La directive droit d'auteur est actuellement débattue entre Parlement européen, Commission européenne et Conseil. Le texte repassera au vote en plénière dès le printemps prochain. La Quadrature du Net a publié ces dernières semaines une série de billets pour exposer ses propositions. Des positions pour le moins criticables.
Contrairement aux éditeurs, ceux-ci n’étaient responsables des contenus chargés par les Internautes que si, alertés de la présence d’un contenu manifestement illicite, ils ne le retiraient pas. Ce statut n’a pas été taillé pour protéger les seuls intérêts des hébergeurs. Il a voulu très tôt protéger la liberté d’expression des internautes, tout en trouvant des outils pour lutter contre les contenus illicites.
Plus près de nous, l’article 13 de la directive sur le droit d’auteur, actuellement discutée entre les institutions européennes, revient sur ces fondamentaux. À contre-courant du texte fondateur, tant bien que mal précisé par la jurisprudence,
Il suffit que ceux-ci « optimisent les contenus et [fassent] la promotion dans un but lucratif des œuvres et autres objets chargés, notamment en les affichant, en les affectant de balises, en assurant leur conservation et en les séquençant, indépendamment des moyens utilisés à cette fin, et jouent donc un rôle actif ».
Une logique inspirée d’un arrêt du 12 juillet 2011 de la CJUE, sans les pincettes de rigueur posées par la cour. Ce futur costume est promis pour les grandes plateformes comme Facebook ou YouTube, dans le collimateur de l'industrie culturelle.
En somme, parce qu’ils optimisent les contenus et en font d’une manière ou d’une autre la promotion dans un but lucratif, ils deviennent directement responsables du premier octet illicite uploadé par un internaute. Dit autrement, si cet octet est « illicite », l’intermédiaire est contrefacteur.
Par cette affirmation, le cadre de 2000 vole en éclats, au profit des seuls titulaires de droit, laissant dans le caniveau entreprises et internautes.
Six exceptions, non une directive anti-Gafa
Il faut nuancer. Dans la version votée par le Parlement européen le 12 septembre, six exceptions à ce régime de responsabilités ont été prévues. Elles concernent :
- Les micro, petites et moyennes entreprises (chiffre d'affaires sous 50 millions d'euros et 250 salariés)
- Les prestataires sans finalité commerciale, comme les encyclopédies en ligne de type Wikipédia
- Les clouds fermés, donc sans accès direct auprès du public
- Les plateformes de logiciels de source ouverte
- Les places de marché
- Les sites autorisés par les titulaires de droits, évidemment
Toute plateforme commerciale de plus de 250 salariés, faisant 50 millions d'euros de chiffre d'affaires, est possiblement concerné.
La suite d’une telle mise en responsabilité sera en toute logique l’industrialisation du filtrage, du blocage voire d’un contrôle a priori de l’ensemble des contenus uploadés par les internautes. Ce n’est pas nécessairement un tour de vis imposé directement par la loi ou un juge, mais par la force des choses. Pourquoi ? Car peu, voire aucun intermédiaire ne prendra le risque de supporter jusqu’à 3 ans de prison et 300 000 euros d’amendes au moindre contenu mis en ligne par des tiers dont il n’est pas certain de sa licéité.
Dans les accords de licence, et au-delà
Certes, des accords de licence sont programmés par la directive avec les sociétés de gestion collective. Ces accords comporteront un volet financier, mais également technique. En effet, tous les créateurs ne souhaiteront pas nécessairement que leurs œuvres soient disponibles sur les réseaux. Et il faudra bien en empêcher l’apparition.
Le souci pèse surtout pour les contenus hors catalogues. Un intermédiaire sera cette fois dans l’incapacité de déterminer si telle vidéo, telle photo, telle musique ou tel texte est ou non protégé. La protection au titre du droit d’auteur est en effet accordée sans formalité préalable. Il suffit que l’œuvre soit originale et empreinte de la personnalité de son auteur. Face à un doute qu’un algorithme ne pourra jamais résoudre, la censure (ou assimilé) sera inévitable puisque seule à même de résoudre ce risque.
Les positions de la Quadrature du Net
Venons-en à l’analyse de l’association, dont les statuts lui assignent la défense des droits et libertés fondamentales à l'ère du numérique.
Le 12 juin 2018, huit jours avant un premier vote en séance plénière, la Quadrature a esquissé ses positions, à l’encontre d’une des dernières versions du texte. Elle part du constat que les grandes plateformes « assumant aujourd'hui leur rôle actif, […] hiérarchisent tous les contenus qu'ils diffusent selon des critères économiques (mettant en avant les publicités de ceux qui les paient ainsi que les contenus qui nous feront rester chez eux le plus longtemps) ou politiques (Facebook ayant par exemple une lourde politique de censure de la nudité) ».
En clair, pour LQDN, les géants du Net qui s’estiment hébergeurs jouent au contraire un rôle actif. Donc, au regard du droit de l’intermédiation, ce sont de faux hébergeurs, qui doivent être traités comme de « vrais éditeurs » ou avec des obligations plus alourdies.
C’est exactement la position soutenue par l'industrie culturelle, via les sociétés de gestion collective. Depuis des années, elles tentent de faire sortir les géants du Net du statut de l’hébergeur pour les responsabiliser plus directement, au besoin en créant un troisième statut entre éditeur et hébergeur. Une position très fragile puisque, rappelons-le, ce n’est pas parce qu’un intermédiaire hiérarchise les contenus d’une manière ou d’une autre qu'il a nécessairement connaissance de l’illicéité d’un contenu.
De cette posture, l’association a invité les eurodéputés à faire un tri parmi les entités aujourd’hui abritées sous le régime de l’hébergeur. Ceux « qui hiérarchisent les contenus à des fins lucratives et qui atteignent un certain seuil fixé de manière claire » devraient être les seuls à être concernés par l’article 13.
En outre le filtrage automatisé devrait être dans tous les cas « clairement interdit » et les ayants droit devraient avoir « une obligation de saisir la justice », pour chaque demande de retrait.
Seulement, comment rendre responsables les hébergeurs d’œuvres soumis à l’article 13 tout en interdisant le filtrage (ou le blocage et assimilés) ? Autre remarque, comment exiger un passage devant la justice pour chaque demande de retrait ? Sur le terrain du droit d’auteur, ces demandes se chiffrent en centaines de milliers (si ce n'est plus) suivant les intermédiaires, chaque année !
Au-delà, la Quadrature caresse surtout l’espoir « de libérer l'Internet non centralisé du cadre absurde dans lequel juges et législateurs l'ont peu à peu enfermé ».
Des positions précisées après le vote
Après le rejet du texte par le Parlement européen le 5 juillet, puis finalement son adoption le 12 septembre en séance plénière, un nouveau communiqué a été posté par l'association : « Le vote d'aujourd'hui est le symptôme de l'urgence qu'il y a à changer de cadre. Le gouvernement français doit accepter qu'Internet ne se résume pas à une poignée de monopoles. Il doit renoncer aux multinationales du numérique et, enfin, commencer à promouvoir le développement d'un Internet décentralisé - seul capable de respecter nos droits et libertés. Maintenant ».
Le 18 septembre, nouveau communiqué où Lionel Maurel (Calimaq) veut remettre les pendules à l’heure : les nouvelles obligations adoptées par le Parlement européen « ne visent pas « l’Internet » ou « le Web » tout entier, mais seulement une catégorie d’acteurs déterminés, à savoir les plateformes centralisées à but lucratif. Ce n’est donc pas « l’Internet libre et ouvert » qui va être frappé par cette directive, mais plutôt exactement ce qui représente son antithèse ! ».
Ainsi, se demande-t-il, « au nom de quoi les défenseurs d’un « Internet Libre et Ouvert » devraient-ils s’émouvoir de ce que les plateformes centralisées et lucratives perdent le bénéfice de la quasi-immunité dont elles bénéficiaient jusqu’à présent ? ».
Sous sa plume, la directive aurait pour mérite de dessiner par contraste, « l’espace sur Internet où la liberté d’expression peut encore réellement s’exercer : le réseau des sites personnels, celui des hébergeurs ne jouant pas un rôle actif et – plus important encore – les nouveaux services s’appuyant sur une fédération de serveurs, comme Mastodon ou Peertube ».
Réguler par la décentralisation
Dans un dernier communiqué diffusé le 27 septembre, l’association présente ses propositions concrètes afin « de réguler Internet par la décentralisation ». Son socle de travail : la proposition faite au gouvernement visant ce que les grands réseaux sociaux cessent de diffuser des « propos haineux ou extrémistes », outre la directive droit d'auteur.
Ces deux principes sont… :
- « Premièrement, que les hébergeurs ne soient plus soumis aux mêmes obligations que les plateformes géantes, qui régulent les informations de façon active pour leurs intérêts économiques.
- Secondement, que les hébergeurs neutres, qui ne tirent aucun profit en mettant en avant de tel ou tel contenu, ne supportent plus la charge d'évaluer si un contenu est « manifestement illicite » et doit être censuré. Seul un juge doit pouvoir leur exiger de censurer un contenu. »
Des fragilités
Ces positions sont pour le moins malaisées pour une association qui s’est bâtie sur le respect des libertés individuelles.
Peut-être trop focalisée anti-« Gafa », elle ne tient pas compte des utilisateurs de ces solutions certes centralisées, certes commerciales, et certes géantes. Mais que dirait-on si RSF se fichait des journalistes de tel pays, au motif que le régime politique en vigueur est contraire à ses idéaux ?
Elle adopte une grille de lecture aiguisée contre les géants américains alors que la directive frappe bien d’autres acteurs. Comme dit et redit, le texte éclabousse aussi d’autres plateformes existantes ou à venir, qui ne disposent pas des mêmes moyens que ces monstres, mais sont positionnées au-dessus des seuils « PME ».
Elle est au surplus contradictoire. À l’égard de la future lutte contre la haine sur Internet, le billet explique qu’il serait illusoire de mettre « un juge derrière chaque diffamation ou injure prononcée sur Internet. Il y en a bien trop ». Mais s’agissant des hébergeurs neutres, « qui ne tirent aucun profit en mettant en avant de tel ou tel contenu », ceux-ci ne devraient plus supporter « la charge d'évaluer si un contenu est « manifestement illicite » ». Et là encore, pour LQDN, seul un juge devrait pouvoir « exiger de censurer un contenu ». Pas assez de juges d’un côté, assez de juges de l’autre.
Dans les fondements de la directive sur le commerce électronique, c’est justement parce que des contenus sont manifestement illicites qu’on doit se passer du juge. L’urgence est à la suppression rapide, non aux procédures.
Au fil des années, en raison d’une lecture biaisée des textes fondateurs, la justice est venue peu à peu raboter l’adverbe « manifestement » pour consacrer une obligation de retrait des éléments simplement illicites. C’est ce retour aux fondamentaux qui devrait être promu, plus qu’un plaidoyer pour tenter maladroitement de frapper les géants du Net tout en malmenant le statut d’une quantité d’autres plateformes.
Alors certes, ces acteurs filtrent à tout va aujourd’hui. Les déboires de ContentID ou de Facebook, à coup de faux positifs, ne sont plus à rappeler. Mais c’est aussi pourquoi toutes les recettes conduisant à l’industrialisation de ces solutions sont à proscrire.
Un cercle vertueux ?
Plutôt que ces régimes centralisés, LQDN caresse le rêve d’un cercle beaucoup plus vertueux, celui permettant « à une multitude de petits hébergeurs de se développer ». Loin des Gafa, ce mouvement ferait « naître l'espoir d'une autorégulation efficace, placée dans les mains de l'ensemble de la population », où « chaque hébergeur applique ses propres règles de modération, plus ou moins stricte, et chaque personne choisit l'espace de discussion adapté à ses besoins et à ses envies ».
Une modération privée selon le bon vouloir de chaque responsable, maître en ses terres, plutôt que des restrictions sur des plateformes centralisées… On a beau les tourner dans tous les sens, ces positions demeurent inconfortables tant l’importance reste la défense de la liberté d’expression, quel que soit le climat.
« Si le gouvernement veut mieux réguler le Web, il doit le faire sérieusement. En se contentant d'alourdir les obligations des géants, son action restera superficielle. Pour agir en profondeur et sur le long terme, sa démarche doit aussi être constructive, favorisant le développement de modèles vertueux. » Sauf que croire qu’un moyen de communication, parce qu’il est décentralisé, échapperait à une régulation étatique est utopique.
Plutôt que de délester les solutions centralisées, usagers compris, d’autres pistes sont sûrement à explorer : une plus grande transparence des traitements algorithmiques, une responsabilité des intermédiaires en cas de retraits illégitimes, mais sûrement pas une liberté d’expression éclatée sur le mur du Code de la propriété intellectuelle.