Au-delà des expérimentations et des effets d'annonces, la 5G est aussi une histoire de fréquences. Si des opérateurs américains ont déjà des licences dans les 28 GHz, ce n'est pas le cas en France. Pire, il faudra probablement attendre fin 2019 ou début 2020.
Après nous être penchés sur les expérimentations et le déploiement de la 5G à travers le monde, passons à la délicate question des fréquences, élément indispensable pour tous les réseaux de téléphonie mobile. Car la 5G pourra exploiter des blocs existants, notamment en dessous du gigahertz, mais pas seulement.
De 600 MHz à 28 GHz, la 5G s'installe sur toutes les fréquences
Trois gammes de fréquences ont été identifiées afin de s'adapter aux différents cas d'usage :
- Sous 1 GHz : couverture généralisée dans les zones (péri)urbaines et rurales, appui des services IoT
- De 1 à 6 GHz : bon consensus en matière de couverture et de capacité, notamment sur les 3,3 à 3,8 GHz
- Au-dessus de 6 GHz : fréquences pour « l’ultra haut débit », avec un accent mis sur les bandes à plus de 24 GHz
Les régulateurs nationaux se préparent donc à ouvrir aux opérateurs de nouvelles bandes sur les 3,3/3,8 GHz, souvent considérées comme le cœur de la 5G, et les 26/28 GHz... avec plus ou moins de rapidité. Pour rappel, les fréquences sous le GHz sont généralement déjà attribuées pour la 4G, mais réutilisables pour la 5G : 700 MHz par exemple en Europe, 600 MHz outre-Atlantique.
Alors que la guerre se prépare, certains opérateurs n'ont pas attendu, à l'image de Verizon qui a déjà mis plus de 3 milliards de dollars sur la table. Si la France se tient bien dans les expérimentations, ce n'est pas vraiment le cas sur l'attribution des fréquences, comme nous allons le découvrir. Or, sans fréquences, point de 5G.
Consulter notre dossier sur le déploiement de la 5G :
- Le déploiement de la 5G en France, en Europe et dans le monde
- L'attribution des fréquences 5G, le point faible de l'Europe et de la France ?
- [Interview] Sébastien Soriano, Arcep : « Il ne faut surtout pas prendre de retard sur la 5G »
Les blocs de fréquences, l'« or » des opérateurs pour la 5G
Pour fonctionner, la 5G pourra donc réutiliser les fréquences existantes de la 4G, mais se retrouvera avec les mêmes limitations. Seules de petites largeurs de bandes sont disponibles (jusqu'à 20 MHz en général), soit une capacité limitée. C'est pour cela que de nouvelles fréquences sont à l'étude, dans les 3,4-3,8 GHz et au-delà des 24 GHz dans les ondes millimétriques (à peu de choses près).
Des blocs plus larges peuvent y être alloués, avec bien plus de bande passante théorique. Problème, encore faut-il qu'ils soient disponibles et que des licences soient accordées aux opérateurs. Cette étape passe généralement par une phase d'enchères. L'Europe s'est penchée sur la question afin de proposer une solution aussi uniforme que possible chez ses États membres. Une harmonisation qui prend du temps, beaucoup (trop) de temps selon certains.
Au CES, Wassim Chourbaji (vice-président de Qualcomm) était revenu sur la situation de la 5G en Europe. La société s'attend à ce que les enchères pour les bandes de 3,6 et 26 GHz débutent dès cette année dans l'Union, en continuant l'année prochaine selon les pays :
Les enchères sur les 3,6 GHz se préparent en Italie et en Australie
En Europe, les premiers réseaux commerciaux 5G pourraient ainsi ouvrir dès l'année prochaine (contre 2018 pour les États-Unis). En 2020, une grande ville par pays de l'Union devrait disposer (au moins partiellement) de la 5G ; c'est du moins le souhait de la Commission. Enfin, « toutes les zones urbaines et les voies de transport » seraient couvertes en 5G en 2025. Ce calendrier n'a rien de nouveau, puisqu'il avait déjà été évoqué par l'Arcep dans son rapport de mars 2017 sur les enjeux de la 5G (lire notre analyse).
Certains pays sont plus en avance que d'autres. Le régulateur italien par exemple,
. Il espère récupérer au passage 2,5 milliards d'euros.Dans le même temps, le Département des communications et des arts d'Australie annonce avoir approuvé son processus pour mettre en vente 125 MHz dans la bande des 3,6 GHz.
AT&T met 1,6 milliard sur table, Verizon double la mise
Outre-Atlantique, la course aux ondes millimétriques ne date pas d'hier. En avril 2017, AT&T mettait 1,6 milliard de dollars sur la table pour tenter de racheter l'opérateur Straight Path. Il lorgnait principalement sur son portefeuille de 133 licences dans les 28 GHz et 733 dans les 39 GHz, couvrant l'ensemble des États-Unis.
Quelques semaines plus tard, réponse du berger à la bergère avec une surenchère de la part de Verizon : l'opérateur doublait la mise avec 3,1 milliards de dollars. « Verizon a maintenant toutes les pièces en place pour accélérer rapidement le déploiement de 5G » vantait alors l'opérateur dans son communiqué. Avec des licences achetées à prix d'or, nul doute que Verizon voudra les rentabiliser au plus vite, et donc mettre sur pied des réseaux 5G sur les 28 GHz.
Vous l'avez certainement remarqué, mais il est question de 26 GHz en Europe et 28 GHz aux États-Unis, c'est normal. Il s'agit de deux bandes identifiées par la GSMA : la bande 258 (ou 26 GHz) du 3GPP renvoie à la plage de fréquences entre 24,25 et 27,5 GHz. De son côté, la bande 257 (ou 28 GHz) fait référence à la plage de fréquences situées entre 26,5 et 29,5 GHz.
Il existe également d'autres ajustements à la marge sur les blocs de fréquences, comme résumé dans ce document :
In a single slide: the 5 spectrum bands today considered for #5G in pioneer countries according to @docomo #EU5GConf pic.twitter.com/x9iOyrwGsX
— Gilles Brégant (@GillesBregant) 12 février 2018
Et la France alors ?
La France ne lancera les enchères que tardivement comparé à certains de nos voisins, sans compter qu'il faut ensuite attendre que les opérateurs reçoivent leurs autorisations, avant d'attaquer le déploiement... en espérant que les blocs soient disponibles. Pour rappel, le réaménagement des 700 MHz ne sera terminé qu'en juin 2019 alors que les enchères se sont déjà déroulées en novembre 2015, soit un délai de presque quatre ans entre les deux.
Rappelons tout de même que la 5G pourra débuter avant, selon le bon vouloir des opérateurs. En effet, rien ne les empêche d'utiliser des bandes de fréquences dont ils disposent déjà en 4G pour de la 5G (suivant les accords avec le régulateur). En France, des blocs sur les 3,5 GHz et 26 GHz sont évoqués, mais aussi aux alentours de 1,4 GHz.
Concernant le calendrier de mise aux enchères, Sébastien Soriano, président de l'Arcep, nous déclare qu'il faut encore dessiner les contours de la 5G. « Nous sommes dans notre rôle d'architecte, pour délimiter les blocs de fréquences, définir les obligations de couverture et de qualité de service [...] La 5G n'arrivera qu'en milieu de cette année. On pourra donc lancer la précommercialisation et, une fois les retours en mains, soit fin 2019 ou courant 2020, on pourra mener cette grande attribution des fréquences ». Le calendrier précis dépendra des retours, expérimentations et autres projets pilotes.
L'Europe (et donc la France) en ordre de bataille...
Notez que cela ne concernera pas des bandes basses comme les 600 MHz, déjà attribuées aux États-Unis. L'Agence nationale des fréquences (ANFR) rappelle en effet que, « pour donner au secteur audiovisuel une visibilité suffisante pour organiser la modernisation de la diffusion, le Parlement a prévu que la bande 470 – 694 MHz resterait affectée aux services audiovisuels jusqu’en 2030 ».
L'Europe marche sur des œufs lorsqu'il s'agit de déploiement de la 5G. Lors d'une déclaration récente, le président du Berec (qui regroupe les Arcep européennes) Johannes Gungl, explique que « la 5G est notre priorité absolue cette année [...] Nous avons beaucoup de sujets sur lesquels travailler, mais tous dans le but d'identifier et éliminer les obstacles au déploiement rapide de la 5G, mais aussi de vérifier si les pratiques actuelles sont adéquates pour la 5G ».
Andrus Ansip, le commissaire européen chargé du marché unique numérique, en remettait une couche lors du MWC : « nous n'avons plus le temps de réfléchir ou de nous battre pour savoir qui coopère avec qui ». Il lançait également un message depuis Barcelone : il faut « basculer immédiatement dans la 5G ». Le directeur de Nokia, Rajeev Suri était moins tendre avec le vieux continent : « La demande pour la 5G sera surtout forte en Asie et aux États-Unis, alors que l'Europe sera à la traîne jusqu'en 2019 au moins ».
... mais il reste encore du travail
Lors du MWC, « intervenants dans les débats et représentants des entreprises du secteur se plaignent tous des processus administrativement lourds et coûteux nécessaires à l’achat de spectres radio en Europe comparé aux procédures asiatiques ou américaines », rapportaient nos confrères d'Euractiv.
Bref, sur l'attribution des fréquences, l'Europe et la France ne sont pas en avance, loin de là. Comme le rappelle l'ANFR, les propositions et conditions d'harmonisation sur les bandes de 3,4 à 3,8 et 26 GHz en Europe ne sont pour le moment qu'à l'étape de consultation publique (ici et là). Pendant ce temps-là, Ajit Pai, président de la FCC, annonce que les États-Unis mettront aux enchères deux bandes de fréquences en novembre.
La question de l'investissement
Dans sa présentation à Barcelone, Qualcomm affirmait qu'en Europe, « les niveaux d'investissements actuels sont insuffisants » pour le déploiement de la 5G. La faute à l'ARPU (revenu moyen par abonné) en baisse depuis plusieurs années sur le vieux continent. Pour le constructeur, il faut mettre en place « une politique afin de créer de la demande, autoriser le partage réseau et réduire les frais d'utilisation du spectre ».
Qualcomm s'essaie ensuite à une prévision de long terme. Avec le niveau actuel d'investissement, la 5G n'atteindrait que 60 % de la population française en 2025 et un peu plus de 70 % en 2030. Avec le partage des infrastructures, il serait question de respectivement près de 75 et 85 %, contre 90 % et un peu moins de 100 % avec 10 % d'investissements supplémentaires.
« Nous voulons le beurre et l'argent du beurre. Nous voulons le rattrapage de la 4G et que la France soit pionnière de la 5G. L'enjeu est d'avoir un calendrier ambitieux sur la 5G. » Le régulateur compte donc bien veiller au maintien de l'investissement avec l'arrivée de la 5G.
Sur le sujet, Andrus Ansip y va de sa petite comparaison avec nos voisins d'outre-Atlantique : « Quand on investit 1 euro, les Américains, eux, investissent 2 euros. C'est pour cela que l'on ne fait pas aussi bien ». Et ce n'est pas tout : l'investissement nécessaire pour la 5G en Europe serait près de deux fois supérieur à celui en Amérique.
Concrètement, cela revient à 275 milliards de dollars de la part des cinq grands opérateurs américains, selon le patron de Sprint, Marcelo Claure, cité par Les Échos. En Europe, la facture grimperait entre 370 et 615 milliards si l'on en croit les prévisions de Tim Höttges, PDG de Deutsche Telekom. Jean-Pierre Bienaimé, secrétaire général de la 5GIA, en rajoute une couche : « En France, les opérateurs sont encore en train de dérouler la fibre et la 4G. Ils ne veulent pas déployer une demie-5G ».
Pour John Giusti de la GSMA, « si l’UE veut réellement avancer sur la 5G, les États membres doivent unir leurs forces et faire preuve de l’esprit d’initiative nécessaire pour rassurer les investisseurs ». Bref, oui l'Europe traine des pieds sur l'harmonisation des fréquences et leur attribution. En parallèle, l'Arcep regrette que les opérateurs français ne soient pas plus engagés dans des développements de réseaux 5G, au-delà de la simple expérimentation.
Les autorités et opérateurs européens ont donc moins de deux ans pour cadrer et déployer concrètement la 5G, au risque de manquer la « révolution » tant voulue par la Commission européenne.