Le Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA) s'est vu remettre un rapport consacré aux usages potentiels des blockchains pour la propriété intellectuelle. Il préconise deux pistes, où l'État doit jouer un rôle important de régulation, voire s'investir dans une blockchain publique
On ne le répètera jamais assez. La blockchain n'est pas seulement un outil dédié aux crypto-monnaies et aux échanges financiers, mais agit avant toute chose comme un registre ouvert, décentralisé, et réputé infalsifiable (voir notre analyse). Ces propriétés ne se prêtent pas seulement à une utilisation comme livre de compte (ce que font les crypto-monnaies), mais également comme cadastre numérique, pour l'exécution automatique de contrats, ou encore pour assurer la traçabilité d'échanges, numériques comme physiques.
Ces avancées pourraient être mises à profit par l'industrie culturelle, estime un rapport remis au CSPLA, corédigé par Charles-Pierre Astolfi, chef de bureau au centre opérationnel de l'ANSSI, et Cyrille Beaufils, conseiller au Conseil d'État. Dans ce document, signalé également par nos confrères de Contexte hier, ils ont dressé une liste des scénarios envisageables, dans un rapport faisant « l'état des lieux de la blockchain et ses effets potentiels pour la propriété littéraire et artistique ».
Blockchain et traçabilité des œuvres
Selon les deux auteurs, la blockchain pourrait rendre de nombreux services dans le domaine culturel, notamment pour la revente des œuvres dématérialisées. L'idée ici consiste à se servir de la blockchain comme d'un registre archivant les transactions entre consommateurs. Ainsi, on pourrait facilement vendre un livre numérique d'occasion, en garantissant aux ayants droit que le même ouvrage n'est pas à la fois vendu et conservé par son premier propriétaire.
Une solution similaire, sans blockchain, avait été esquissée par Microsoft en 2013 avant le lancement de la Xbox One, où les boutiques de jeux vidéo faisaient office de tiers de confiance pour révoquer et redistribuer les licences aux joueurs. L'idée avait alors été abandonnée, les joueurs refusant catégoriquement que leur console nécessite une connexion à Internet régulière pour fonctionner.
Autre option envisagée, celle d'une blockchain chargée « d'assurer la traçabilité et l'authenticité de biens, numériques ou non ». Un concept qui consiste à inscrire dans la chaine de blocs une empreinte représentant l'œuvre, afin de l'authentifier ultérieurement. Plusieurs jeunes pousses en France planchent d'ailleurs sur ce type d'applications. Le rapport cite entre autres Seezart, qui permet d'inscrire des certificats d'authenticité dans une blockchain, et d'enregistrer ses changements de propriétaire. La Sacem poursuit le même genre d'expérimentation avec l'Ircam (Institut de recherche et coordination acoustique/musique), tout comme Spotify depuis son acquisition de Mediachain Lab
La blockchain comme caisse enregistreuse des ayants droit ?
Si une blockchain peut être une solution pour répertorier de façon fiable la liste des ayants droits d'une œuvre donnée, l'étape suivante pourrait consister à se servir de ce registre pour automatiser le versement de redevances ou de droits d'auteur à ces derniers, par le biais de smart contracts.
Imaginez un micro placé dans un lieu public tel qu'un bar ou une discothèque. Relié à une base de données, il reconnait en temps réel quels morceaux sont joués et cherche leurs ayants droit afin de déclencher automatiquement le paiement de la somme due. Voilà le genre de scénario que les rapporteurs imaginent pour l'avenir, tout en reconnaissant que sa mise en place serait très loin d'être aisée.
La solution fonctionnerait parfaitement dans des cas très simples où un seul ayant droit dispose d'un accord avec un client unique, à un tarif fixe. Dès lors que l'on fait intervenir des paramètres supplémentaires, comme la répartition des revenus entre auteurs, compositeurs, interprètes, producteurs, arrangeurs etc. ou une rémunération variable, les smart contracts se complexifient, et amènent un risque d'erreur plus important.
Or, que faire en cas d'erreur dans un tel contrat ? Faut-il considérer que le code fait foi, ce qui reviendrait à dire qu'un incident comme celui survenu avec The DAO ne peut pas être considéré comme un vol, ou bien faut-il amener l'affaire devant un juge ? Et ce juge, aura-t-il le pouvoir d'imposer des modifications au contenu d'une blockchain ? Si oui, comment réécrire la blockchain et à quel moment ? Faut-il attendre un éventuel verdict en appel ? Ces questions restent entières.
Quel rôle pour la puissance publique dans la blockchain culturelle ?
Devant ces incertitudes, il apparait évident pour les rapporteurs que l'État doive intervenir à un moment donné au minimum pour dresser un cadre légal permettant à ces activités d'évoluer tout en leur assurant une certaine sécurité sur le plan juridique. Ils esquissent ici deux pistes.
Dans la première, l'État n'intervient qu'en qualité de « régulateur des usages de la blockchain ». Concrètement, la puissance publique se chargerait dans ce cas de « reconnaitre la valeur de preuve de la blockchain, potentiellement jurisprudentielle ». Il faudrait également définir des responsables en cas de défaillance d'un smart contract, ou encore « fixer les règles de qualité qu’une blockchain doit respecter pour être regardée comme fiable au regard d’un usage ».
L'État devrait également trouver un moyen de garantir l'exécution des décisions de justice dans la blockchain, ainsi que les règles liées au respect de la vie privée des citoyens, comme le droit à l'oubli. Autre dossier épineux à réguler, celui de la territorialité des opérations réalisées sur des blockchains...
Selon la deuxième piste, l'État est un acteur à part entière des blockchains, en jouant le rôle, directement ou indirectement, de tiers de confiance garantissant la fiabilité des données qui y sont enregistrées, ou en certifiant la robustesse des diverses chaines en activité.
Pour assurer cette sécurité, il pourrait être envisagé « de développer des capacités de minage nationales ou européennes, afin d'éviter qu'un seul État ne concentre sur son territoire la puissance de calcul nécessaire à l'altération de blockchains d'importance stratégique ».
Avant de pousser la puissance publique à s'armer de milliers de cartes graphiques, il convient de rappeler que la preuve de travail n'est pas la seule méthode pour sécuriser une blockchain, la preuve d'enjeu étant une solution moins couteuse et plus écologique à mettre en place (voir notre analyse).
Il suffirait alors de distribuer des jetons de vote aux administrations concernées et de laisser la preuve d'enjeu travailler. La seule solution pour qu'un acteur malveillant puisse prendre le contrôle du réseau consisterait à voler plus de la moitié des jetons en circulation, ce qui ne devrait normalement pas être une partie de plaisir.