Dans une nouvelle série d’articles, nous allons nous pencher sur les navigateurs et leurs fonctionnalités. Mais avant d’examiner Chrome, Edge ou encore Vivaldi, il faut planter le décor : comment en est-on arrivé à la situation actuelle ? Retour sur un contexte de forte concurrence, loin d'un fleuve tranquille.
Sans forcément retourner aux prémices des navigateurs, faisons un bond de 20 ans en arrière. Comment était le monde numérique en 1998 ? Très différent d’aujourd’hui. Windows 98 venait de sortir (juillet) et embarquait Internet Explorer 4.0. Microsoft devenait alors un concurrent sérieux dans un domaine où les acteurs n’étaient pas si nombreux.
Qui avait-on en face ? Essentiellement Netscape (produit par une équipe provenant en bonne partie de l'ancêtre Mosaic), lui aussi en version 4.0. Mais au risque d’en surprendre certaines, le support des standards du W3C et les performances étaient meilleurs dans le camp de Microsoft. Les parts de marché servaient de puissant aiguillon au père de Windows, qui devait alors se battre pour faire progresser son navigateur.
Internet Explorer et Netscape étaient les deux concurrents principaux, même si certains ne juraient que par Opera qui, à l’époque, était encore payant. Il fallait débourser une bonne trentaine d’euros, ou utiliser la mouture gratuite, affublée d’une bannière publicitaire. On trouvait donc essentiellement trois navigateurs, et trois moteurs de rendu très différents.
Notre dossier sur les navigateurs en 2018 :
- Une brève histoire des navigateurs
- Entre Chrome et Firefox, un large tronc commun et de légères différences fonctionnelles
- D’Edge à Safari, les parcours très différents des deux grands navigateurs historiques
- Opera et Vivaldi, les frères ennemis aux orientations très différentes
- Brave, le navigateur qui voulait protéger la vie privée
Internet Explorer : l’écrasement
L’année 1998 n’a pas été prise au hasard. Elle marque les débuts d’un tournant : l’ascension d’Internet Explorer et le début des ennuis juridiques de Microsoft. À l’époque de Windows 98 déjà, des voix s’élevaient contre l’avantage largement exploité d’un navigateur très intégré à une plateforme dont le monopole devenait toujours plus évident.
Les versions 5.0 et 5.5 n’ont fait qu’accentuer le phénomène. Entre-temps, Windows Millenium et 2000 étaient sortis. Mais c’est en 2003, avec l’arrivée de Windows XP, que la situation devient véritablement critique. Internet Explorer 6, publié deux ans avant, est propulsé dans de très nombreux foyers, le succès de XP dépassant celui de Windows 95.
S’ouvre alors une période d'immobilisme. Si Microsoft publiait habituellement une nouvelle version tous les ans en moyenne, Internet Explorer 6 va rester cinq longues années avant que la version 7 ne prenne le relai. À l’échelle du web, une véritable éternité.
Symptôme classique d’une entreprise parvenue au sommet : l’arrêt de l’innovation. Pratiquement rien n’est sorti pour Internet Explorer 6. Une série de manipulations spécifiques au navigateur, les fameux « quirks », était alors en vogue chez les développeurs web, bien forcés de s’y adapter pour dépasser les limitations de plus en plus criantes. Problème, ces quirks ne fonctionnaient pas sur les autres navigateurs, provoquant une vraie spirale de stagnation.
Internet Explorer 6 dans Windows XP
L’émergence de Webkit et Firefox
Les années 2003 et 2004 restent dans les annales comme un tournant pour le monde des navigateurs. Apple a lancé son Safari, désormais intégré à Mac OS X. Jusqu’à lors, il fallait en passer par un navigateur tiers, dont… Internet Explorer, qui existait bien à l’époque en version Mac. Deux ans plus tard, alors qu’Internet Explorer 7 n’est toujours pas sorti, Apple rend le moteur de Safari, Webkit, pleinement open source (il était lui-même un fork de KHTML).
La même année, la fondation Mozilla est en pleins travaux sur son projet Phoenix, débuté en 2002. Le nom avait été choisi pour souligner les fondations d’un nouveau navigateur prenant appui sur les cendres d’un Netscape pratiquement disparu. Phoenix était également perçu par ses développeurs comme un moyen d’aller directement à l’essentiel, face à une suite Mozilla intégrant de nombreuses fonctions, comme Opera (client mail, IRC, etc.).
En cours de route, Phoenix devient Firebird. La société Phoenix Technologies, conceptrice de BIOS, avait demandé un changement. Ce nom ne restera guère lui non plus, car il faisait concurrence à l’outil Firebird, lui aussi libre, mais dédié aux bases de données.
En février 2004, Mozilla confirme finalement que son nouveau navigateur s’appellera Firefox. La version finale attendra novembre de la même année. Ceux qui en avaient suivi le développement pouvaient se réjouir, car le projet avait débuté sur deux attributs particuliers : suivre au plus près les recommandations du W3C et proposer un système d’extensions.
Le succès n’a pas tout de suite été au rendez-vous. Les développeurs ont cependant commencé à respirer, d’autant que Firefox était à sa sortie nettement plus rapide qu’un Internet Explorer qui s’était encrouté.
La lente chute d’Internet Explorer et l’arrivée de Chrome
La suite est davantage connue, car plus récente. La sortie de Firefox a marqué une cassure. Le navigateur prouvait que l’on pouvait faire mieux dans tous les domaines et qu’un géant pouvait être fragilisé dans ses habitudes trop bien ancrées.
Dans les années qui suivirent, Internet Explorer acquit cette réputation qui n’allait plus le quitter : une vieillerie. Peu importe que Microsoft ait largement participé à la popularisation du web, la société n’était plus dans le coup. Internet Explorer 7 sort en 2006 avec Vista, mais la nouvelle version fait trop peu, trop tard.
Microsoft était alors bloquée par l’héritage d’Internet Explorer 6. La version 7 marquait un retour vers les recommandations du W3C, mais l’éditeur avait le postérieur assis entre deux chaises : d’un côté les standards, de l’autre les anciennes bidouilles. Internet Explorer 7 intégrait alors un « mode de compatibilité » servant à faire fonctionner les vieux sites si le nouveau moteur rencontrait les fameux quirks.
Les versions de Firefox continuaient pendant ce temps de défiler, confirmant le succès grandissant du panda roux. Mais le passage en open source de Webkit avait intéressé de près un autre géant, de la recherche cette fois : Google. Lorsque Chrome est lancé en septembre 2008, il est précédé par un long sillage de rumeurs.
Dire que Chrome était attendu relève de l’euphémisme. Google jouissait alors d’une image plus lumineuse, où le « Don’t be evil » avait encore du sens. Dès sa sortie, le navigateur se pose comme alternative particulièrement rapide, épousant les standards du web et doté d’une interface épurée qui plaira rapidement à beaucoup.
Il ne dispose pas tout de suite d’extensions, mais elles arriveront quelques mois plus tard, avec la version 4. Elles se reposent alors sur le trio HTML/JS/CSS à l'opposé de la solution plus complète mais aussi plus complexe de Firefox. Un choix désormais généralisé avec les WebExtensions.
En outre, Chrome repose depuis le début sur une base open source, Chromium. Google a également imposé un nouveau rythme de publication des mises à jour avec son navigateur. Les nouvelles versions de Chrome ne sont espacées que de six semaines. Certaines versions sont ainsi riches en nouveautés, d'autres non. Elles permettent dans tous les cas un apport régulier de correctifs, généraux ou de sécurité.
Ce développement rapide a exercé une telle pression qu'aujourd'hui, seuls Edge et Safari ne l'ont pas adopté. Pour Microsoft, à cette époque, on est bien loin d'un tel tapis roulant. Quand Internet Explorer 8.0 sort en 2009, il semble dépassé avant même d’être disponible. Les premiers vrais gros efforts de l'éditeur attendront 2011 et Internet Explorer 9.
L’éditeur commence une sérieuse cure d’amaigrissement, conduisant notamment à une hausse importante des performances, soutenues par un début d’utilisation du GPU pour les traitements graphiques. Mais sans évolution rapide, sans extension et ayant du mal à rattraper son retard sur les standards, rien ne change vraiment : IE garde sa réputation.
Et aujourd’hui ?
Le succès de Chrome est dû à de bonnes qualités techniques et à une propulsion très agressive de Google. De même que Microsoft était accusée de pousser Internet Explorer avec Windows, Google, maitre incontesté de la recherche, a largement profité de son moteur pour vanter les avantages de Chrome.
Un succès devenu incontestable : il s'agit aujourd’hui du navigateur le plus utilisé dans le monde (pas sur Next INpact). Entre temps, Google a même décidé d’opérer son propre fork de Webkit, créant Blink. L’éditeur jugeait que le développement n’allait pas assez vite, ou pas tout à fait dans la bonne direction (comprendre la sienne).
Firefox, à qui le web doit pourtant beaucoup, est loin derrière. Distancé, considéré même comme menacé de disparition, il a depuis quelques mois entamé une grande cure de modernisation avec l'initiative Quantum, qui s'emploie à en changer le moindre rouage. Avec des bénéfices très nets à la clé.
L’avènement de Blink a provoqué du remous, notamment chez Opera. L’entreprise norvégienne a laissé tomber son moteur Presto et a opéré un élagage radical. Opera 15, basé sur Blink, ne contenait pas la moitié des fonctions de la version 12. Ce n’était plus une suite logicielle, mais un simple navigateur ressemblant beaucoup à Firefox à ses débuts : épuré et allant à l’essentiel. Il s’est bien sûr (et heureusement) enrichi avec le temps.
Cette énorme cassure n’a pas plu à une partie des employés d’Opera. Ils sont donc partis pour créer une entreprise et leur propre navigateur : Vivaldi. Plutôt que de chercher à concurrencer les mastodontes existants, Vivaldi a été conçu pour plaire aux power users, avec une interface très personnalisable, une gestion des onglets très complète et de nombreuses fonctionnalités. Comme Opera, il récupérait au passage des atouts liés à Blink, notamment toutes les extensions.
Et chez Microsoft ? On trouve Edge, présent dans Windows 10. Le navigateur n’a plus aucun rapport avec l’ancien Internet Explorer. Le moteur d’IE11 avait été choisi, puis les ingénieurs en avaient découpé tout l’ancien code. Edge est aujourd’hui un navigateur particulièrement rapide et son support des standards du W3C est pratiquement égal aux autres.
Malheureusement, il affiche un vrai manque de fonctionnalités. Des éléments aussi simples que l’import des données depuis d’autres navigateurs ont mis bien longtemps à se manifester.
Bien sûr, ce tableau général n’évoque que les ordinateurs, car la bataille est tout aussi active sur l’environnement mobile. La communication des navigateurs entre appareils devient d’ailleurs un point important dans la concurrence exacerbée que se livrent les entreprises.
Dans nos prochains articles, nous nous pencherons d’abord sur les deux gros navigateurs d’aujourd’hui, Chrome et Firefox, avant d’examiner de plus près des moins connus, comme Opera, Vivaldi ou encore… Edge, puisque Microsoft n’est plus qu’un outsider parmi d’autres aujourd’hui.