La commission des affaires juridiques du Parlement européen a adopté la directive sur le droit d’auteur, dont ses deux articles phares. Le 11, sur la rémunération des éditeurs de presse. Et le 13 sur la possibilité de filtrer les contenus mis en ligne sur les plateformes. Tous les yeux sont maintenant tournés sur la séance plénière du 4 juillet.
En fin de matinée, les eurodéputés ont adopté ces deux mesures qui suscitent convoitises des uns, réticences des autres. Un point d’orgue avant l’étape ultime, en séance plénière, de ce texte préparé depuis deux ans.
C’est peu de le dire, ce projet de directive est suivi de près par la France. L’État membre a forgé ses convictions avec un cordon ombilical directement branché sur les sociétés de gestion collectives réunies en masse au Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique.
La France, voix du CSPLA
Entre les murs du ministère de la Culture, de multiples travaux y ont été lancés avec aux manettes en particulier le Professeur Sirinelli, Alexandra Bensamoun, enseignante en droit et Josée-Anne Benazeraf, avocate régulière de la SACEM : accentuation de la responsabilité des hébergeurs, coup de rabot sur la liberté de lier un contenu...
Des arguments pris sous le bras par les autorités françaises jusqu’à la porte de la Commission européenne, sans beaucoup de pudeur.
Les lobbyistes américains et les pots de yaourt
Comme on pouvait s’y attendre, jusqu’à la dernière minute, du côté de l’industrie culturelle, le ventilateur à argumentaires a tournicoté à plein régime. Non sans quelques raccourcis.
Hier encore, Jean-Michel Jarre, président du CISAC, un organisme qui comprend la SACEM parmi ses membres, a dénoncé par exemple les lobbyistes des GAFA qui, « contrairement aux créateurs, (…) sont là toute l’année. Ils ont d’ailleurs essayé d’entrer à la fois au Congrès américain et au Parlement européen. Ils affirment à tort que les droits d’auteur, qui datent de Beaumarchais, sont ringards et veulent acheter une œuvre comme on achète un pot de yaourt ou un tube de dentifrice. Ce n’est pas acceptable ».
L’auteur d’Oxygène a peut-être manqué d’air pour oublier de rappeler qu’une société sœur du CISAC, le GESAC, prend la défense européenne des sociétés d’auteur, dont la SACEM, à 280 immenses mètres du Parlement européen, là où elle a son siège… Il faut dire qu’en face, les GAFA sont tout aussi bien organisés, notamment autour de la Computer and Communications Industry Association ou des structures comme l’EDiMA, très actives.
Mais le débat est loin d’opposer les gentils créateurs nécessiteux aux assoiffés américains, entre ceux qui veulent une meilleure part du gâteau et les avides pâtissiers du web. De gros grains de sable ont réduit cette caricature à peu de choses, n’en déplaise à certains députés européens.
L’Electronic Frontier Foundation, Creative Commons, Wikimedia, l’April, ont tous dénoncés les deux articles, avec une attention plus particulière sur le 13. Last but not least, David Kaye, rapporteur spécial à l’ONU sur la liberté d’expression, a dit la semaine dernière tout le mal qu’il en pensait, à l’aune des traités internationaux en particulier le Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
Tous ont esquissé une machine à censure, malmenant la liberté d’expression des uns, au profit des intérêts financiers des autres.
Adoption des amendements de compromis
En milieu de matinée, les eurodéputés réunis au sein de la commission des affaires juridiques (JURI) ont donc examiné ces dispositions. À quelques voix près, elles ont été adoptées. Par 13 voix contre 12 pour l’article sur les droits voisins (la « link tax ») et par 15 voix contre 10 pour celui relatif au filtrage des contenus dès la mise en ligne.
Comme nous l’a confirmé Julia Reda, l’eurodéputée Vert, les amendements dits de compromis du rapporteur Axel Voss (PPE) ont remporté cette étape importante.
Le filtrage déguisé en « mesures appropriées et proportionnées »
Dans l’article 13, les intermédiaires qui partagent des contenus devront passer des accords avec les sociétés de gestion collectives pour prendre des « mesures appropriées et proportionnées » relatives à l’usage de ces œuvres sur leurs services en ligne.
En l’absence d’accord, les plateformes devront, en coopération avec les ayants droit, prendre... des « mesures appropriées et proportionnées » destinées cette fois à rendre indisponibles les œuvres sous droit d’auteur mises en ligne sans autorisation.
Dans un cas comme dans l’autre, qu’il y ait accord ou coopération, des mesures de filtrage sont donc dans l'ombre. La directive en ébauche prévient heureusement que les œuvres non protégées par le droit d’auteur devront rester disponibles. Soulagement !
La fourniture « d’informations pertinentes »
Les États membres devront s’assurer que les titulaires de droits fournissent « des informations pertinentes » afin d’assurer le caractère effectif de ces mesures.
Entre les lignes, c’est presque une obligation de fourniture d’empreintes qui se dessine. Néanmoins, elle n’est pas aussi explicite que dans les versions antérieures du projet de directive, où cette fourniture allait jusqu’à conditionner la responsabilité des intermédiaires. On imagine sans mal le contentement des sociétés de gestion collective.
Un mécanisme de plainte pour protéger (a posteriori) les exceptions
Le dispositif met en place un mécanisme de plainte, anticipant donc que les exceptions au droit d’auteur perdent quelques plumes (droit de citation compris) entre les lames de ce filtrage. Les internautes pourront donc contester une mesure auprès de la plateforme qui devra répondre rapidement.
L’hypothèse ne sera pas si folklorique puisqu’un nettoyage automatisé ne fait par définition pas dans la dentelle. Un exemple tout simple : celui qui utilise un bout d’œuvre dans un remix par exemple pourra voir sa vidéo éjectée de YouTube ou Facebook ou Dailymotion sans délicatesse, si cet extrait « matche » dans l’algorithme. Même sort pour une citation dans une œuvre écrite, puisque le droit d’auteur ne se limite pas à la vidéo ou l’audio.
Certes, l’internaute aura toujours la possibilité de saisir un tribunal, s’il n’obtient pas gain de cause. Mais combien seront les pointilleux à se lancer dans pareilles procédures, armés d’un onéreux avocat ?
Le texte a prévu une série d’exceptions qui montrent, de par leur existence même, que le dispositif est gorgé d’effets de bords. Les fournisseurs cloud qui ne rendent pas les œuvres accessibles au public, les plateformes de développement de logiciels libres (« open source » dans le texte anglais) et les places de marché ne seront pas considérés comme des fournisseurs de service au sens de cette présente directive.
Du PS à l’April, une pluie de réactions
L’adoption de cet article a suscité de premières réactions. Du côté des eurodéputés PS, c’est la satisfaction. Dénonçant le transfert de valeurs des artistes vers les plateformes, « il était urgent de préciser le régime de responsabilité applicable aux plateformes et de partager équitablement les bénéfices générés par les œuvres artistiques pour ainsi garantir la viabilité du modèle économique de la culture en Europe ».
Les parlementaires remarquent que ce texte a « fait l’objet de débats houleux entre les eurodéputés. Certains ont allégué que les mesures mises au vote restreindraient les libertés d’accès aux œuvres et d’expression sur Internet ». Mais pour ces élus PS, pas de doute : ces messages ont été « largement façonnés et relayés par les GAFA qui se sont mobilisés en masse autour de ce texte ». Une « argumentation malhonnête », jugent-ils.
Chez Daniel Dalton, du groupe des conservateurs et réformistes européens, l’analyse est différente. Pour cet eurodéputé, l’article 13 opère « un changement majeur dans le droit d'auteur, qui a toujours été fondé sur le principe selon lequel le titulaire a la responsabilité de faire respecter son propre droit d'auteur ».
Il anticipe une réaction bien naturelle des plateformes, déjà mis en exergue par le rapporteur de l’ONU : cet acteur, juge et partie, risque de préférer une approche fondée sur la sécurité, consistant à supprimer un contenu pour éviter tout risque juridique pour ses intérêts. « Les utilisateurs n'auront la possibilité de faire appel qu'après le retrait de leur contenu, soit un défi important pour la liberté d'expression et un effet dissuasif sur la créativité en ligne ».
Du côté de l’April, association de promotion du logiciel libre, si les plateformes de développement de logiciels libres ont été exemptées des griffes du filtrage, « l'idée même de ce principe est désastreuse ». « Ce patch est insuffisant, nous commente Frédéric Couchet, délégué général, l'article 13 reste dangereux et doit être supprimé. La mobilisation doit encore s'intensifier d'ici le vote en plénière pour que ce projet de directive rejoigne ACTA dans les poubelles de l'Histoire ».
Pour Étienne Gonnu, chargé de mission Affaires publiques au sein de la même association, analyse simlaire : « On nous parle de compromis ; le texte est pointé comme liberticide par les plus grandes sommités. On nous parle de lutter contre le pouvoir des GAFAM et d'instaurer un marché unique numérique ; on renforce les silos. On nous parle d'auteurs et d'autrices ; on brime le plus important outil de création et de partage jamais créé ».
La SACD félicite (enfin) Marc Jouleau
À la SACD, on se félicite d’une « première avancée » au Parlement européen. La puissante société de gestion collective tient en particulier à distribuer des fleurs aux eurodéputés « qui se sont impliqués dans la défense d’une juste rémunération des auteurs et en particulier Pervenche Bérès, Virginie Rozière, Marc Joulaud et Jean-Marie Cavada qui a joué un rôle très actif au sein de la Commission Juridique ».
Le cas de Marc Joulaud est piquant. En 2017, celui-ci avait rédigé un rapport pour dénoncer l’insécurité du chantier du droit d’auteur, craignant « une insécurité juridique et un effet potentiellement plus étendu » et d’autres critiques aiguisées.
Seulement, le document avait suscité la colère de Pascal Rogard, numéro un de la SACD, qui avait pris une plume plongée dans le sang pour dire tout le mal qu’il pensait de Joulaud à l’oreille de François Fillon. Et pour cause l’eurodéputé fut son assistant parlementaire et maire de Sablé-Sur-Sarthe, fief du candidat malheureux à la présidentielle...
Une missive qui avait tapé juste, puisque Fillon avait volé dans les plumes de Joulaud quelques semaines plus tard.
Aujourd’hui, tout est donc rentré dans l’ordre de l’exception culturelle à la française.
L’article 11 sur le droit voisin des éditeurs de presse, la #linktax
Mais l’article 13 – dont on attend maintenant la traduction officielle en français - n’est pas le seul à avoir été adopté en JURI.
L’article 11 qui instaure un droit voisin pour les éditeurs de presse est sur les mêmes rails. Il offre un droit à rémunération « juste et proportionnée » à ces acteurs pour les utilisations de leurs publications par les fournisseurs de service en ligne. Dit autrement, puisque les plateformes diffusent des titres et bouts d’articles, les éditeurs ont évidemment droit à percevoir une redevance.
Le texte indique que ces droits ne devront pas empêcher une utilisation légitime, privée et non commerciale de ces publications par les internautes. Restera à savoir ce que recoupe ce périmètre.
L’amendement de compromis indique aussi que les droits voisins ne s’étendront pas « aux actes d’hyperlien », ce qui pourrait, à première vue, réduire le droit à rémunération des éditeurs.
La #linktax ne serait donc pas une vraie #linktax ? En réalité, comme nous l’a confirmé Julia Reda, cette exception ne couvre que l’URL, au sens HTML du terme, non le titre derrière lequel ce bout de code est caché. Dit autrement, la mise en ligne d’un titre devrait toujours exiger une autorisation ou susciter un droit à redevance. Plusieurs fois Axel Voss, rapporteur, a été sollicité pour savoir si les titres ou les parties non substantielles d’un article étaient bien exclus, en vain.
En résumé, ceux qui diffusent sur des plateformes dites commerciales des extraits d’articles devraient bien susciter des retombées financières pour les éditeurs. On pense en particulier à Google News et aux autres solutions similaires, si tant est qu'elles soient assimilées à des plateformes commerciales malgré l'absence de publicités. Ce droit sera limité à 5 ans, contre 20 dans les versions antérieures, sans effet rétroactif.
Il est en enfin prévu que les États membres devront s’assurer que les auteurs reçoivent « une part appropriée des recettes supplémentaires que les éditeurs de presse [percevront] pour l'utilisation d'une publication de presse par les prestataires de services de la société de l'information ». Une précision tellement évidente qu’elle a dû être gravée en dur.
Et maintenant ?
Après ce vote en commission des affaires juridiques, le texte est bientôt prêt pour l’examen en plénière outre un débat en trilogue avec le Conseil et la Commission européenne. Tout n’est pas donc pas encore joué.
D’ailleurs, dans l’histoire récente des textes, on se souvient de l’accord ACTA qui fut rejeté en 2013 par une majorité écrasante d’eurodéputés : 39 députés pour, 478 contre, et 165 abstentions. « Ce vote est susceptible d’avoir lieu le 4 juillet » explique Julia Reda, qui veut désormais faire de cette date une journée contre « la machine à censure et la taxe sur les liens ».