Saisi par la rapporteure pour la commission Marché intérieur, le Contrôleur européen aux données personnelles (EDPS) a rendu hier un avis sur le projet de directive sur le droit d’auteur. Le texte a été instrumentalisé sur le champ par les partisans de cette réforme. Non sans brouillage.
Le 26 juin 2018, Catherine Stihler, rapporteure en commission IMCO, a saisi le Contrôleur européen pour la protection des données pour savoir en substance si oui ou non, l’article 13 impose une obligation de filtrage généralisé et, le cas échéant, si cette obligation est compatible avec la charte des droits fondamentaux de l’UE.
Pour mémoire, le texte examiné demain en séance plénière va imposer une responsabilité directe des plateformes sur les contenus uploadés par les utilisateurs.
Pour échapper aux foudres d’une action en contrefaçon, elles devront signer des accords de licence avec les sociétés de gestion collective, qui pourront toujours leur claquer la porte au nez, p
. Si la porte est ouverte, ces accords seront négociés financièrement et comprendront un filtrage pour éviter l’apparition des contenus sans droit sur leurs serveurs.Même sans accord de licence, les intermédiaires devront de toute façon mettre en place des solutions « conduisant à la non-disponibilité » des œuvres. Soit, là encore, du filtrage.
Une nouvelle catégorie d’intermédiaires
À la lecture de ce texte, l’analyse de l’EDPS est mesurée, oscillant entre chaud et froid. Il rappelle en entrée que sa compétence est la protection des données, et non les conséquences relatives aux autres droits et libertés possiblement affectés. Selon lui, aucune disposition ne soulève de questions de compatibilité dans son périmètre. Soulagement.
Autre remarque, une nouvelle catégorie d’acteurs va bien surgir dans le paysage européen avec cette directive. Ce sont les fournisseurs de service en ligne qui se verront appliquer ce nouveau régime. Un régime non neutre, pour l’EDPS : ou bien ces nouvelles obligations seront largement appliquées, ou bien des acteurs vont abandonner certaines activités pour éviter de tomber dans ce champ d’application.
Pas d’obligation de filtrage généralisée, mais…
Sur la question du filtrage proprement dit, on touche ici au coeur des débats.
L’affirmation est claire, limpide : rien dans le texte « ne semble imposer d’obligation de surveillance généralisée », observe-t-il. Au contraire, le projet réclame des mesures techniques proportionnées et adaptées à chaque situation. « Ces garanties sembleraient fournir des protections suffisantes, comme l'exige la Charte. Néanmoins, temporise-t-il, certains prestataires de services, dont les services relèvent pleinement du champ d'application de l'article 13, peuvent juger nécessaire d'appliquer ces mesures à tous les contenus que leurs utilisateurs tentent de mettre en ligne ».
Ces propos ont évidemment été instrumentalisés par les défenseurs de la directive. Pascal Rogard, directeur de la Sacd : « Ni censure ni surveillance généralisée. [Les adversaires] mentent comme ils respirent ceux qui veulent faire croire le contraire en critiquant l'article 13 du projet de directive droit d'auteur ». Et celui-ci de citer une série de tweets d’Électron Libre qui met évidemment en exergue ce fameux passage. Autre commentaire du numéro un de la SACD : « Une bonne réponse à tous les mensonges répandus par l’alliance contre nature des Gafa et des libertaires de l’Internet ».
... Qu’est-ce qu’un filtrage généralisé ?
De fait, l’analyse du Contrôleur des données et des pro-directives est juste : la directive n’impose pas une surveillance généralisée. Du moins pas au sens strictement légaliste.
Lorsque l’EDPS nous dit qu’il n’y a pas de filtrage généralisé, c’est en référence aux deux arrêts « SABAM » de la Cour de justice de l’Union européenne, l’un du 24 novembre 2011, l’autre du 16 février 2012. La SACEM belge face à un FAI puis un réseau social, s'est vue expliquer que le droit européen s’oppose à une injonction faite par un juge national de mettre en place un système de filtrage :
- des informations stockées sur ses serveurs par les utilisateurs de ses services
- qui s’applique indistinctement à l’égard de l’ensemble de ces utilisateurs
- à titre préventif
- à ses frais exclusifs
- sans limitation dans le temps.
C’est une subtilité curieusement oubliée par les sociétés de gestion collective et par Électron Libre, le filtrage généralisé effectivement interdit par la CJUE est seulement celui qui cumule ces cinq conditions. Or, le filtrage voulu par l'article 13 pourrait en cumuler quatre, pour échapper de justesse aux foudres de la CJUE.
L’IFPI, la puissante fédération de l’industrie phonographique américaine, s’était félicitée à l’époque des portes ainsi ouvertes : « Ce jugement nous aidera dans nos efforts continus pour protéger les contenus créatifs en ligne » s’enchantait-elle à la lecture du premier arrêt, qui, selon elle, « confirme que les FAI et les autres intermédiaires peuvent être appelés à prendre des mesures contre les contrefaçons en ligne existantes et futures ».
Comme l’avait également reniflé la Hadopi, cette jurisprudence laisse donc dans les clous du droit européen les actions ciblées, non générales ou limitées dans le temps. Donc lorsque l’eurodéputée Virginie Rozière nous dit que l’article 13 n’est pas taillé pour le filtrage, il faut au contraire plutôt croire son collègue Jean-Marie Cavada, lui aussi chaud partisan, qui nous explique tout bonnement l’inverse.
Un filtrage non généralisé car visant les seuls uploaders
Dit autrement, l’article 13 va permettre un filtrage qui ne sera pas généralisée parce qu'il ne coche pas l'ensemble des cinq cases définies par la CJUE. C’est ce qu’explique aussi l’EDPS. Il n’y a pas de filtrage généralisé, « dans la mesure où les obligations ciblent les personnes qui uploadent du contenu protégé afin de le rendre accessible au public ».
Il ne sera donc pas généralisé puisqu’il ne s’applique pas « indistinctement à l’égard de l’ensemble de ces utilisateurs ». Mais ce filtrage pourra concerner tous les uploaders d'une plateforme. Nuance.
Des obligations paradoxales
Au passage, le même EDPS dénonce une obligation « paradoxale, voire chimérique » dans la mesure où les plateformes « deviennent responsables des contenus violant le droit d'auteur et doivent coopérer avec les titulaires de droits, alors que ces derniers ne sont nullement tenus d'offrir une coopération réciproque, ni même proposer un contrat de licence ». Joli équilibre, en effet.
Il demande donc à l’Union européenne de « veiller à ce que la mise en œuvre des dispositions n'exacerbe pas le contrôle déjà excessif des personnes sur Internet actuellement endémique à la société numérique ».
De la directive au RGPD
Le texte amendé par le rapporteur Axel Voss affirme aussi que les mesures de filtrage « ne devraient pas exiger l'identification des utilisateurs individuels qui téléchargent du contenu ni impliquer le traitement de données relatives à des utilisateurs individuels ».
Jolie promesse, balayée par le contrôleur. Ces technologies de filtrage tout comme la possibilité pour l’utilisateur de déposer un recours rendront inévitables des traitements de données personnelles, contrairement à ce qui est dit. Il demande donc le respect du règlement général sur la protection des données personnelles et celui des droits des personnes concernées.
Dans son avis, il juge certes normal de responsabiliser les plateformes qui tirent profit de contenus qui violent le droit d’auteur, mais empêcher les atteintes au droit d’auteur ne peut tout autoriser, en particulier limiter les autres droits et libertés des individus ni de fausser la concurrence.
Aussi, « dans un domaine aussi délicat, plaide-t-il, la législation de l'UE doit être aussi précise et claire que possible. Elle devrait évaluer avec vigilance la mise en œuvre de la directive et veiller à ce que la protection des données et les autres garanties soient effectivement mises en place ».