Le rapport Cadiet pose les bases de la mise en Open Data des décisions de justice

Le rapport Cadiet pose les bases de la mise en Open Data des décisions de justice

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Xavier Berne

Publié dans

Droit

15/01/2018 10 minutes
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Le rapport Cadiet pose les bases de la mise en Open Data des décisions de justice

Remis mardi 9 janvier à la ministre de la Justice, le rapport de la mission présidée par le juriste Loïc Cadiet pose les bases de l’ouverture des données de jurisprudence, telle que prévue par la loi Numérique. La Place Vendôme affirme dorénavant travailler à sa « déclinaison opérationnelle ». Aucun calendrier n'arrive pour autant à émerger.

Même si de nombreuses décisions de justice sont aujourd’hui accessibles à tous sur le site Légifrance, force est de constater que le portail officiel du droit est (très) loin de rassembler l’intégralité des jugements rendus quotidiennement par les magistrats français. « 1 % seulement des décisions de justice sont disponibles sur Légifrance, le reste est vendu à des abonnés, dont des éditeurs... » avait ainsi regretté la sénatrice Corinne Bouchoux, en avril 2016, lors les débats sur le projet de loi Numérique.

Aux côtés du gouvernement, la parlementaire avait ainsi soutenu deux amendements visant à favoriser l’accès de tous au droit. Suite à des débats pour le moins animés, les articles 20 et 21 de la « loi Lemaire » prévoient dorénavant que les jugements des juridictions civiles comme administratives soient « mis à la disposition du public à titre gratuit », sur Internet.

Le législateur a toutefois pris le soin de ne fixer aucune date d’entrée en vigueur de cette réforme – attendue de pied ferme par certaines entreprises dites de « legal tech ». Et pour cause : le Sénat, craignant notamment pour le respect du droit à la vie privée des justiciables, a imposé que chaque publication soit « précédée d’une analyse du risque de ré-identification des personnes ».

Un défi technique sur lequel a notamment été chargé de se pencher Loïc Cadiet, missionné début mai par Jean-Jacques Urvoas, prédécesseur de l’actuelle Garde des Sceaux.

Une réforme en gestation depuis 2016

Présidant un groupe de travail composé essentiellement de juristes (représentants d’avocats, de magistrats de l’ordre judiciaire et administratif, de procureurs...), l’intéressé vient de remettre ses conclusions à Nicole Belloubet (PDF). Loïc Cadiet insiste sur le fait que les décisions de justice constituent « des données particulières, en raison de leur source (les institutions juridictionnelles) autant que de leur objet (les droits des justiciables) ».

La mission invite ainsi le gouvernement à la « prudence », et plus concrètement à « un déploiement progressif de l’ouverture des données en fonction des niveaux d’instance et des contentieux, accompagné de la mise en place d’une architecture technique appropriée et solide ».

Disparition des noms, adresses, identifiants bancaires, etc.

Alors que ses travaux avaient pour vocation de contribuer à l’élaboration du (ou des) décret(s) d’application des articles 20 et 21 de la loi Numérique, le groupe de travail estime que l’exécutif devra « se garder d’une rigidité excessive ». « L’équilibre entre l’ouverture des données et la protection de la vie privée est une construction en mutation constante qui suppose souplesse et réactivité », souligne son rapport.

La mission recommande en conséquence d’assurer « la plasticité » d’une partie des règles de pseudonymisation. Elle propose en ce sens un dispositif à trois niveaux, dont seul le premier relèverait du pouvoir réglementaire :

  1. Un socle de « règles essentielles de pseudonymisation », lequel comporterait notamment une liste des mentions devant impérativement être occultées.
  2. Des recommandations de la CNIL, basées sur « une analyse générale du risque de réidentification, en lien avec le Conseil d’État et la Cour de cassation »
  3. Définition de « bonnes pratiques » par le Conseil d’État et la Cour de cassation, afin que les juridictions suprêmes de l’ordre administratif et judiciaire précisent les dernières modalités de mise en œuvre technique de l’ensemble des règles de pseudonymisation, « dans la continuité et le prolongement de l’existant ».

La mission recommande de faire systématiquement disparaître toutes les informations permettant de ré-identifier facilement un individu : non seulement les noms, mais aussi les prénoms, les numéros de téléphone, les adresses, les numéros de sécurité sociale, les identifiants bancaires, les informations cadastrales... « Comme cela est le cas aujourd’hui, à ces occultations impératives pourraient également être ajoutées des occultations complémentaires, sur demande des personnes concernées et dans les cas particuliers où leur réidentification apparaît trop aisée. »

Quant au périmètre des personnes physiques concernées par cette pseudonymisation, la mission considère qu’elle devra s’étendre au-delà des seuls « parties et témoins ». Elle renvoie cependant la balle à l’exécutif quant au sort des professionnels de justice (magistrats, avocats...) mentionnés dans certaines décisions.

Vers un déploiement progressif, piloté par les juridictions suprêmes

Pour que l’ouverture des données de jurisprudence puisse se faire dans un délai et à un coût raisonnables, le rapport Cadiet juge que la « seule solution envisageable » consiste à « s’appuyer sur les architectures techniques existantes, qui offrent déjà, dans une large mesure, des solutions de collecte et de stockage des décisions ».

Il s’agirait ainsi de faire reposer les opérations de collecte, pour l’ordre judiciaire, « sur les applicatifs informatiques des juridictions, développés par le ministère de la Justice, dont la fonction est d’assurer la gestion des procédures par les juridictions du fond. Les décisions concernées seraient ainsi transmises à la Cour de cassation, laquelle assurerait l’administration complète des bases de décisions. Pour l’ordre administratif, les opérations de constitution et de gestion des bases de décisions seraient assurées par le Conseil d’État, par extension des moyens techniques actuellement employés. »

La mission plaide toutefois – sans s’avancer sur le moindre calendrier – pour que le gouvernement fixe par décret « un échelonnement de l’ouverture des décisions par niveau d’instance », lequel prendrait en considération « les enjeux techniques de mise en œuvre du projet d’Open Data ».

Et pour cause, l’opération de collecte des décisions relève sans surprise d’un « processus complexe à mettre en œuvre, particulièrement pour l’ordre judiciaire en raison des volumes de décisions et de la diversité des contentieux dont elles relèvent ». Des « développements applicatifs » seront par exemple nécessaires pour parer au fait qu’une fois rendues, « la plupart des décisions prononcées par les juridictions judiciaires ne sont pas archivées au format électronique ».

Un défi technique, de la collecte à la mise à disposition

Quant à la mise à disposition de ces décisions de justice, la mission estime que deux canaux d’accès ont vocation à être proposés aux internautes :

  • Un site Web classique, de type Légifrance, pour de la consultation
  • Sous forme de données brutes, dans un format Open Data, en vue d’une réutilisation

Au regard toutefois « de la nature (toutes juridictions) et du volume (toute la production de celles-ci) des décisions » qui devront prochainement être diffusées, le rapport Cadiet prévient que « le seul secours du moteur de recherche équipant le site Légifrance ne saurait suffire à guider les recherches du grand public et à lui assurer une connaissance utile, pédagogique, du droit positif pertinent ».

Mêmes craintes pour le portail national d’Open Data, « data.gouv.fr ». Cette plateforme « obéit à un fonctionnement qui lui donne surtout vocation à constituer un point d’entrée et de référencement aux décisions « en ligne » plutôt que d’en assurer l’hébergement », relève la mission.

Afin que le citoyen puisse accéder simplement et facilement à la jurisprudence, le groupe de travail présidé par Loïc Cadiet préconise ainsi qu’un site « de référence » soit spécialement créé afin de renvoyer aux bases gérées par le Conseil d’État et la Cour de cassation – ou qu’un site existant, tel que « justice.fr », soit chargé de cette mission.

Alors que le développement des outils de justice prédictive suscite parfois de nombreuses craintes (comme l’ont illustré de récents débats au Sénat), la mission recommande enfin l’instauration d’une nouvelle obligation de transparence des algorithmes, « qui permettrait aux acteurs économiques et sociaux d’analyser le fonctionnement des outils concernés et d’en identifier les faiblesses ». L’introduction d’un « mécanisme de certification de qualité par un organisme indépendant à l’instar des normes ISO » est également évoqué, sans plus de précisions.

Toujours aucun calendrier en vue

Près d’une semaine après sa remise officielle, force est de constater que ce rapport ne suscite guère d’enthousiasme. Alors que la mission reconnaît d’emblée vouloir proposer des mesures consensuelles, certains lui reprochent sa timidité et son manque d’ambition. D’autres y voient surtout l’influence des magistrats de l’ordre judiciaire et administratif, largement représentés au sein du groupe de travail.

« Le rapport Cadiet est à lire d’abord comme une sécurisation du rôle des cours suprêmes dans la production et la diffusion de la jurisprudence – qu’elle soit Open Data ou pas », note de son côté le documentaliste juridique Emmanuel Barthe (voir son billet). « En n’abordant pas de front les exigences du RGPD ni les demandes des éditeurs et des startups, la mission Cadiet ne fait hélas que très modérément avancer le "schmilblick". »

La professeure de droit public Roseline Letteron le rejoint : « En mettant en lumière les difficultés de l'entreprise, [le rapport] fait apparaître, en creux, les résistances auxquelles elle se heurte. Les vingt recommandations formulées sont en effet autant de précautions visant à encadrer cette transparence et à assurer le contrôle des juridictions sur les décisions. »

Le gouvernement, quant à lui, estime que les recommandations du groupe de travail sont « solides et engageantes » pour la « mise en œuvre normative et technique » des articles 20 et 21 de la loi Numérique. « Les services du ministère de la Justice travaillent actuellement à la déclinaison opérationnelle des préconisations du rapport », indique-t-on Place Vendôme, même si Nicole Belloubet « fera connaître dans les prochaines semaines ses priorités d’action ».

Alors qu'Emmanuel Macron a déclaré ce matin devant la Cour de cassation qu’il souhaitait une « numérisation complète » de la justice d’ici l’été 2020, le cabinet de la Garde des Sceaux était quant à lui incapable de nous donner le moindre calendrier quant à la date de parution du (ou des) décret(s) d’application de la loi Numérique – pourtant initialement annoncé(s) pour janvier 2017 par le précédent gouvernement...

Écrit par Xavier Berne

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Une réforme en gestation depuis 2016

Disparition des noms, adresses, identifiants bancaires, etc.

Vers un déploiement progressif, piloté par les juridictions suprêmes

Un défi technique, de la collecte à la mise à disposition

Toujours aucun calendrier en vue

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Commentaires (1)


“« s’appuyer sur les architectures techniques existantes, qui offrent déjà, dans une large mesure, des solutions de collecte et de stockage des décisions ».”



C’est là qu’on voit que l’avis des services des greffes n’a pas été sollicité. Rien que sur la semaine dernière le réseau (national ne l’oubliant pas) est tombé une journée et a été perturbé une bonne journée supplémentaire.



Est ca arrive grosso modo à minima tous les mois sinon toutes les semaines…



En tout cas, merci à Xavier pour s’être coltiné ce rapport, je l’ai fait ce WE et c’est vraiment pas passionnant, sachant que la question essentiel reste… quel est le degré de pseudonymisation attendu.