Après plus d’une heure de débats particulièrement houleux, les députés ont confirmé hier (à trois voix près) la sortie des associations religieuses du registre numérique de lobbyistes. Le gouvernement a toutefois dû déployer de nombreux arguments – parfois complètement faux.
« Rien ne justifie que nous acceptions une entorse au principe de laïcité. » Il est près d’une heure du matin quand le socialiste Jean-Louis Bricout commence à s’élever contre cette modification à la loi Sapin 2, introduite en novembre dernier par le gouvernement dans le projet de loi sur le « droit à l’erreur ».
« On connait la capacité de ces associations cultuelles d'influer sur les décisions publiques » lance l’élu, les yeux rivés notamment sur l'épisode du mariage pour tous. « Ces associations doivent donc être placées sur le même rang que les autres représentants d'intérêts. »
C’est d’ailleurs le cas aujourd’hui, puisque toutes les associations à caractère religieux doivent se manifester auprès de la Haute autorité pour la transparence (HATVP) – sauf si leurs actions de lobbying se limitent au cadre de « leurs relations avec le ministre et les services ministériels chargés des cultes ». Une inscription qui oblige ensuite les représentants d’intérêts à fournir chaque année une sorte de rapport décrivant leurs activités d’influence de l'année précédente (voir notre article).
Alors que les élus Nouvelle Gauche (PS) et La France Insoumise venaient d’être rejoints par quatre-vingts députés LREM, la majorité a été contrainte de sortir l’artillerie lourde pour ne pas subir de revers sur cette réforme pourtant passée comme une lettre à La Poste en première lecture.
Florilège d'arguments fallacieux
En commission, le 12 juin dernier, le rapporteur avait soutenu qu’il convenait de « distinguer les représentants d’intérêts et les représentants d’idées ». « Les associations cultuelles peuvent en effet chercher à influencer l’élaboration de la loi – et ce sera peut-être le cas lorsque nous examinerons le projet de loi bioéthique –, mais elles défendent des idées, ce en quoi elles se distinguent des représentants d’intérêts, qui tentent d’influencer le législateur pour en tirer un bénéfice financier. C’est pourquoi nous avons choisi de les exclure de la liste des représentants d’intérêts », s’était justifié Stanislas Guérini.
Hier, en séance, succédant à Jean-Louis Bricout, la députée Stéphanie Kerbarh (LREM) a toutefois rétorqué que les associations cultuelles pouvaient « également défendre des intérêts économiques ». « Nous l'avons vu ce soir grâce au vote de l'article 25, que nous venons d'adopter et qui prévoit la possibilité de verser des dons aux cultes par SMS », s’est exclamée la parlementaire.
#DirectAN @GDarmanin en est réduit à invoquer l'heure tardive (1h du matin) pour dire qu'il ne faut pas adopter un amendement, car ce ne sont pas de bonnes conditions pour travailler... #Mauvaisefoi
— Samuel Le Goff (@S_LeGoff) 26 juin 2018
Sur le banc du gouvernement, Gérald Darmanin a dégainé un florilège d’arguments pour défendre tant bien que mal – surtout mal, à vrai dire... – la réforme portée par l’exécutif.
Le ministre de l’Action et des comptes publics a tout d’abord fait part de son « étonnement » quant à ce débat n’ayant « rien à voir » avec l’objet du projet de loi qu’il porte depuis plusieurs mois. Une déclaration qui ne manque pas de piquant étant donné que c’est l’exécutif lui-même qui a soumis cette mesure au Parlement...
Un registre en vigueur au 1er juillet 2018 ?
Au milieu de nombreux échanges avec les députés PS, le locataire de Bercy n’a pas hésité à renvoyer la balle à la précédente majorité. « Vous constaterez que les parlementaires [du quinquennant Hollande, ndlr] savaient très bien que ces dispositions étaient inapplicables. Preuve en est d’ailleurs qu’elles ne sont toujours pas appliquées. La loi Sapin 2 ne prévoyait leur entrée en vigueur qu’au 1er juillet 2018 », a ainsi affirmé Gérald Darmanin.
Avant d’être rejoint quelques minutes plus tard par le rapporteur, Stanislas Guérini (LREM) : « Nous ne faisons sortir personne de la liste des représentants d’intérêts, vu que personne n’y est encore entré, étant donné que cette disposition de la loi Sapin 2 n’entrera en application qu’au 1er juillet 2018. »
Seul hic : les dispositions relatives au registre numérique de lobbyistes sont applicables depuis l'année dernière ! Plus de 1 000 représentants d’intérêts sont d’ailleurs inscrits auprès de la HATVP, comme on peut le constater en parcourant le site de l’institution.

Dans les rangs socialistes, Valérie Rabault n'a ainsi pas manqué de railler cette erreur : « Au 30 avril, le MEDEF, par exemple, figurait sur le registre des lobbies, contrairement – c’est exact – aux associations cultuelles, auxquelles vous pourriez donc dire qu’elles ne respectent pas cette loi Sapin 2, en vigueur dans notre droit ! »
Ce qui est censé entrer en vigueur au 1er juillet prochain, c’est la « phase deux » de déploiement du registre – qui consiste en une extension aux lobbyistes qui tentent d’influencer des élus locaux, alors que le répertoire actuel se concentre sur les décideurs nationaux, de type parlementaires. Le présent projet de loi reporte toutefois de trois ans cet élargissement.
Des dispositions qui s'exposent à une censure constitutionnelle ?
Autre argument déployé par Gérald Darmanin : le Conseil constitutionnel « censurera sans doute » cette disposition, en ce qu’elle serait « totalement contraire au fait qu'on ne reconnait aucun culte ».
Là encore, mauvaise pioche... Dans une décision en date du 8 décembre 2016, les « Sages » ont expressément jugé l'article 25 de la loi Sapin 2, qui institue le registre numérique et la dérogation partielle pour les associations cultuelles, « conforme à la Constitution ».
En dépit des contestations de Jeanine Dubié (PS), Gérald Darmanin n'a rien voulu lâcher : « L’article de la loi Sapin 2 n'a pas été déféré au Conseil constitutionnel. N'hésitez pas à regarder sur le site du Conseil constitutionnel au moment où nous parlons ! Cet article n'a pas été regardé par le Conseil constitutionnel, il n'a pas été déclaré conforme à la Constitution », a martelé le ministre.
Avant d’ironiser : « Si on peut avoir des arguments qui correspondent à la réalité, c'est quand même mieux pour le débat parlementaire... ». Puis d’insister : « Je vous remercie de ne pas utiliser des arguments juridiques qui ne sont pas réels. »
Un avis favorable de la HATVP ?
Au milieu des nombreuses broncas suscitées par ces débats, Stanislas Guérini a par ailleurs affirmé que ni la HATVP, ni l'Observatoire de la laïcité n’avaient « émis de réserves » sur la réforme portée par la majorité. « Il s'agit quand même je crois de la Haute autorité qui est concernée au premier chef par cette mesure », a fait valoir le rapporteur, laissant ainsi clairement entendre que l’institution y était favorable.
Contactée par nos soins, la Haute autorité nous indique cependant n’avoir « pas pris de position » sur le sujet, qui relève à ses yeux du seul législateur.
Des aumôniers interdits d'échanger avec leur ministère de tutelle ?
Dernier exemple d’argument initialement brandi par la droite, avant d’être repris par Gérald Darmanin :
« Voici la situation dans laquelle nous allons nous trouver. Il existe des aumôniers [dans l’armée, ndlr], payés par la République. Si votre amendement est adopté, ils ne pourront répondre qu’au ministre des cultes. Le ministre des armées ne pourra pas évoquer le sujet, à moins qu’ils ne se soient inscrits sur la liste, et il lui sera impossible d’aborder diverses questions qui leur sont propres et sont reconnues par la République. Ils ne pourront parler qu’au ministère de l’intérieur – et, en son sein, uniquement au bureau central des cultes. »
Cette anticipation du ministre de l'Action et des comptes publics paraît cependant erronée. D’une part parce que l’inscription au registre n’interdit en rien d’avoir des liens avec des décideurs publics, et d’autre part parce que seuls ceux qui tentent d’influencer des décisions publiques (lois, décrets, contrats...) sont tenus de s’y inscrire – et ce d’ailleurs qu’à partir d’un nombre plutôt élevé d’actions de lobbying. Difficile ainsi de voir en quoi un aumônier pourrait être concerné de près ou de loin par le registre de représentants d’intérêts...

L’amendement de suppression soutenu par l’opposition de gauche et quelques députés de la majorité n’a finalement été rejeté qu’à quelques voix près : 85 « pour », 88 « contre » (voir le détail). L’épisode pourrait toutefois laisser des traces au sein de la majorité, pour qui le soutien appuyé des élus LR s'est révélé déterminant.
Le texte doit désormais être transmis au Sénat, qui ne disposera que d’une très faible marge de manœuvre. En lecture définitive, l’Assemblée réétudiera en effet le projet de loi voté dans la nuit de mardi à mercredi. Les députés ne pourront ainsi introduire d’autres amendements que ceux adoptés d'ici là au Sénat (où la majorité de droite et du centre a déjà approuvé la réforme litigieuse).