Dans une tribune publiée dans Le Monde, Le Parisien et Les Échos, Sammy Ketz, le directeur du bureau de l’AFP à Bagdad, prend fait et cause pour l’instauration d’un droit voisin au profit de la presse, et surtout des éditeurs. 78 journalistes ont signé le document, dont des membres du Monde ou du Figaro. Le sujet divise cependant la profession.
Le 12 septembre, le Parlement européen examinera la proposition de directive sur le droit d’auteur. Ce chantier, initié par la Commission européenne, entend mettre à jour la législation de 2001 considérée aujourd’hui comme inadaptée au nouvel environnement technologique.
Une des dispositions les plus marquantes se trouve à l’article 13. Bien qu’elle s’en défende, la Commission entend réformer le spectre des entités éligibles au statut de l’hébergeur, afin de rendre les plateformes directement responsables sur les contenus mis en ligne par les internautes.
L’article a été présenté comme un levier important pour faciliter la conclusion d’accords de licence avec les sociétés de perception et de répartition. En coulisse, toutefois, que ces accords soient passés ou non, ce régime devrait industrialiser les mesures de filtrage des contenus.
Une autre disposition intéresse tout particulièrement la presse, plus exactement le secteur de l’édition en ligne. L’article 11 enfante de nouveaux droits sur ces publications, précisément un droit voisin des éditeurs « pour l'utilisation numérique de leurs publications de presse », protégé durant 20 ans ou 5 ans selon les versions de la proposition.
Un droit voisin, une rémunération
Les éditeurs sont ainsi reconnus comme des titulaires de droits. Partant de là, ils pourront percevoir une rémunération pour la reproduction et la diffusion auprès du public de leurs publications en ligne.
C’est ce que la Commission européenne indique au considérant 33 :
« lorsque les prestataires de services de la société de l'information stockent et proposent au public des œuvres ou autres objets protégés par le droit d’auteur chargés par leurs utilisateurs, allant ainsi au-delà de la simple fourniture d’équipements et de l'acte de communication au public, ils sont tenus de conclure des contrats de licence avec les titulaires de droits, à moins de pouvoir bénéficier de l’exemption de responsabilité » (des hébergeurs).
La notion de publication est très vaste. Elle s’étend de l’article initial à l’extrait, en passant par le simple titre. Les prestataires (sauf les hébergeurs, dont le périmètre est très réduit par ce texte) auront là encore obligation de passer des accords dès lors qu’ils diffusent d’une manière ou d’une autre leurs publications.
Les États membres pourront « permettre aux éditeurs, auxquels des droits ont été cédés ou concédés sous licence par un auteur, de réclamer une partie de la compensation prévue pour les utilisations relevant d'une exception » explique en ce sens l’introduction de la directive en gestation.
Google et Facebook « se servent sans payer »
Dans une tribune publiée par Le Monde, l’un des responsables de l’AFP prend fait et cause en faveur de ce régime, non sans dénoncer la situation actuelle : « Facebook et Google n’emploient aucun journaliste et ne produisent aucun contenu éditorial, mais ils se rémunèrent par la publicité associée au contenu que les journalistes produisent ».
Alors qu’aujourd’hui, des médias envoient leurs journalistes sur des zones à risques, les plateformes « se servent sans payer » par l’exploitation des articles qu’ils ramènent du front. « C’est comme si vous travailliez, mais qu’une tierce personne récoltait sans vergogne et à l’œil le fruit de votre travail considère Sammy Ketz. Si du point de vue moral c’est injustifiable, du point de vue de la démocratie ça l’est encore plus ».
Sans s'attarder sur les visites drainées par ces liens, ni sur les accords passés avec ces acteurs, celui-ci s’en prend au « mensonge » de Google et Facebook « selon lequel la directive sur les droits voisins menace la gratuité d’Internet. Non. La gratuité existera sur Internet, car les géants du Net, qui captent actuellement les contenus éditoriaux gratuitement et engrangent des recettes publicitaires de ce fait, peuvent rétribuer les médias sans faire payer les consommateurs ».
Avec un droit voisin, au contraire, « les médias continueront à vivre et eux participeront au pluralisme et à liberté de la presse auxquels ils se déclarent attachés ». Une position que les gros éditeurs représentés par le SPQN applaudiront.
Sans expliquer que ce droit profitera avant tout à ces derniers, il exhorte le Parlement européen à voter en faveur de la directive, et donc de l’article 11 : « Il s’agit de la défense de la liberté de la presse, car si les journaux n’ont plus de journalistes, il n’y aura plus cette liberté à laquelle les députés, quelles que soient leurs étiquettes politiques, sont attachés ».
Accorder à la presse des droits voisins en ligne serait ainsi « une question de vie ou de mort », pas moins.
Un #LinkTax critiquée
Cette création d’un droit voisin a suscité cependant un flot de critiques chez les adversaires qui y voient une « taxe » sur les liens.
La version de la directive déposée par la Commission européenne indique certes que cette protection « ne s’étend pas aux actes de création de liens hypertextes qui ne constituent pas une communication au public ». Le sobriquet de LinkTax serait ainsi quelque peu erroné.
L’eurodéputée Julia Reda nous avait cependant expliqué que cette exclusion ne vise que l’URL, au sens HTML, non la phrase derrière lequel le code est caché et qui comprend toujours un petit bout de l’article visé. Ses demandes d’explications étaient restées vaines auprès du rapporteur, Axel Voss. Ainsi, le simple fait de publier une des phrases vers un article, appelé par un lien, pourrait générer un droit à rémunération des éditeurs, ce qui à l’époque des réseaux sociaux et du partage, peut rapidement affoler les compteurs voire entraîner des restrictions dans la liberté de lier.
Les modalités pratiques de ce droit peuvent aussi poser des questions épineuses. Dans une proposition de loi destinée à anticiper ces travaux européens, des députés Modem avaient déjà imaginé un système de gestion collective où une société de perception et de répartition aurait eu pouvoir de négocier ces accords de licence avec les plateformes.
Le texte a finalement été abandonné, en raison justement de la réforme en cours. Lors des débats, Fabienne Colboc, députée LREM, avait néanmoins craint que les sommes perçues viennent finalement « créer une source de financement supplémentaire pour les entreprises de presse diffusant de fausses informations ». Le Modem Patrick Mignola avait tenté de jouer l’apaisement, imaginant un système de gestion collective composé « d’éditeurs connus qui, statutairement, s’acceptent les uns les autres ».
Des éditeurs divisés
La tribune publiée dans Le Monde, Les Échos ou encore Le Parisien n’est pas le témoignage d’une position commune à toute la profession. Plusieurs éditeurs indépendants, dont ceux représentés par Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne (le Spiil)dont est membre Next Inpact, considèrent au contraire que l’introduction d’un tel droit va finalement créer un fossé avec le lecteur et même des barrières à l’entrée des plateformes.
En Espagne, où un tel projet fut voté, « nous avons été privés du contrôle sur nos propres contenus depuis que nous n’avons plus été autorisés à disséminer nos actualités sans paiement, que nous le voulions ou non », écrivent plusieurs organisations.
En somme, l’article 11 pourrait profiter aux gros, non aux acteurs de taille plus modestes qui trouveraient là de nouveaux bâtons dans la roue de leur croissance.
C’est ce qu’avait développé le Spiil lors d’une consultation de la Commission européenne : « au lieu de réduire la dépendance des éditeurs à des acteurs comme les moteurs de recherche ou les plateformes au sens large, [cette disposition] renforcerait de fait le lien entre le financement de nos éditeurs et ces acteurs ». Le syndicat craint une nouvelle rente aux dangereux effets, qui « ne ferait que renforcer l’uniformisation des contenus et la course à l’audience qui fait déjà tant de mal à l’information, et mène à un affaiblissement de la qualité ainsi qu’à un manque de diversité croissant ».