La stratégie de Facebook pour rendre les médias français dépendants

Un Like = un pigiste sauvé
Internet 6 min
La stratégie de Facebook pour rendre les médias français dépendants
Crédits : mattjeacock/iStock

L'Observatoire européen du journalisme détaille la dépendance grandissante de grands médias en ligne à Facebook, qui finance nombre de leurs projets « innovants ». Une relation à sens unique, où ces contenus alimentent une plateforme qui ne fournit que des gains à court terme, dans une course aux règles dictés par le géant américain.

Dans une enquête, l'Observatoire européen du journalisme (EJO) se penche sur le financement massif de médias en ligne par Facebook, sur lesquels les éditeurs de presse s'épanchent peu. Il pointe une triple dépendance au réseau social, qui dicte les règles du jeu à des entreprises en mal de revenus et de liens avec les lecteurs, ici fournis sur un plateau.

Débutés en 2010, l'investissement dans les relations avec les médias est devenu de plus en plus important. Il se concrétise à la fois par ces financements, mais par d'autres initiatives, comme le Journalism Project lancé en janvier, censé séduire les éditeurs. Une pratique déjà vu ailleurs, notamment chez Google et sa Digital News Initiative

Nous avions d'ailleurs déjà évoqué comment certains sont rémunérés pour le fact-checking par Facebook, un programme mis en place suite aux scandales sur la désinformation qu'il accueille. L'ingérence russe dans l'élection de Donald Trump, l'an dernier, a été un prétexte important à ce rapprochement.

Pour obtenir ces financements, les médias (notamment français) doivent se plier à un cadre strict, qui limiterait les possibilités de s'émanciper et inciterait à la course à l'audience... quitte à rémunérer Facebook lui-même pour y arriver.

Des millions d'euros de soutien et des contreparties

L'EJO parle de stratégie « VIP - VRP ». Financer et soutenir les plus grands acteurs pour drainer les autres dans son sillage. Dès juin 2016, les grands noms de la presse numérique américaine (Buzzfeed, CNN, Condé Nast, le New York Times, Vox...) sont rémunérés pour la production de contenus destinés au réseau. 

Selon le Wall Street Journal, 50 millions de dollars ont été provisionnés l'an dernier chez l'Oncle Sam, répartis en 140 contrats, dont 17 de plus d'un million de dollars. Pas moins de 3,1 millions sont consacrés Buzzfeed, 3 millions au New York Times et 2,5 millions à CNN.

Leurs homologues français ont rapidement suivi la marche. L'EJO liste (entre autres) les groupes TF1, Le Figaro, Le Monde et Le Parisien. Dans l'Hexagone, les contrats (confidentiels) iraient de 100 à 200 000 euros par mois, renouvelables tous les six mois. Vidéos, diffusions en direct, vidéos à 360 degrés et articles reposant sur les Instant Articles sont exigés, puis mis en avant par la plateforme.

Ces acteurs seraient devenus triplement dépendants : de l'audience, des outils de production et des revenus publicitaires. LCI doit ainsi produire 14h de direct par mois, dans des formats de six à 20 minutes par diffusion. « L’argent de Facebook versé sur la période aurait financé les deux tiers de la rédaction web » de la chaine. Le groupe californien contribue aussi au financement de studios, fournissant en sus conseils techniques pour remonter dans ses flux d'actualité.

Comment ces médias sont-ils choisis ? Mystère et boule de gomme. Ces financements importants restent à la discrétion du groupe, qui peut favoriser à sa guise un acteur, et avec lui ses méthodes de travail et éventuels points de vue. Un problème, notamment en termes de distorsion de concurrence, déjà pointé du doigt dans le cadre des différents fonds d'aide à la presse accordés aussi bien par l'État que par des acteurs privés comme Google.

Séduction et caprices

Cette production, marquée de grands noms, doit convaincre des masses d'autres acteurs de s'y lancer (gratuitement), quitte à délaisser leurs propres plateformes pour fournir les contenus au réseau social. L'EJO pointe d'ailleurs un « système à deux vitesses pénalisant les petits médias », où nombre d'acteurs n'ont pas les moyens de suivre les « investissements » subventionnés par Facebook chez leurs concurrents. 

La dépendance d'une partie des rédactions web agacerait certaines régies publicitaires, qui n'auraient pas leur mot à dire face au géant du Net. « Lorsque Facebook teste ses nouveaux formats publicitaires mid-roll sur nos propres productions, l’exaspération est à son comble » conte l'EJO.

La situation peut susciter l'ironie, après le lancement en grandes pompes d'énormes silos à données publicitaires par des éditeurs de presse en ligne, à savoir Gravity d'un côté et Skyline (Le Figaro et Le Monde) de l'autre. Justement dans le but de se départir des plateformes des géants étrangers. 

« La servitude volontaire dont font preuve les médias peut être analysée au prisme de leur situation financière, mais difficile de dire quelles en seront les conséquences à long terme » tance l'Observatoire européen du journalisme.

La question a frappé certains médias après un test de Facebook dans six pays. Le réseau social a simplement éliminé leurs publications des flux d'actualité des membres, les reléguant dans un flux dédié, caché par défaut. Il le justifie par la préférence des internautes pour les publications de leurs amis, créatrices de lien social... Contrairement à celles des pages.

Le sacro-saint reach (le fait d'atteindre les internautes) s'était effondré, sans que les éditeurs n'y puissent rien.

Des contenus viraux, à la qualité variable

Et sur le fond, quels contenus sont-ils produits ? Les partenaires l'assurent, il n'est pas question d'ingérence d'un point de vue éditorial, seulement dans le format. 

Interrogé par l'EJO dans son enquête, L'Obs loue le partenariat avec Facebook, grâce auquel « nous avons pu créer des formats vidéo originaux qui connaissent de beaux succès en ligne », sans grand changement d'organisation. De beaux succès qui répondent tout de même aux critères de la viralité. La vidéo récente la plus vue sur la page Facebook de l'hebdomadaire (6,2 millions de vues) disserte sur la couleur rose du jambon, qui n'est pas gage de fraicheur.

Pour rappel, une vidéo était considérée comme vue après trois secondes en 2015, contre 30 secondes sur YouTube, par exemple. Le tout étant bien entendu boosté par la mise en place de la lecture automatique à tous les étages.

Arrêt sur images s'est penché sur les vidéos « les plus nulles » produites pour le réseau social. Dans ces diffusions, des coulisses et productions centrées autour d'autres, par exemple avant un match de football. D'autres vidéos exploitent des décors simples, reprenant les codes du réseau social, de son logo au « J'aime ». Le clou du spectacle, pour ASI : une visite des locaux de Facebook France par Le Figaro, sur un mode dithyrambique.

Aujourd'hui même, le quotidien a lancé une diffusion en direct, sponsorisée par APICIL, sur le bien-être au travail. Une réussite, selon Sandra Da Silva, responsable éditoriale OPS brand content du Figaro. 

Une « stratégie kamikaze »

L'observatoire s'inquiète donc de la « stratégie kamikaze des médias ». Il pointe le jeu du réseau social, qui incite à une production vidéo très gourmande en ressources, menant à une professionnalisation rapide des contenus, difficile à tenir pour les concurrents.

Facebook applique en outre un contrôle strict des contenants, avec des exigences de format qui peuvent varier d'un mois à l'autre. Surtout, ces interactions avec les utilisateurs rapportent peu aux médias en dehors de Facebook, les membres basculant peu du réseau social vers les sites des éditeurs. Ce qui se passe sur Facebook reste sur Facebook. Sans oublier que le groupe américain reconnaît lui-même que ses statistiques ont été largement gonflées.

L'EJO dénonce enfin la course au reach alimentée par la masse de contenus publiés, dont une bonne part orchestrée par Facebook. Cette saturation augmenterait d'autant la tentation de payer la plateforme pour gagner en visibilité... et gagner les précieux revenus publicitaires fournis par le réseau social. Pour l'EJO, « Facebook a gagné ».

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