[Interview] Charte des libertés numériques : le « oui, mais » de Benjamin Bayart

Il est fort Bayart
Droit 6 min
[Interview] Charte des libertés numériques : le « oui, mais » de Benjamin Bayart

Alors que députés et sénateurs songent à introduire une « charte des droits et libertés numériques » dans le bloc de constitutionnalité, nous avons sollicité l'avis de Benjamin Bayart, co-fondateur de La Quadrature du Net et président du Fonds de Défense de la Neutralité du Net.

Que vous inspire ce projet de charte constitutionnelle ?

D'abord, je trouve que c'est soudain. Ça tombe comme une merde sur une planche. Ce n'est manifestement pas préparé.

Deuxièmement, il y a visiblement quelques idées, mais je ne vois pas une façon de penser qui soit structurelle au numérique. Et ça manque !

Quand on parle du droit à l'information ou du droit d'accès à Internet, on est dans un rapport très 18ème siècle – protection des libertés des citoyens contre l’État. Or une des spécificités du numérique, c'est que l'espace public numérique est fabriqué par le privé.

Par exemple, le secret des correspondances a été pensé pour que l’État n'ouvre pas le courrier des citoyens sans une bonne raison. Si je transpose au numérique, ça ne doit plus s’appliquer à la puissance publique, ça doit s'imposer à n'importe qui opérant un serveur mail. Le numérique modifie la notion de public et la notion de privé. Et c'est quelque chose que je ne vois pas transparaître dans les points débattus.

Que faudrait-il donc inscrire, selon vous, dans cette charte ?

Un des éléments qui manque, c'est la liberté d'expression. La liberté d'expression qui est protégée par l'article 11 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 et par la loi de 1881, c'est en gros la liberté d'expression des journalistes. Mais la liberté d'expression de l'individu qui poste sur Facebook n'est pas protégée.

Porter atteinte à la liberté d'expression de quelqu'un, le censurer, même quand on est un acteur privé, ça devrait être interdit (ou à tout le moins encadré).

La notion de responsabilité des intermédiaires techniques serait également une notion intéressante à élargir. Elle est vraiment au croisement de la protection des données et de la neutralité du Net.

Il devrait aussi y avoir pour l'utilisateur d'un service un « droit de savoir ». Si j'utilise un service numérique, je dois avoir un droit de savoir ce que fait ce service : pas seulement les données qu'il stocke sur moi, mais ce qu'il en fait, comment il fonctionne...

L'obligation d'interconnexion pourrait par ailleurs faire partie des droits fondamentaux.

Ce que j'aurais aimé trouver dans un bloc de constitutionnalité, au fond, c'est le sous-jacent commun aux différents sujets (protection des données, neutralité...).

Si on liste tout ça et qu'on regarde le droit existant, on doit pouvoir faire ressortir les structures fondamentales qui définissent et protègent les libertés, afin de les intégrer dans le bloc de constitutionnalité, au propre.

Or ce que je vois ne ressemble pas à ça. Hormis la protection des données personnelles et la neutralité du Net, qui ont fait l’objet de longs travaux parlementaires au niveau européen, tout le reste me semble très brouillon.

Vous jugez donc qu'il serait utile d'avoir une charte semblable à la charte de l'environnement de 2004 ?

Je ne suis pas certain que la charte de l'environnement de 2004 soit très efficace...

Mais il y aurait besoin de mettre au propre, parce que les jurisprudences du Conseil constitutionnel ou du Conseil d’État sont hyper alambiquées. Parce qu'ils ont beaucoup de mal à comprendre – on ne peut pas leur en vouloir – comment les textes pensés aux 18ème, 19ème et 20ème siècle doivent s'appliquer dans un monde qui n'est pas tout à fait le même.

Il y a des éléments où l'on voit bien, où on arrive à trouver. Et puis il y a des éléments où ce n'est pas clair. Typiquement, quand le Conseil constitutionnel, qui a une jurisprudence relativement cohérente, essaie de définir la vie privée, c'est toujours à mourir de rire. Ils dérivent la vie privée d'articles de la Déclaration des droits de l'homme qui parlent d'autres choses.

Donc oui, il y a des choses qui seraient utiles. Pour moi, ça devrait être dans un texte à part, qui serait un peu le pendant de la Déclaration des droits de l'homme, mais pas forcément spécifique au numérique.

Aujourd'hui, sur le réseau, il y a un besoin de protéger la liberté des individus contre des puissances privées (même s'il ne s’agit pas forcément de grands groupes).

J'aime bien citer cette maxime de philosophie de Spiderman « Un grand pouvoir entraîne de grandes responsabilités ». Quelqu'un qui détient du pouvoir sur mon accès à Internet, que ce soit une toute petite association comme FDN ou une entreprise gigantesque comme Orange, c'est quelqu'un qui a une responsabilité et qui doit avoir les obligations qui vont avec.

Concrètement, pour l'internaute lambda, que changerait une charte protégeant notamment la neutralité des réseaux ?

La Constitution ne change jamais rien pour le citoyen de manière concrète dès la semaine d'après. C'est plus long...

Le bloc de constitutionnalité permet de garantir que l'on ne fasse pas de loi qui aille dans l'autre sens. En ce moment, on fait des lois qui disent que Facebook, tout seul, comme un grand, va détecter les contenus qui ne vont pas (terroristes par exemple) puis les supprimer. Typiquement, ça, ça ne va pas. C'est une décision automatique injustifiée et qui n'est pas susceptible d'appel.

Une loi comme ça, avec un bloc de constitutionnalité qui protège proprement quelques règles, ne pourrait pas passer. Ou ne pourrait passer que dans un cadre radicalement différent.

Protéger au niveau constitutionnel un certain nombre de libertés ou de structures garantissant les libertés à l'ère du numérique, ça interdirait aussi au gouvernement d'agir dans certains cas – en disant que c'est à la loi de le faire. Et ça obligerait dans certains cas le législateur à définir des choses, faute de quoi le texte ne serait pas conforme à la Constitution.

On a eu le cas par exemple sur la loi Renseignement, où à chaque fois que le législateur n'a pas dit pour quel motif et pendant combien de temps des données de connexion étaient conservées, le Conseil constitutionnel a dit qu'il fallait fixer des limites, et que ces limites ne pouvaient pas être fixées par un décret, mais dans la loi.

Et donc on aurait le même type d'effet. Ce n'est pas un effet tout à fait direct pour le citoyen. C'est un effet plus long, sur le fait que la loi va se structurer d'une manière de plus en plus conforme.

Pour résumer, vous estimez que l’idée est bonne, mais que tout dépendra du contenu ?

Oui. Le fait qu'on veuille définir au niveau constitutionnel quelques éléments de libertés fondamentales en lien avec le numérique est plutôt intéressant. Pour le moment, de ce que j'ai vu, ça me paraît faible. Et surtout, ce qui me paraît très très faible, c'est le fait que ce sont des éléments auxquels il faut réfléchir.

Pour faire ça proprement, il faut en discuter avec beaucoup de gens. Des gens qui connaissent bien le sujet du numérique, et des gens qui connaissent bien le droit constitutionnel, et qui vont réfléchir à comment on fait pour articuler tout ça, pour que ça tienne debout. Tout ça ne peut pas se discuter en quinze jours.

Merci Benjamin Bayart.

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