La Turquie vient d'être condamnée par la Cour européenne des droits de l'Homme en raison du blocage complet du portail Google Sites. Les juges ont tenu à sanctionner la mesure prise par les autorités locales, qui, voulant restreindre l'accès à un seul site hébergé par le service de Google, ont finalement bloqué le domaine tout entier.
CEDH - Crédits : ifreelancer, CC BY-NC-SA 2.0, Flickr.
En juin 2009, le tribunal d’instance pénal de Denizli décide du blocage d’un site Internet, en ce que son propriétaire était accusé d’outrage à la mémoire de Kemal Atatürk, fondateur et premier président de la République turque. Le site en question avait été créé via le service « Google Sites », proposé par la firme de Mountain View pour faciliter la création et le partage d'un site Web au sein d'un groupe. Ce site se trouvait par conséquent hébergé à l’adresse http://sites.google.com/site/kemalizminkarinagrisi/benimhikayem/atauerk-koessi/at.
Sauf que la mise en place de cette décision s’est traduite par un blocage complet du nom de domaine sites.google.com. Autrement dit, toutes les pages hébergées se trouvaient par conséquent inaccessibles, y compris celles qui n’étaient pas concernées par la décision des magistrats turcs. La Présidence des télécommunications et de l’informatique (PTI), en charge de la mesure, s’était justifiée de cette extension en affirmant que c’était le seul moyen technique permettant de bloquer le site litigieux, car son propriétaire résidait à l’étranger.
Atteinte à la liberté d’expression
Ahmet Yildirim fait justement partie de ces personnes qui avaient des pages hébergées sur Google Sites, et qui se sont trouvées pénalisées par le blocage général du site. Après des recours infructueux devant la justice turque, il décide de saisir la Cour européenne des droits de l’homme en janvier 2010, estimant que la mesure portait atteinte à son droit à la liberté de recevoir et communiquer des informations et des idées. Ce turc d’une vingtaine d’années a ainsi fait valoir que la décision de la justice de son pays, qui n’avait aucun rapport ni avec lui, ni avec son site, était contraire à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, relatif à la liberté d’expression.
La CEDH vient d’ailleurs de lui donner raison. « La mesure en cause est constitutive d’une « ingérence d’autorités publiques » dans le droit de l’intéressé à la liberté d’expression, dont fait partie intégrante la liberté de recevoir et de communiquer des informations ou des idées », ont ainsi tranché les magistrats dans une décision rendue hier. Autrement dit, l’État turc a bien violé l’article 10 de la Convention, relatif à la liberté d’expression, notamment au regard « des effets arbitraires » des décisions prises par les autorités turques.
Au passage, les juges ont pointé du doigt le contrôle juridictionnel turc du blocage de l’accès aux sites Internet, qui ne réunit pas selon eux « les conditions suffisantes pour éviter les abus ». Le droit national se trouve ainsi remis en cause, dans la mesure où il « ne prévoit aucune garantie pour éviter qu’une mesure de blocage visant un site précis ne soit utilisée comme moyen de blocage général ». Les juges ont en effet remarqué qu’aucune demande de retrait du contenu litigieux n’avait été effectuée auprès de l’hébergeur, contrairement à ce qui prévaut habituellement.
La Turquie a ainsi été condamnée à verser 7 500 euros à Ahmet Yildirim au titre de son dommage moral, plus 1 000 euros pour frais et dépens. Les juges n’ont cependant pas sommé les autorités locales de faire évoluer leur législation interne.
Des restrictions d’accès qui doivent respecter certaines conditions
En marge de cet arrêt, le juge Paulo Pinto de Albuquerque a tenu à compléter la décision à laquelle il a pris part, insistant sur le fait que les mesures de blocage ne sont pas interdites par la CEDH. Cependant, les législations des 47 pays membres doivent selon ses explications respecter 11 critères minimaux :
- une définition des catégories de personnes et d’institutions susceptibles de voir leurs publications bloquées, telles que les propriétaires nationaux ou étrangers de contenus, sites ou plates-formes illicites, les utilisateurs de ces sites ou plates-formes ou ceux qui mettent en place des hyperliens vers des sites ou plates-formes illicites et qui en souscrivent au contenu
- une définition des catégories d’ordonnances de blocage, par exemple celles qui visent le blocage de sites, d’adresses IP, de ports, de protocoles réseaux, ou le blocage de types d’utilisation, comme les réseaux sociaux
- une disposition sur le champ d’application territoriale de l’ordonnance de blocage, qui peut avoir une portée régionale, nationale, voire mondiale
- une limite à la durée d’une telle ordonnance de blocage
- l’indication des « intérêts », au sens de ceux qui sont exposés à l’article 10 § 2 de la Convention, qui peuvent justifier une ordonnance de blocage
- l’observation d’un critère de proportionnalité, qui prévoit un juste équilibre entre la liberté d’expression et les intérêts concurrents poursuivis, tout en assurant le respect de l’essence (ou du noyau dur) de la liberté d’expression
- le respect du principe de nécessité, qui permet d’apprécier si l’ingérence dans la liberté d’expression promeut de façon adéquate les intérêts poursuivis et ne va pas au-delà que ce qui est nécessaire pour réaliser ledit « besoin social »
- la détermination des autorités compétentes pour émettre une ordonnance de blocage motivée
- une procédure à suivre pour l’émission de cette ordonnance, comprenant l’examen par l’autorité compétente du dossier à l’appui de la demande d’ordonnance et l’audition de la personne ou institution lésée, sauf si cette audition est impossible ou se heurte aux « intérêts » poursuivis
- la notification de l’ordonnance de blocage et de sa motivation à la personne ou à l’institution lésée
- une procédure de recours de nature judiciaire contre l’ordonnance de blocage
Le juge Pinto de Albuquerque conclut en donnant le fond de sa pensée. Selon lui, « le blocage de l’accès à l’Internet ou à des parties de l’Internet pour des populations entières ou des segments de population entiers n’est en aucun cas justifiable, même au nom de la justice, de l’ordre public ou de la sécurité nationale. Ainsi, toute mesure de blocage "aveugle" affectant de manière collatérale des contenus, sites ou plates-formes licites en conséquence d’une mesure visant un contenu, un site ou une plate-forme illicite ne répond pas en soi au principe de nécessité en ce qu’il manque un "lien rationnel", c’est-à-dire une relation instrumentale plausible entre l’ingérence et le besoin social poursuivi. De même, les ordonnances de blocage imposées à des sites et plates-formes qui restent valables indéfiniment ou pour de longues périodes sont équivalentes à des formes inacceptables de restriction préalable, en d’autres termes à de la pure censure ». Même si cette opinion n’est donnée qu’à titre indicatif, elle permet d’entrevoir la teneur des débats passés et à venir au sein de la CEDH.
Rappelons enfin que la Turquie fait régulièrement parler d’elle en raison de ses mesures de blocage en lien avec l’internet. Des sites comme Blogger ou YouTube ont ainsi pu en faire les frais, ce qui permet à l’Electronic Frontier Foundation de souligner « la sordide histoire [turque] de la censure de l’internet ». L’organisation de défense des libertés numériques s’est d’ailleurs félicitée du message « très clair » envoyé par la CEDH, et espère surtout qu’il sera suivi d’effets.