Open Data : le gouvernement veut imposer une large anonymisation des décisions de justice

Le bonheur est dans le prétoire
Droit 6 min
Open Data : le gouvernement veut imposer une large anonymisation des décisions de justice
Crédits : incomible/iStock/ThinkStock

Sous couvert de relancer la mise en Open Data des décisions de justice, le gouvernement entend imposer l’occultation de tous les éléments d’identification des parties et des professionnels de justice. Même les copies de jugement délivrées sur support papier feraient l’objet d’une anonymisation.

Mal rédigée, la loi Numérique? C’est en tout cas l’impression que donne la Chancellerie au travers de son projet de loi « de réforme pour la justice », présenté vendredi 20 avril en Conseil des ministres.

Et pour cause. Son article 19 vient réécrire en quasi-totalité les dispositions introduites dans le texte porté par Axelle Lemaire, alors secrétaire d’État au Numérique, en vue de l’ouverture des décisions de justice. Celles-ci n’ont pour l’heure toujours pas été mises en œuvre, faute notamment de décret d’application.

Vers une anonymisation étendue aux magistrats, avocats, greffiers...

En l’état, la loi Numérique prévoit que tous les jugements rendus par les juridictions civiles et administratives, qu’ils soient définitifs ou non, soient « mis à la disposition du public à titre gratuit ». Et ce après avoir fait l’objet « d’une analyse du risque de ré-identification des personnes ».

Le gouvernement d’Édouard Philippe entend dorénavant préciser que ces décisions devront être mises à la disposition du public à titre gratuit, certes, mais « sous forme électronique, dans des conditions de nature à garantir leur authenticité ».

Surtout, l’exécutif veut faire disparaître les fameuses « analyses de risques » – qui avaient fait couler tant d’encre lors des débats parlementaires (voir notre article). En lieu et place, toutefois, il souhaite que « les éléments permettant d’identifier les personnes physiques mentionnées dans [une] décision » soient « occultés » avant toute mise en ligne – à condition que leur divulgation soit « de nature à porter atteinte à la sécurité ou au respect de la vie privée de ces personnes ou de leur entourage ».

De l’aveu même de la Chancellerie, cela signifie qu’il y aura effacement des nombreux indices relatifs aux individus visés par les jugements (noms, prénoms, numéros de téléphone, adresses, identifiants bancaires, informations cadastrales...), mais aussi à « l'ensemble des professionnels de justice » : magistrats, greffiers, etc. Les mentions portant sur les personnes morales – de type entreprises ou associations – devraient en revanche être maintenues.

Une « mauvaise nouvelle » pour l’Open Data

« C'est une mauvaise nouvelle », soupire un militant de l’Open Data. « L'analyse de risque laissait une large marge d'appréciation aux juridictions. Et elle était faite une fois pour toutes. Là, le texte prévoit explicitement l'anonymisation, notamment pour les noms des magistrats et des avocats. » La récente opposition de la majorité face aux velléités du Sénat sur ce dossier avait d’ailleurs été perçue comme un signal positif.

La différence entre les restrictions réclamées de longue date par la Haute assemblée et le projet de loi de réforme de la justice tient finalement en peu de choses.

Les sénateurs souhaitaient que les modalités de mise en Open Data des décisions de justice « préviennent tout risque de réidentification des juges, des avocats, des parties et de toutes les personnes citées dans les décisions ».

La rapporteure du projet de loi RGPD pour l’Assemblée nationale, Paula Forteza, s’y est opposée la semaine dernière, au motif qu’il serait « impossible » d’empêcher « tout risque de réidentification » des magistrats, des avocats, des parties et de l’ensemble des personnes citées dans les décisions, « sauf à effacer des parties entières des décisions avant leur diffusion au public, ce qui les rendrait illisibles et inexploitables ». Pour la parlementaire LREM, « la prévention de la réidentification doit constituer une obligation de moyens, et non de résultat ».

Or c’est malgré tout une large obligation de résultat qui se profile, puisqu’il devra y avoir occultation de tous « les éléments permettant d’identifier les personnes physiques mentionnées dans [une] décision ». Ce qui n’est d’ailleurs même pas le cas aujourd’hui, le site Légifrance révélant des noms de magistrats et d'avocats notamment. Qu’il faudrait effacer demain si la réforme était votée ?

Dans son étude d’impact, le gouvernement explique qu’il a délibérément choisi de « protéger » les données personnelles de « l'ensemble des professionnels de justice, (...) du fait de la différence de visée et de portée entre la délivrance aux tiers de la copie d'une décision de justice et sa réutilisation dans le cadre de l'Open Data ».

Un caviardage poussé notamment par le Conseil d’État

Les professionnels concernés étaient pourtant très mitigés sur la question, les décisions de justice étant par principe publiques (ce qui implique que le nom des magistrats soit notamment mentionné).

Du côté de l’ordre judiciaire, le premier président de la Cour de cassation s’est ainsi dit défavorable à l’anonymisation. « Les magistrats n'ont pas à rougir des décisions qu'ils rendent », a expliqué Ronan Guerlot, conseiller référendaire, au Point.

Du côté de l’ordre administratif, le Conseil d’État n’est pas du tout sur la même longueur d’onde. « Compte tenu notamment des possibilités d’exploitation et de croisement des données numériques, il convient de prévoir la possibilité d’occulter non seulement les noms des parties et des tiers, mais aussi ceux des magistrats et des personnels de justice mentionnés au jugement », soutient l’institution dans son avis sur le projet de loi Belloubet.

Quant aux avocats, certains rejettent l’anonymisation (qui pourrait au passage les priver d’une certaine publicité gratuite).

Le gouvernement affirme de son côté que l’option retenue « repose sur un équilibre entre l'accès à la décision – qui est entièrement préservé – et le respect de la vie privée des personnes ».

D’un point de vue technique, il reconnait que les occultations à venir sont « de nature à créer une charge supplémentaire pour les greffes  l'état du parc applicatif des services judiciaires ne permettant pas à ce stade de réaliser cette tâche de manière informatique ». L’étude d’impact n’inclut cependant aucun chiffrage, ni même calendrier de déploiement.

Une anonymisation étendue aux copies de décisions papier

L’exécutif va même jusqu’à soutenir que ces opérations d’anonymisation seront d’une « ampleur limitée », au regard des « possibilités nouvellement introduites de refuser de faire droit à des demandes de [communication de] grands volumes de décisions ».

« L’essentiel des décisions de justice ayant désormais vocation à être diffusé en ligne », le texte gouvernemental prévoit effectivement, dans un second temps, que les juridictions ne seront plus tenues de fournir de copie de décisions en cas de « demandes abusives » (« en particulier par leur nombre ou par leur caractère répétitif ou systématique »).

En dehors de ce cas de figure, les greffes devront dorénavant occulter les « éléments permettant d’identifier les parties et les tiers mentionnés dans la décision »  là aussi « si leur divulgation est de nature à porter atteinte à la sécurité ou au respect de la vie privée de ces personnes ou de leur entourage ». La copie transmise au demandeur contiendra néanmoins le nom des professionnels de justice impliqués.

« En rapprochant les régimes applicables, [le projet de loi] limite les risques de contournement des mesures de protection de la vie privée des personnes par l'accès direct de tiers à d'importants volumes de décisions brutes auprès des greffes », se justifie le gouvernement. Autrement dit, la Chancellerie craignait que certains petits malins se servent d’une décision « caviardée » en Open Data pour aller réclamer sa version complète auprès du greffe.

« Personne ne pourra finalement avoir copie d’une décision intégrale qui condamne par exemple un homme politique », s’inquiétait toutefois Antoine Dusséaux, cofondateur du site Doctrine.fr, spécialisé dans la diffusion des décisions de justice, à la lecture de ces dispositions (présentes dans l’avant-projet de loi révélé dans nos colonnes il y a plusieurs semaines).

« La publicité des jugements découle de celle des débats judiciaires, poursuivait l’intéressé. Il faut assurer l’accès intégral des citoyens aux décisions. Sans cela, nous n’aurons plus moyen d’y accéder, sans compter qu’aujourd’hui, cet accès est déjà complexe compte tenu des moyens dévolus aux greffiers ».

Le projet de loi de réforme de la justice a été déposé au Sénat (où il sera examiné à une date inconnue pour l’instant). Le gouvernement ayant enclenché la procédure accélérée, le texte ne devrait faire l’objet que d’une seule lecture par assemblée.

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