Il y a quelques semaines, CCP Games organisait EVE Vegas, une convention dédiée aux joueurs d'EVE Online, où sont présentées les nouveautés à venir sur le titre. Parmi elles, il était question d'une mutation importante du modèle économique, dont nous avons discuté avec le studio.
Après 14 ans d'existence, il était devenu temps pour EVE Online de retrouver un peu de sang neuf. L'an dernier, CCP Games a décidé d'ouvrir davantage l'accès au jeu avec la mise en place des clones Alpha. Ceux-ci permettent aux joueurs de découvrir gratuitement les bases du jeu, sans abonnement mensuel (de 10,95 à 14,95 euros par mois selon la formule choisie).
Une offre gratuite qui peine à trouver ses marques
Il n'est toutefois pas question de laisser faire tout et n'importe quoi à ces joueurs. Aujourd'hui, les clones Alpha ne peuvent piloter que certains vaisseaux (parmi les moins évolués) et n'utiliser qu'un nombre limité de modules pour équiper leur monture spatiale. Ainsi, les armes les plus performantes (Tech II) ne leur sont pas accessibles, ce qui leur donne un certain désavantage en combat, qui peut néanmoins être gommé par les aptitudes du joueur.
CCP Games espérait ainsi amener un nouveau public vers son MMORPG, avec une offre plus séduisante qu'un essai gratuit sur 14 ou 21 jours. Et force est de constater que cela n'a que moyennement marché. Le nombre de joueurs connectés simultanément est ainsi passé d'une moyenne de 32 000 entre octobre 2015 octobre 2016, juste avant la mise en place de ce nouveau schéma, à 34 000 depuis la mise à jour de l'an dernier.
Par contre, la quantité de personnages nouvellement créés a connu un net rebond. Le jour de la mise en place des comptes gratuits, plus de 25 000 joueurs se sont inscrits. Aujourd'hui, ils sont encore plus de 3 000 chaque jour, contre moins de 2 000 auparavant. Le sang neuf afflue donc, mais peine à rester.
C'est ce qu'admet Julien « CCP Z » Dulioust, directeur de la monétisation chez l'éditeur islandais. « On a du mal à convertir les joueurs gratuits en abonnés, voire à les garder » nous lançait-t-il lors de la Games Connection à Paris la semaine dernière.
Comment garder les joueurs dans l'univers ?
Lors de la convention EVE Vegas, CCP Games a dévoilé un nouveau plan, visant à laisser les joueurs gratuits accéder à davantage de contenu, en leur permettant d'utiliser un éventail plus large de modules et de vaisseaux.
Ainsi, les joueurs gratuits pourront dès le mois de décembre, prendre les commandes de croiseurs de bataille (battlecruisers) et de cuirassés (battleships) et les équiper avec davantage de modules et d'armes Tech II. Des vaisseaux qui devraient permettre aux joueurs de prendre part à davantage d'activités, telles que les incursions ou encore d'aller taquiner les sleepers au fond des trous de ver.
« Nous avons choisi d'étendre les possibilités offertes aux clones Alpha parce que nous voulons nous assurer que notre expérience de jeu gratuit est profonde et intéressante », nous explique Steven « CCP Rise » Clark, game designer sur EVE Online. « Le problème, c'est que les Alphas étaient fortement incités à s'abonner s'ils voulaient s'investir sérieusement dans EVE. D'une certaine manière, un compte Alpha pouvait être pris comme une version d'essai sans limite de temps plutôt qu'une véritable version gratuite d'EVE », avance-t-il.
L'objectif de cette manœuvre est limpide. CCP Games veut amener davantage de joueurs vers son jeu : « une plus grande base de joueurs, c'est bon pour nos affaires, mais également pour le jeu car ce sont eux qui en créent le contenu » précise Steven Clark.
Il n'est pas question pour autant de basculer sur un modèle strictement free-to-play pour le moment. « Nous aimons l'idée d'ouvrir encore davantage de parties du jeu gratuitement, mais nous avançons par étape et restons prudents afin que le jeu reste en bonne santé ».
Ne bousculer ni l'économie en jeu, ni celle du jeu
Il existe toutefois un problème de taille que l'éditeur doit prendre en compte. Tout changement de cette envergure dans un jeu tel qu'EVE Online peut avoir des répercussions importantes sur les principes économiques qui régissent l'univers.
D'une part pour l'éditeur, qui doit accueillir un plus grand nombre de joueurs, sans forcément collecter de revenu supplémentaire, et qui risque potentiellement de voir des abonnés basculer vers l'offre gratuite si elle est trop avantageuse. D'autre part, pour l'économie au sein du jeu qui peut elle aussi subir des contrecoups importants si certains aspects sont mal dosés.
Sur le premier aspect, l'éditeur estime prendre un risque relativement mesuré. « Certes, il est possible que nous perdions un peu de revenus si des abonnés décident de passer sur l'offre gratuite. Mais on s'attend aussi à ce que les Alphas profitent d'une meilleure expérience de jeu et restent » estime Steven Clark, qui espère bien convaincre des milliers de joueurs de venir s'abonner.
Sur le second, ce changement pourrait secouer plusieurs aspects de l'économie en jeu. Pour le comprendre, il faut se souvenir que la quasi totalité des objets du jeu sont produits directement par les joueurs à partir des ressources qu'ils collectent dans l'univers.
Le moindre vaisseau, le moindre module, la moindre munition provient ainsi en règle générale du travail d'un joueur, et dans une moindre mesure des butins offerts par les PNJ. Cette économie est suivie de très près par l'éditeur, qui produit un rapport mensuel détaillé à destination des joueurs.
Pour ne pas trop chambouler l'équilibre actuel, CCP a décidé de ne pas améliorer les capacités de production des clones Alpha, ce afin que les abonnés (ou clones Omega) restent les principaux collecteurs de matière première, et fabricants de produits finis. Cependant, si davantage de joueurs gratuits viennent, il faudra nécessairement que la production suive, ce qui pourrait tendre l'approvisionnement de certains produits.
« L'économie d'EVE Online est robuste, nous pensons donc que tout devrait continuer à s'équilibrer tranquillement », note le game designer. « Mais comme nous sommes davantage allés vers une ouverture des compétences de combat, plutôt que de collecte et de production, il est possible que la demande en ressources augmente si les pilotes Alpha font sauter plus de vaisseaux qu'ils n'en fabriquent. »
Le cas particulier de la vente de compétences
Autre aspect important à prendre en compte pour les développeurs : la vente de points de compétence. Il s'agit d'un marché florissant au sein du jeu. CCP vend contre de l'argent réel des objets permettant aux joueurs d'extraire de leur personnage des points de compétence, qu'ils peuvent ainsi revendre à d'autres.
Jusqu'ici des limitations très claires ont été mises en place. D'un côté, les clones Alpha ne pouvaient apprendre plus de 5 millions de points de compétences, et de l'autre, il était impossible d'extraire des compétences à un personnage disposant de moins de 5 millions de points. Au-delà, l'abonnement devient obligatoire. Or, avec la mise à jour de décembre, le potentiel d'apprentissage des Alpha va passer à un peu plus de 20,4 millions de points.
CCP a trouvé une parade en maintenant l'obligation d'abonnement pour l'apprentissage au delà de 5 millions de points. Ainsi il restera impossible de vendre des points de compétence sans avoir été abonné à un moment donné. Par contre, les aptitudes apprises entre 5 et 20,4 millions de points et appartenant à une liste précise (visible ici) resteront utilisables indéfiniment, même si l'abonnement est coupé ultérieurement.
L'éditeur n'a toutefois pas encore arrêté définitivement les prérequis pour l'extraction de compétences. Ils pourraient donc encore évoluer dans les prochains mois en fonction de l'impact observé sur le cours des injecteurs de skillpoints. En pratique, CCP Games s'attend surtout à voir le prix du PLEX, la monnaie échangeable contre du temps d'abonnement et des skins, augmenter significativement à mesure que de nouveaux joueurs tenteront de régler ainsi leur temps de jeu.
Un changement au cœur d'un recentrage brusque
Si l'ambiance du EVE Vegas était festive, quelques jours plus tard, l'éditeur a annoncé un plan de licenciements d'assez grande envergure. Non seulement CCP Games se sépare de l'ensemble des équipes qui planchaient sur des projets liés à la réalité virtuelle (comme le jeu EVE Valkyrie ou Gunjack) mais également d'une large partie de ses équipes communautaires. Au total, plus d'une centaine de personnes sont concernées par ces licenciements.
L'éditeur poursuit néanmoins le développement de plusieurs projets précédemment annoncés, dont un FPS pour PC nommé provisoirement Project Nova, et un free-to-play sur mobile répondant au nom de code Project Aurora.
Il est donc crucial pour lui que l'ouverture de son jeu phare, celui qui le fait vivre depuis maintenant 14 ans, à un public plus large ne soit pas contre-productive. Pour l'instant, l'optimisme est de mise en Islande, pourvu que cela dure.