À la mode chez les élus, la smart city ferait le bonheur des entreprises vendant des solutions clés en main aux collectivités. Hier matin, France Stratégie, la Firip et la Caisse des dépôts ont présenté un guide pour sortir de ce carcan avec deux mots d'ordre : construire sa propre plateforme et fédérer.
Maintenant que le très haut débit se déploie en France, la « smart city » et les « smart territoires » sont les prochaines étapes annoncées du numérique en ville et en campagne. Hier matin, France Stratégie, la Caisse des dépôts et la Fédération des industriels des réseaux d'initiative publique (Firip) ont présenté un guide pour aider les collectivités à devenir « smart ». Sur 60 pages, il détaille la marche à suivre, des besoins de connecter chaque territoire à la protection des données personnelles.
Pour la Firip, lobby d'industriels des réseaux, la prochaine étape pour le pays et ses membres est bien la transformation des territoires en plateformes numériques. Une fois la fibre posée, il faut bien leur donner une utilité pour les collectivités, via des réseaux d'objets connectés et des plateformes de données publiques.
Si le guide promet monts et merveilles, le ton des discussions de la matinée était bien plus mesuré, voire négatif par moments. Certains acteurs, dont le Commissariat général à l'égalité des territoires (CGET) et l'ex-député Luc Belot, préviennent d'une vision idéalisée des territoires connectés, portée par des mastodontes de l'informatique.
Un vrai effet de mode
Le guide est une ode au « smart », paré de toutes les vertus : attractif, efficace, inclusif, résilient, serviciel et durable. L'installation d'infrastructures numérique et d'une plateforme pour en exploiter les données serait la clé pour sauver les territoires dans ce nouveau monde. Pour Bérengère Mesqui, directrice du département développement durable et numérique de France Stratégie, l'appellation « smart » en elle-même dénote d'un « effet de mode » sur le sujet.
Les motivations exposées dans le guide sont nombreuses. La première est la volonté d'économies, le document chiffrant des gains de centaines de milliers d'euros pour certaines villes, par exemple via des éclairages publics en LED. Les collectivités peuvent aussi profiter du renouvellement d'un contrat public, vouloir simplifier l'accès aux services publics, associer les citoyens, « favoriser l'inclusion », renforcer la collectivité sur un point particulier, vouloir développer l'attractivité ou « adhérer à un projet proposé par un industriel ».
Pourtant, rares sont aujourd'hui les projets à dépasser le stade de la ville, comme à Dijon. La plupart tiendraient plutôt à l'échelle de quartiers. L'ombrelle « smart » recouvre d'ailleurs de nombreux sujets : d'une consultation publique en ligne sur le budget à l'installation de postes de visioconférence pour des consultations médicales à distance, en passant par du financement participatif.
Parmi les projets mondiaux passés en revue par France Stratégie, des limites apparaissent clairement, expose Bérengère Mesqui. Le budget participatif mis en place par la mairie de Paris n'aurait pas pris comme souhaité, revenant au besoin de fournir des guichets physiques. Le crowdfunding de projets spécifiques poserait de nombreuses questions, dont la légitimité de l'impôt ou les inégalités selon les moyens des habitants.

De nombreuses mises en garde
Les industriels tiennent une place de choix dans ce monde « smart », comme le relevait avec effroi la CNIL en octobre dernier (voir notre analyse). Le cerbère des données personnelles s'inquiétait ouvertement de leur possible mainmise sur la conception et les données des citoyens. La commission questionnait aussi une vision des villes comme flux à réguler, voire fluidifier, au possible détriment des citoyens.
L'une des tables rondes a fait l'effet d'une douche froide. Pour Hugo Bevort, directeur des stratégies territoriales au CGET, « la smart city est un concept commercial. Ceux qui en parlent le mieux sont ceux qui hantent les allées du Salon des maires avec des solutions intégrées ».
C'est la grande peur exposée hier matin : que des groupes privés, dont les mastodontes de l'informatique, comme les GAFAM ou IBM (très actif dans le domaine depuis 2010) ne s'accaparent le dossier. « Il ne faut pas partir d'une solution clé en main à l'esthétique Sim City mais des remontées du territoire », pour éviter la déception face à des produits inadaptés, assène Bevort.
Pour lui, la smart city serait aujourd'hui l'occupation de « geeks » chez certaines collectivités, « convaincus d'être dans la modernité mais ne répondant pas aux besoins des citoyens ». Il veut donc que les élus prennent eux-mêmes en main la question, en se « réarmant », c'est-à-dire en gagnant en compétences sur le numérique et les infrastructures. De quoi résister aux discours commerciaux ou à des tentations court-termistes. Cette formation, « c'est le rôle de l'État ».
Le député Luc Belot, rapporteur de la loi Numérique et auteur d'un rapport sur les « smart cities », a un discours aussi offensif. « On est dans une smart city de dircom et de dircab qui font des coups, pour une petite couverture ou un article dans la Gazette des communes » déplore-t-il.
Il se montre aussi « dubitatif » face à la civic tech, qui n'aurait pas de modèle économique et encore moins d'efficacité pour mobiliser au-delà de ceux qui répondent habituellement. Selon lui, aller chercher physiquement les citoyens, par exemple en affichant une enquête sur les transports dans le métro, est bien plus efficace. Pour Julie de Brux, cofondatrice de Citizing Consulting, qui a évalué la viabilité de cinq projets, les collectivités se demandent encore si la « smart city » est un gadget ou utile.
Des projets à construire de A à Z
Le guide présenté hier expose surtout la marche à suivre pour monter un projet « smart ». État des lieux, évaluation du retour sur investissement, feuille de route... Toutes les étapes y passent. Dont l'adaptation du projet à chaque strate administrative, de la région à la ville, l'association des partenaires privés et des écosystèmes locaux « innovants », l'implication des citoyens et, bien sûr, la construction d'une infrastructure numérique (réseaux, capteurs et plateformes de services à partir des données).
Si un projet n'est pas directement rentable pour la collectivité, il doit au moins apporter un gain assez important aux habitants. Une évaluation « socio-économique » qui serait bien à la portée des collectivités, pour Bérengère Mesqui.
Une organisation complexe, voire intimidante
Trois options s'offrent à ces territoires :
- Acheter une solution clés en main auprès d'un grand groupe (au risque d'en devenir dépendants, lui et ses partenaires)
- Construire sa propre plateforme après un appel d'offres
- Passer à des outils open source, qui ont le mérite de l'ouverture et de l'interopérabilité, mais demandent une importante montée en compétences, comme les réseaux d'initiative publique depuis 2004
Surtout, il faut définir à quel échelon territorial mener chaque projet. Plus la densité de population est basse, moins les gains seraient évidents. Pour Luc Belot, il faut bien combattre l'idée que c'est le domaine réservé des grandes villes, qui ont déjà grandement bénéficié de l'extension des réseaux.
Interrogée, Bérengère Mesqui relativise la vision d'une « smart city » aujourd'hui menée par des intérêts commerciaux. Elle reconnaît tout de même le risque de voir les collectivités territoriales isolées dans la construction de leurs projets, notamment face aux acteurs privés. D'où le besoin de les accompagner, que le CGET semble vouloir remplir, en plus d'acteurs locaux comme le SICTIAM.
Reprendre la main sur les données des citoyens
Le nerf de la guerre reste la donnée. Des problèmes se posent déjà sur celles existantes. D'un côté, parce que des collectivités ont tendance à s'appuyer sur ces fameuses offres clés en main, se souciant peu du destin des informations de leurs citoyens. De l'autre, parce que lesdites collectivités confient la gestion de leurs activités à des sociétés privées, en « silos », celle gérant certains parkings n'étant pas celle s'occupant des transports publics.
Le guide recommande donc de créer une gouvernance de la donnée, avant toute chose. Ce qui passe par la reprise en main des données existantes, à l'occasion de renouvellements de délégations de service public par exemple. Car la grande promesse du territoire « smart », au fond, est d'interconnecter tous les silos de données pour guider l'action publique. Au-delà des grands mots, il s'agit d'exploiter toutes ces informations pour mieux comprendre ce qui se passe.
Pour Luc Belot, une autre question se pose sur les grands services, « sur lesquels la collectivité n'a pas la main ». Il prend l'exemple d'une petite rue calme entre deux grands boulevards. Si les élus ont voulu en faire un havre de paix, des applications comme Waze recommanderont de passer par elle en cas d'embouteillage sur les axes parallèles, quoi qu'en pensent les élus et habitants. Il réitère d'ailleurs le besoin de cadrer les ambitions de gestion algorithmique des villes, qui seraient illusoires.
La protection des données, un cheveu sur la soupe
Dernier sujet, et non des moindres : la responsabilité des collectivités sur les données personnelles. De l'aveu des intervenants, elles se posaient peu la question jusqu'ici, faisant du Règlement général sur la protection des données (RGPD) une menace sérieuse. Elles doivent ainsi respecter la législation votée à la mi-2016 et prendre les mesures nécessaires pour les protéger ; favorisant l'appui sur des acteurs privés.
Le guide, coécrit par la Caisse des dépôts et la Firip, est d'ailleurs pessimiste : « Il ne sera pas toujours possible pour les collectivités d’assurer une conformité totale aux nouvelles exigences du règlement communautaire dès le 25 mai 2018 », c'est-à-dire à son application après-demain.
Le document demande tout de même que de premières étapes soient déjà accomplies, avant de cartographier les traitements de données, mener des études d'impact, organiser des processus internes et réaliser un dossier de conformité au RGPD. Soit un chemin classique, que de nombreuses entreprises ont découvert l'an passé, en étant déjà elles-mêmes en retard (voir notre analyse).
Les auteurs préviennent aussi des moyens de contrôle renforcés de la CNIL, entre autres sur les processus de protection des données. S'ils sont en place, la collectivité est considérée de bonne foi, ce qui peut constituer une circonstance atténuante. Il reste que les acteurs impliqués présentent le RGPD comme un coup de massue imprévisible, quand bien même le texte a été arrêté il y a deux ans.
« La confiance est la clé de voute de ce nouvel écosystème de la donnée. [...] C’est une responsabilité nouvelle pour les territoires mais aussi pour tous les acteurs publics comme privés qui devront de plus en plus assurer aux citoyens que leurs données sont utilisées comme ils le souhaitent et pas par défaut » déclare le document.
La loi adaptant le droit français au RGPD sera d'ailleurs attaquée par des sénateurs devant le Conseil constitutionnel. L'un des motifs est le poids pour les collectivités territoriales, responsables au même titre que des entreprises.
Le président de France Stratégie, Gilles de Margerie, a appelé à une sobriété dans l'amassement et l'utilisation de données personnelles, en ne cédant pas à une dangereuse euphorie.
Pour Étienne Dugas, l'enjeu industriel est aussi important : la « smart city » est une compétence à développer et exporter, avec une approche protectrice des citoyens. Les membres de la fédération sont déjà concernés de près ou de loin par la question. Elle devrait s'ouvrir aux acteurs des territoires connectés, en plus de ceux du très haut débit, pour acter ce changement d'échelle.