Mardi 6 février, SpaceX a fait décoller sa première fusée Falcon Heavy, le plus gros lanceur actuellement en service. Il est composé d'une Falcon 9 avec deux boosters latéraux recyclés. Le lanceur a ensuite envoyé une Tesla dans la direction de Mars. Retour sur cet événement « historique » et ses conséquences.
Ce décollage était attendu depuis plusieurs années, mais il a été maintes et maintes fois repoussé. Elon Musk s'était déjà expliqué sur ces retards à l'allumage : « nous avons dû repenser presque tout, excepté l'étage supérieur, afin de supporter une charge plus importante ». Il ne s'agit donc pas seulement de coller deux boosters latéraux : Falcon Heavy « est bien plus un nouveau vaisseau que nous le pensions au départ » indiquait le PDG de SpaceX il y a quelques mois.
Pour rappel, cette fusée reprend la même base que Falcon 9 avec un premier étage renforcé sur lequel viennent se fixer deux boosters supplémentaires. Il s'agit là encore de deux premiers étages de la fusée Falcon 9 (trois au total donc). Dans le cadre du lancement d'hier, ils avaient déjà été utilisés auparavant : l'un pour la mission Thaicom 8 en mai 2016, l'autre CRS-9 en juillet 2016.
Vous pouvez revivre ce lancement « historique » dans la vidéo ci-dessous. Après une présentation, le décollage débute à 22 minutes (vous pouvez changer de caméra pour suivre le lancement ou la salle de contrôle de SpaceX avec la liesse des employés) :
Au-delà du spectacle assuré d'une main de maitre par Elon Musk, plusieurs enjeux économiques et stratégiques se cachent derrière ce lancement. En effet, SpaceX peut désormais revendiquer la couronne du lanceur pouvant emporter dans l'espace la plus grosse charge utile... au moins à l'heure actuelle.
SpaceX a le plus gros... mais la NASA a déjà fait mieux il y a plus de 40 ans
D'abord quelques chiffres sur Falcon Heavy. La fusée mesure 70 mètres de haut pour 12,2 mètres de large. Sa masse au décollage est de 1 420 tonnes avec une poussée de 22 819 kN au niveau de la mer et de 24 681 kN dans le vide (soit l'équivalent de 18 avions 747 à pleine puissance).
Voici ensuite la charge utile que peut emporter la fusée avec, entre parenthèses, les valeurs de Falcon 9 :
- Orbite basse (LEO) : 68,8 tonnes (22,8 tonnes)
- Orbite géostationnaire : 26,7 tonnes (8,3 tonnes)
- Mars : 16,8 tonnes (4 tonnes)
- Pluton : 3,5 tonnes (non précisé)
Un record sans équivalent actuellement et permettant à SpaceX de changer de dimensions sur l'échiquier des entreprises capables d'envoyer des fusées dans l'espace. À titre de comparaison, Ariane 5 ECA peut déposer 20 tonnes en orbite basse et 10 tonnes en géostationnaire. Le lanceur Proton M des Russes grimpe jusqu'à respectivement 22 et 6 tonnes, tandis que Delta IV Heavy d'ULA (United Launch Alliance) pousse à 28,4 et 14,2 tonnes.
Mais tout cela n'est rien à côté du « monstre » Saturn V, la fusée pensée et utilisée par la NASA pour envoyer des hommes sur la Lune. Elle a été exploitée par l'agence américaine dans le cadre du programme Apollo dans les années 60 et 70. Elle mesurait 111 mètres de haut (soit 41 mètres de plus que Falcon Heavy) et affichait une poussée de... 34 500 kN, soit 50 % de plus que Falcon Heavy, excusez du peu.
En orbite basse, Saturn V pouvait envoyer 118 tonnes de charge utile, et jusqu'à 47 tonnes sur la Lune. Plus d'une dizaine de lancements ont été effectués entre 1967 et 1973, sans aucun échec au décollage. Le dernier lanceur (modifié pour l'occasion) a servi pour mettre en place la station spatiale Skylab (désorbitée en 1979).
En guise d'hommage, de clin d'œil ou de provocation (au choix), SpaceX a fait décoller sa fusée depuis le pad 39A de Cap Canaveral... celui-là même d'où partaient également les fusées Saturn V des missions Apollo.
Réduction des coûts avec un « modèle de production très efficace »
Pour arriver à ses fins, SpaceX n'est pas partie d'une copie blanche. La société a repris exactement la même base que Falcon 9 en lui collant deux boosters latéraux en plus. Si cela parait simple sur le papier, plusieurs années de travail étaient tout de même nécessaires pour arriver à ce résultat. Côté matériel, le corps de la fusée a été renforcé pour tenir le coup et l'on peut supposer que de nombreux ajustements ont été nécessaires sur l'avionique. Le reste est par contre identique, permettant de faire des économies sur le coût de construction.
La société va même plus loin puisque, pour ce lancement inaugural, les deux boosters latéraux étaient recyclés de précédentes missions, comme les moteurs du premier étage central. Cerise sur le gâteau, SpaceX a récupéré deux de ses trois boosters, le « Core » a loupé son atterrissage sur une barge en pleine mer alors que les deux latéraux sont venus se poser sur la terre ferme avec une synchronisation quasi parfaite. Vous pouvez écouter les « bangs supersoniques » dans cette vidéo (ils étaient pour rappel prévus).
Falcon Heavy side cores have landed at SpaceX’s Landing Zones 1 and 2. pic.twitter.com/oMBqizqnpI
— SpaceX (@SpaceX) 6 février 2018
Durant la conférence de presse suivant le lancement, Elon Musk explique que le premier étage avait « apparemment pénétré dans l'eau à une vitesse de 480 km/h »... avec les conséquences tragiques que l'on peut supposer. Les moteurs n'ont visiblement pas joué leur rôle pour freiner la fusée : un seul se serait rallumé sur les trois nécessaires.
Quoi qu'il en soit, avec Falcon 9 et Heavy, SpaceX continue d'appliquer son « modèle de production très efficace économiquement » dont parlait Jérôme Vila (20 ans au CNES et il a travaillé sur Ariane 5) il y a quelque temps. Il s'agit en fait de transposer dans le monde du spatial le principe de production en série de l'automobile.
Il s'appliquera d'ailleurs à Ariane 6. La fusée européenne exploitera en effet un moteur Vulcain 2.1 dérivé du Vulcain 2.0 équipant les fusées Ariane 5 dont la fiabilité n'est plus à prouver, « afin d’en simplifier la production et d’en réduire les coûts » expliquait récemment ArianeGroup. Le premier lancement est prévu pour 2020.
Au final, SpaceX affirme que « Falcon Heavy va devenir le lanceur de charge lourde le plus rentable au monde ». L'entreprise ajoute qu'elle serait capable d'envoyer deux fois plus de charge utile que Delta IV Heavy « pour un tiers du prix ». « À 90 millions de dollars par lancement, c'est aussi le lanceur lourd le moins cher actuellement disponible. Le Delta IV Heavy, par exemple, coûte généralement entre 350 et 400 millions de dollars par lancement » ajoute l'analyse Bill Ostrove à Mashable.
Elon Musk roi de la comm'
Si le lancement de SpaceX fait les gros titres des journaux, c'est aussi à cause de son chargement : le roadster Tesla d'Elon Musk avec un mannequin (baptisé Starman) équipé d'une combinaison spatiale (elle avait été présentée sur Instagram en août dernier) derrière le volant. D'ailleurs, ce petit tour dans l'espace était l'occasion pour l'entreprise de tester cette dernière dans des conditions réelles.
Vous en voulez encore ? L'autoradio jouait Space Oddity de David Bowie (une chanson déjà reprise par Chris Hadfield depuis la Station Spatiale Internationale) tandis que l'écran principal affichait « Don't Panic » en référence au Guide du voyageur galactique.
Et ce n'est pas fini... Le JPL nous apprend que dans la voiture se trouve un jouet Hot Wheels Tesla avec un mini-Starman à l'intérieur. Un périphérique de stockage comprend une copie du roman de science-fiction Fondation d'Isaac Asimov, une plaque avec le nom des 6 000 employés de SpaceX, etc. Bref, tous les ingrédients pour assurer le buzz. D'ailleurs, le direct sur YouTube du lancement a explosé les compteurs en devançant le second live le plus regardé sur la plateforme, après le saut en chute libre de Felix Baumgartner.
Ce n'est pas la première fois que SpaceX « s'amuse » ainsi. Pour le premier vol de la capsule Dragon, un chargement « top secret » prenait place. Finalement, Elon Musk avait révélé qu'il s'agissait d'une meule de fromage français (de Brouère, en Lorraine) de 12 kg et de 43 cm de diamètre. Il s'agissait alors de rendre un hommage aux Monty Python.
Cette fois-ci le PDG de Tesla et SpaceX réunit ses deux sociétés dans une course aux étoiles pour le bonheur des fans des deux marques. Le souci du détail a été loin puisque la voiture est équipée de caméras permettant de suivre en direct sa course autour de la Terre (pendant plusieurs heures). De quoi obtenir des images complètement délirantes d'une voiture dans l'espace.
Après 5h à tourner en rond, les moteurs ont été remis en route afin de propulser Starman et sa voiture en direction de Mars. Selon certaines estimations, la Tesla devrait s'approcher au plus près à 7 millions de km de la planète rouge le 8 octobre 2020, insuffisant pour entrer dans sa sphère d'influence. Elle continuera donc sa route vers la ceinture d'astéroïdes (mais ne devrait finalement pas l'atteindre) et tournera autour du Soleil sur une orbite elliptique... probablement pendant des millions d'années.
Par contre, il ne faudra pas attendre de nouvelles images, la batterie n'était prévue que pour durer 12 heures environ. Dernier détail : sur le PCB de la voiture se trouve l'inscription « fabriquée sur Terre par des humains »... si jamais des extraterrestres sachant lire l'anglais passent dans le coin, on ne sait jamais !
Un succès salué par la communauté
Pour revenir sur le sujet principal, à savoir le décollage avec succès de Falcon Heavy et la récupération de deux des trois boosters, les réactions ont été nombreuses. La NASA a par exemple publié un communiqué officiel pour féliciter son partenaire et concurrent. Rappelons en effet que SpaceX a signé un accord de 20 ans avec la NASA pour exploiter sa rampe de lancement et qu'elle réalise certaines missions pour son compte.
« Tous ceux qui travaillent dans ce secteur connaissent les efforts nécessaires pour arriver au premier vol de n'importe quel véhicule et nous reconnaissons l'immense accomplissement dont nous avons été témoins aujourd'hui » lâche Robert Lightfoot, administrateur par intérim de l'agence spatiale américaine. « Je suis vraiment fier du travail acharné de notre équipe, en particulier à Kennedy, pour le transformer en une base de lancement multi-utilisateur ». Il reviendra d'ailleurs plusieurs fois sur cette orientation « multi-utilisateur » du centre spatial... un message à faire passer peut-être ?
Donald Trump y a également été de son petit tweet pour l'occasion. Pour le président, ce lancement « montre l'ingéniosité américaine à son meilleur niveau ». Pour rappel, ses relations avec Elon Musk sont mouvementées : ce dernier avait rejoint le conseil stratégique de Trump fin 2016, avant de prendre ses distances mi-2017 lorsque les États-Unis quittaient l'accord de Paris.
Jeff Bezos, concurrent de SpaceX avec sa société Blue Origin, avait souhaité bon courage à Elon Musk début février. Depuis, il a simplement lâché un « Woohoo » en guise de félicitation. Le patron d'Amazon avait présenté fin 2016 sa fusée réutilisable New Glenn capable d'envoyer des satellites en orbite (contrairement à New Shepard).
« C’était incroyable, comme un film de science-fiction qui se concrétise [...] Ils ont réussi. Bravo » s'extasie Dava Newman, ancien patron de la NASA, désormais au MIT. Il y en a eu beaucoup d'autres du même genre, trop pour les lister toutes.
Au bord du gouffre il y a 10 ans, SpaceX rend désormais l'espace « cool »
Gautier Brunet, directeur opérationnel de ThrustMe (une société fabriquant des propulseurs électriques) revient sur ce lancement auprès des Échos : « Quand je travaillais sur Ariane 5 il y a quelques années, tout le monde se moquait d'Elon Musk. Mais il a montré qu'un acteur privé pouvait faire ce que seules des agences gouvernementales faisaient auparavant. Il a rendu l'espace "cool" à nouveau, comme dans les années 1960-1970 ».
Un enthousiasme alimenté par une copieuse communication autour du projet... et d'autres comme sa « BFR » (Big Falcon/Fucking Rocket). Un projet paraissant complètement fou dont le but est de proposer des voyages sur Terre, vers la Lune, Mars et l'ensemble du système solaire, là encore avec une fusée réutilisable.

Quelle cadence pour la production et lancement de Falcon Heavy ?
Maintenant que l'essai est transformé, la partie peut commencer... et elle promet d'être longue. En effet, le prochain lancement ne devrait pas avoir lieu avant « trois à six mois » selon Elon Musk. De son côté, la cadence dépendra de deux facteurs : la capacité de SpaceX à produire son premier étage renforcé et les demandes des clients, explique The Verge. Si les boosters latéraux ne posent pas de problèmes (ils sont identiques au premier étage de Falcon 9) et que le « Core » de la fusée utilise les mêmes moteurs que Falcon 9, le tube métallique doit être modifié et grandement renforcé avant chaque vol.
Mais cela ne devrait pas être un souci pour SpaceX : « nous pouvons vraiment produire des Falcon Heavy à un rythme assez rapide. Quelle que soit la demande, nous serons en mesure d'y répondre » affirme Elon Musk, endossant probablement son costume de conseiller de vente au passage.
Le dirigeant a réaffirmé à l'occasion de ce lancement qu'il prévoyait plusieurs décollages par an, mais sans plus de précision. Il en profite pour rappeler que cette « fusée peut placer des objets directement vers Pluton et même au-delà, sans avoir besoin de faire un arrêt ».
SpaceX espère donc probablement gagner des contrats du côté de l'armée (la société dispose déjà d'un agrément avec l'Air Force) ayant besoin d'envoyer de gros satellites sur une orbite géostationnaire (36 000 km de la Terre). Elle vise probablement aussi l'exploration spatiale en se proposant de livrer à domicile des missions d'études des astres de notre système solaire. Dans les deux cas, il faudra avant que Falcon Heavy prouve sa fiabilité.
La relève arrive avec la « Big Falcon Rocket »
Lors d'une conférence de presse, Elon Musk se laisse aller à quelques digressions : « Si nous le voulions, nous pourrions ajouter deux boosters latéraux supplémentaires, et faire un Falcon Super Heavy » avec donc pas moins de 45 moteurs. « Nous obtiendrons alors probablement une poussée de plus de 40 000 kN ou quelque chose comme ça... Cela nous donnerait une capacité de charge utile équivalente à Saturn V, ou très proche ». Mais rien ne laisse présager qu'une telle fusée verra réellement le jour.
En effet, les yeux sont désormais tournés vers BFR. Elle devrait dépasser Saturn V avec 150 tonnes de charge utile en orbite basse... du moins selon les dernières prévisions d'octobre 2017. Un an auparavant, Elon Musk annonçait 300 tonnes en orbite basse pour son lanceur dans sa version entièrement réutilisable (550 tonnes sinon). Mais peut-on croire aux annonces d'Elon Musk ?
En 2016 (lors de la première grosse annonce de SpaceX sur la colonisation de Mars), François Forget, astrophysicien au CNRS et spécialiste de Mars, expliquait que oui, Elon Musk devait être pris au sérieux : « Quand il parle de ses plans pour construire une énorme fusée, la plus grosse fusée jamais construite, il y a plein d'éléments qui montrent que c'est très sérieux ». Le scientifique ajoutait que « ça fait des années qu'il fait des annonces auxquelles on ne croit pas et qu'il les réalise. Elon Musk a prouvé qu'il n'était pas un farfelu ».
Xavier Pasco, chercheur à la Fondation pour la recherche stratégique, donne lui aussi sa vision des choses à nos confrères de Sciences et Avenir : « Elon Musk est un acteur qui a des capacités et une vision. Il se pose à la fois en concurrent de la NASA et en partenaire. Et la NASA est maintenant obligée de composer avec ce qu'il est devenu, à savoir un acteur incontournable [...] Il y a actuellement un jeu de repositionnement des uns et des autres, avec une NASA affaiblie ces dernières années et des acteurs privés qui prennent de l'essor tranquillement. Mais sachant que Jeff Bezos de Blue Origin a également un projet de grand lanceur, que la NASA met au point le successeur de Saturn V, quelle logique y a-t-il à avoir trois super lanceurs en même temps sur le marché américain ? »
Quoi qu'il en soit, en octobre dernier, Elon Musk avait déjà expliqué que l'avenir de SpaceX passerait par BFR : « Nous voulons avoir un système (un booster et un véhicule) qui remplacera Falcon 9, Falcon Heavy et Dragon ». La société veut ainsi concentrer « toutes les ressources vers un seul système, c'est vraiment fondamental » explique Musk, réaffirmant cette position en début de semaine.
Elon Musk espère un premier vol vers Mars (mission Cargo) pour 2022, soit dans quatre ans seulement... mais sans préciser avec combien d'années de retard.