquement, méthodiquement et avec la plus grande énergie contre les violences à caractère raciste ou antisémite, à commencer par les propos haineux exprimés sur internet ».
Il souhaite que là « où la parole s’est tellement libérée », les autorités agissent « désormais (…) de façon automatique, en simplifiant les procédures de signalement ». Inspiré lui aussi par le rapport Avia, il considère nécessaire « que, au maximum vingt-quatre heures après un signalement, tout propos injurieux antisémite soit effacé ».
Par ailleurs, des sanctions financières plus dissuasives viseront les opérateurs « qui ne feraient pas le nécessaire ».
Bas les masques !
La montée en puissance de ce sujet a été alimentée également par la parole présidentielle. Fin janvier, Emmanuel Macron s’était déjà pris à « l’anonymat » sur Internet, plaidant pour une fin progressive de ce masque.
Par « hygiène démocratique du statut de l’information », le chef de l’État estime « qu’on doit aller vers une levée progressive de toute forme d'anonymat et (…) vers des processus où on sait distinguer le vrai du faux et où on doit savoir d’où les gens parlent et pourquoi ils disent les choses ». Selon lui, cette levée, « participe de cette transparence » car « aujourd’hui, on a beaucoup d’informations, tout le temps, mais on ne sait pas d’où elle vient. »
En novembre dernier, à l’occasion de son discours pour l’« appel de Paris pour la confiance et la sécurité dans le cyberespace », il avait encore estimé que « nos gouvernements, nos populations ne vont pas pouvoir tolérer encore longtemps les torrents de haine que déversent en ligne des auteurs protégés par un anonymat devenu problématique ».
Voilà deux semaines, trois députés LREM ont même suggéré que les réseaux sociaux, dont Twitter, se voient contraints de recueillir la pièce d’identité de tous les nouveaux inscrits, afin de faciliter cette mise au clair de leur identité afin que chacun assume ses propos.
Anonymat sur Internet, vraiment ?
Cette régulation à venir part du principe qu’il existe un problème d’anonymat sur Internet. Laetitia Avia, réagissant au scandale de la Ligue du Lol, a par exemple assuré que « l’anonymat sur les réseaux sociaux encourage un sentiment d’impunité pour ceux qui s’autorisent à harceler, humilier et insulter ». Mais la future loi contre la haine sur internet « permettra de mieux lever cet anonymat lorsque ces délits sont commis ».
Un problème d’anonymat sur Internet ? Le gouvernement serait peut-être bien inspiré de ne pas oublier les textes qu’il est censé faire respecter, puisque plutôt qu’anonymat, le régime actuel consacre au contraire le pseudonymat.
En témoigne L’article L34-1 du Code des postes et des communications électroniques, qui prévoit certes un principe d’effacement ou d’anonymisation immédiat des données de connexion, mais diffère d’une année ce coup de gomme en particulier pour la recherche et la lutte contre les infractions pénales.
La loi sur la confiance dans l’économie numérique prévoit un régime similaire à l’égard des intermédiaires techniques. Ceux-ci doivent détenir et conserver durant un an « les données de nature à permettre l'identification de quiconque a contribué à la création du contenu ou de l'un des contenus des services dont elles sont prestataires ». Tous les acteurs y sont soumis.
Un décret de 2011 a détaillé ces données. Ainsi, un hébergeur, dont les réseaux sociaux, doit conserver pour chaque création de contenu, trois fois rien :
- L'identifiant de la connexion à l'origine de la communication ;
- L'identifiant attribué par le système d'information au contenu, objet de l'opération ;
- Les types de protocoles utilisés pour la connexion au service et pour le transfert des contenus ;
- La nature de l'opération ;
- Les date et heure de l'opération ;
- L'identifiant utilisé par l'auteur de l'opération lorsque celui-ci l'a fourni ;
En plus de plusieurs données renseignées lors de la création du compte :
- L'identifiant de cette connexion ;
- Les nom et prénom ou la raison sociale ;
- Les adresses postales associées ;
- Les pseudonymes utilisés ;
- Les adresses de courrier électronique ou de compte associées ;
- Les numéros de téléphone ;
- Les données permettant de vérifier le mot de passe ou de le modifier, dans leur dernière version mise à jour ;
Ce stock d’informations n’est pas laissé dans l’ombre. Il peut être sollicité non seulement dès lors qu’une action en diffamation est engagée à l’encontre d’un abonné d’un réseau social, mais dès que les services du renseignement expriment leur besoin d’aiguiser leurs connaissances (voir notre panorama des données de connexion exploitables par ces services )
Bref, dire qu’il faut lever l’anonymat sur Internet est une grosse bêtise, une méconnaissance des textes voire une réécriture en temps réel à des fins politiques. Plusieurs couches législatives ont également accentué l'échelle des peines à l'encontre des auteurs de ces propos.
Au Journal officiel du 5 août, par exemple, les provocations, diffamations et injures non publiques présentant un caractère raciste ou discriminatoire ont vu leurs sanctions s'alourdir. Plusieurs autres infractions sont prévues par la loi de 1881 sur la liberté de la presse, notamment modifiée par la loi du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et la citoyenneté.
La question des moyens, un problème trop souvent évacué
L’avocat Alexandre Archambault a eu une autre grille de lecture de ce sujet. Sur son compte Twitter, il implore que cesse ce « concours Lépine de la loi d’émotion indexée sur les trending topics (les sujets populaires sur Twitter, NDLR) des réseaux sociaux pour s’attaquer enfin aux vraies causes de ce sentiment d’impunité, réel : le manque de moyens de la Justice ? ».
Et celui-ci de s’interroger :
- « Trouvez-vous normal en 2019 qu'il faille 45 jours, faute d’organisation appropriée faute de moyens, pour obtenir devant le premier tribunal de France une décision en procédure d’urgence pour le blocage d’un site ordurier ? »,
- « Trouvez-vous normal en 2019 que le nombre de magistrats soit peu ou prou le même qu’en 1850 ? Trouvez-vous normal que la part de la Justice (en intégrant la pénitentiaire) ne représente que 0,4% (oui, zéro virgule 4 pour cents) de la dépense publique ? »,
- « Trouvez-vous normal que, quelle que soit la majorité en place, on empile depuis 15 ans les missions d’informations et autres lois de circonstances au niveau pénal en général, et sur le numérique en particulier, sans se poser la question de l’évaluation des dispositifs existants ? ».
Des propos partagés peu ou prou par Emmanuel Netter qui, dans un billet dans les Échos indique que « le sentiment d'impunité en ligne est réel, mais il ne tient pas à l'anonymat, que les pouvoirs publics peuvent lever quand ils le souhaitent ».
Selon ce maître de conférences en droit privé, ce sentiment « tient à l'absence de politique pénale claire, à l'absence de formation et de moyens au sein des services de police et de justice. Il tient à l'absence de poursuites que rien n'empêche, ni techniquement ni juridiquement. »