Dans le cadre de la réforme constitutionnelle, les députés ont rejeté hier, à une large majorité, les propositions de « charte des droits et libertés numériques ». La majorité s’y est fermement opposée, estimant que le sujet n’était pas suffisamment mûr. Compte rendu.
Les soutiens ralliés ces derniers jours par Paula Forteza (LREM), notamment celui du président de l’Arcep, Sébastien Soriano, n’auront pas suffi.
Comme en commission, fin juin, le rapporteur général Richard Ferrand, chef de file des députés de la majorité, a sèchement balayé les amendements soutenus par les nombreux parlementaires (LFI, PS, GDR, RN...) qui souhaitaient introduire une nouvelle charte au sein du bloc de constitutionnalité.
L’objectif ? Ancrer au plus haut niveau juridique différents droits et principes, tels que la neutralité du Net, la protection des données personnelles, l’accès aux informations publiques ou bien encore l’éducation au numérique.
Des amendements soutenus sur de nombreux bancs, jusqu’au sein de la majorité
« Soyons modernes et inscrivons enfin dans la Constitution les droits du numérique pour garantir, ici aussi, les libertés publiques. Car, si nous ne donnons pas valeur constitutionnelle à ces libertés, il y a tout lieu de craindre qu’elles seront bafouées », a tenté de convaincre Bastien Lachaud (LFI), hier dans l'hémicycle de l'Assemblée nationale.
Sur les bancs socialistes, Cécile Untermaier a rappelé que la proposition de « charte du numérique » soutenue par son groupe était issue d’auditions menées pendant près d’un an par le groupe de travail sur la « démocratie numérique » (installé en septembre dernier par le président de l’Assemblée nationale).
« Les droits numériques sont un bien commun, un bien que nous avons en partage, et qui, à ce titre, doit relever de règles irréfragables et constitutionnelles », a plaidé l’élue.
Paula Forteza, qui est la rapporteure de ce groupe de travail, a embrayé en expliquant avoir « reçu beaucoup d’experts du numérique, des constitutionnalistes, des acteurs de la société civile ». « Ils ont pris position et il n’y a pas de doute, a-t-elle déclaré : c’est un des grands enjeux de notre génération, et il est temps de l’intégrer dans notre texte constitutionnel ».
La députée LREM a ainsi soutenu l’introduction d’un « ensemble de droits et libertés liés au numérique qui soit cohérent, non éparpillé dans le texte ; un ensemble qui mette en avant une vision française du numérique, un cadre pour notre action législative et publique dans un secteur qui se développe sans arrêt et parfois de façon chaotique ».
« Si nous ne nous consacrons pas à ce noyau dur de droits, une citoyenneté à deux vitesses se mettra en place », a prévenu Paula Forteza. « Sans un droit d’accès à internet et un droit d’éducation au numérique, par exemple, la dématérialisation intégrale des services publics laissera des citoyens de côté. Si nous ne consacrons pas encore la neutralité du Net dans la Constitution, nous pourrons revenir en arrière en fonction des aléas politiques, comme ce fut le cas aux États-Unis. »
La majorité veut « des consultations beaucoup plus approfondies »
Les responsables de la majorité se sont toutefois refusés à changer de fusil d’épaule, quand bien même certains députés avaient retravaillé leur proposition de charte depuis les débats en commission. Richard Ferrand a ainsi appelé les élus du Palais Bourbon à « poursuivre la réflexion » sur ce sujet, afin d’en « apprécier la portée concrète ».
« Nous sommes en train de réviser notre loi fondamentale et nous ne pouvons pas simplement, en insérant une charte, laisser à l’appréciation d’experts et de juges la liberté de choisir l’interprétation à suivre, a soutenu le rapporteur général. Il reste donc encore beaucoup à faire pour pouvoir légiférer en toute connaissance de cause ».
Le chef de file des députés LREM a par ailleurs fait un parallèle avec la Charte de l’environnement de 2004, qui avait été introduite « par le biais d’un projet de loi constitutionnel dédié, avec une discussion parlementaire [ayant] fait l’objet d’une très longue maturation » :
« Je vous rappelle que cette charte a été coécrite par une commission, que le Conseil d’État a été consulté et a eu l’occasion de rendre son avis, et donc d’éclairer notre Parlement, que différents rassemblements ont eu lieu – notamment un colloque national réunissant plusieurs centaines d’experts – et que quatorze assises territoriales se sont déroulées, au cours desquelles plusieurs milliers de citoyens sont venus exprimer leurs propositions, leurs critiques et leurs suggestions. »
Pour l’élu, il ne fallait pas considérer que « l’occasion pourrait en quelque sorte faire le larron ». « La Constitution est une loi fondamentale et si l’on veut y insérer une charte supplémentaire, cela mérite des consultations beaucoup plus approfondies », a-t-il martelé.

Sur le banc du gouvernement, la ministre de la Justice n’a fait que confirmer les réticences de Richard Ferrand : « Nous ne sommes pas aujourd’hui en mesure d’évaluer parfaitement les conséquences qu’entraînerait l’introduction dans la Constitution de principes relatifs aux droits numériques. »
La Garde des Sceaux, Nicole Belloubet, a également laissé entendre qu’il pouvait être dangereux de « multiplier les chartes adossées à notre Constitution ».
« Ne faisons pas semblant »
Ces arguments ont toutefois passablement agacé certains députés. « Ne faisons pas semblant sur la méthode. Ne faisons pas comme si ce débat n’avait pas été ouvert il y a des mois, et même des années », s’est exclamée Elsa Faucillon (GDR). « Si vous êtes d’accord pour dire qu’il faut inscrire dans la Constitution une charte du numérique parce qu’il s’agit d’un sujet de société majeur, alors prononcez-vous sur le travail qui a été fait ! »
« Il est effectivement possible d’objecter que le texte de la Charte doit être encore travaillé, mais, oui, il faut faire quelque chose ! » l’a rejointe Delphine Batho, craignant que l’examen d’un nouveau texte dédié ne revienne à le remiser au placard pour de nombreuses années.
Paula Forteza est également intervenue pour souligner que l’impact des dispositions qu’elle proposait avait été « étudié ». « Cela fait un an que nous travaillons sur ce sujet, avec Cécile Untermaier et des sénateurs et des députés de tous bords (...). Nous avons choisi un noyau dur de droits, qui ont déjà été beaucoup discutés dans l’opinion publique, qui sont déjà traités par le droit national et européen et qui font l’objet d’une jurisprudence stable. L’idée serait de les consacrer pour pouvoir les protéger dans la durée. Nous n’inventons rien de nouveau », a-t-elle lancé.
Longues passes d’armes
Sacha Houlié, chargé de coordonner la réforme constitutionnelle au sein du groupe LREM, est alors monté au créneau pour soutenir à son tour que la « gestation » de cette charte du numérique n’était « pas achevée ».
« La neutralité du Net, que nous entendons consacrer dans une charte, empêche les autorités, et notamment le législateur, d’exercer leur pouvoir de régulation », a défendu l’élu, suscitant les exclamations. « En effet, le législateur est le protecteur des libertés fondamentales. Or poser un verrou constitutionnel sur de tels droits reviendrait finalement à nous départir de la défense de ces libertés, au profit du juge. »
Ce poids-lourd de la majorité a également affirmé que la régulation des acteurs du numérique était « éminemment européenne ».
« Tout ne peut pas être constitutionnalisé », a de son côté soulevé Jean-Christophe Lagarde. L’élu centriste a regretté que certains principes figurant dans les projets de charte proposés « relèvent du domaine de la loi ordinaire ». L’UDI-Agir s’est ainsi rallié à la majorité, non par opposition de principe, mais parce qu’il fallait à ses yeux « un texte plus court et plus fluide, qui soit réellement de nature constitutionnelle et qui se décline ensuite dans des lois ordinaires qu’il sera beaucoup plus facile de modifier au gré des évolutions technologiques ».
Le rapporteur Marc Fesneau, président du groupe Modem, a également insisté : « Prenons garde à l’obsolescence programmée des chartes, qu’il est particulièrement difficile, ensuite, de modifier. » L’élu a néanmoins concédé qu’il y avait « nécessité à travailler sur ce sujet », « mais attention à ne pas se précipiter pour écrire des chartes parfois trop dans le détail ».
Ferrand évoque une possible « proposition de loi » dédiée
« Même si nous avons affaire à un domaine en perpétuelle évolution, certains principes relatifs aux droits et libertés numériques sont stables, et nous pourrions les inscrire dès aujourd’hui dans la Constitution, sans que cela nous empêche de les élargir ensuite » s'est alors élevée Danièle Obono (LFI).
Richard Ferrand a reconnu qu’il y avait un travail à « engager ». Celui-ci « pourra (...) déboucher sur une proposition de loi à portée constitutionnelle consacrée à cette seule thématique. Mais mieux vaut ne pas agir dans la précipitation », a temporisé le chef de file des députés LREM.
« Vous trouvez que la situation est suffisamment mûre pour décréter qu’il faut supprimer 30 % de parlementaires, ce que personne ne vous a demandé. Mais vous trouvez qu’elle ne l’est pas quand les parlementaires actuels, au terme d’un an de travail, établissent un texte » a alors raillé Jean-Luc Mélenchon (LFI).
Le communiste Sébastien Jumel a lui aussi saisi la balle au bond : « J’avais cru comprendre que vous aviez érigé la rapidité, la réactivité et l’efficacité en mode de gouvernement. Je pensais donc que sur ce sujet-là, vous sauriez agir avec diligence. »
« Pourquoi ne pas avoir mobilisé l’expertise du gouvernement sur un sujet de cette importance, alors que vous savez le faire, comme vient de le rappeler Jean-Luc Mélenchon, lorsqu’il s’agit d’amputer l’Assemblée » a-t-il lancé en direction de Richard Ferrand et Nicole Belloubet.
L’opposition pointe les paradoxes de la majorité
Après avoir regretté que la majorité ne s’avance sur le moindre calendrier, Sébastien Jumel a ajouté le groupe LREM infligeait un « camouflet » au président de l’Assemblée nationale, François De Rugy, qui s’était prononcé en début d’année en faveur d’une constitutionnalisation de la neutralité du Net et du droit d’accès aux informations publiques.
Si les députés ont rejeté tous les amendements relatifs à la charte (45 voix « pour », 132 « contre » s’agissant par exemple de celui de Paula Forteza), la ministre de la Justice a expliqué que le gouvernement soutiendrait l’inscription de la protection des données personnelles à l’article 34 de la Constitution (lequel défini les domaines de compétences du législateur), comme le propose le groupe majoritaire.
« C’est un bon début, même si ce n’est pas suffisant », a néanmoins objecté Paula Forteza. « La protection des données personnelles n’est pas le seul principe que nous devons défendre. »
Les partisans de l'introduction d'une charte du numérique n'ont désormais plus qu'à tourner leur regard vers le Sénat, qui examinera la réforme constitutionnelle d'ici quelques semaines.