L'ouverture des décisions de justice en débat au Sénat

Ou plutôt la fermeture en fait
Droit 5 min
L'ouverture des décisions de justice en débat au Sénat
Crédits : Romain Vincens (CC BY-SA 3.0)

Le Sénat attaque aujourd’hui l’examen de la proposition de loi visant à encadrer bien plus strictement la mise en Open Data des décisions de justice, telle que prévue par la loi Numérique. La mesure ne fait toutefois pas l’unanimité, certains sénateurs craignant carrément un retour un arrière.

Le coup de semonce porté par Philippe Bas, président (LR) de la commission des lois du Sénat, est tel qu’Axelle Lemaire a fini par monter au créneau. « Les craintes liées à l’Open Data de la jurisprudence en occultent parfois le potentiel », s’insurge l’ancienne secrétaire d’État au Numérique dans les colonnes de « Tendance Droit ».

Et pour cause. Alors que les articles 20 et 21 de la loi Numérique prévoient qu’à terme, toutes les décisions rendues par les juridictions administratives et judiciaires soient mises gratuitement à la disposition du public sur Internet, « dans le respect de la vie privée des personnes concernées » et après « analyse du risque de ré-identification des personnes », le Sénat s’apprête à envoyer un signal très clair au gouvernement, lequel prépare actuellement les décrets d’application de cette réforme.

Une proposition de loi adoptée (et même durcie) en commission

S’inspirant très largement d’un rapport sénatorial datant d’avril 2017, Philippe Bas propose de compléter la loi Numérique, de telle sorte qu’il soit précisé que les modalités de mise à disposition des décisions de justice « préviennent tout risque de ré-identification des magistrats, des avocats, des parties et de toutes les personnes citées dans les décisions, ainsi que tout risque, direct ou indirect, d'atteinte à la liberté d'appréciation des magistrats et à l'impartialité des juridictions ». Rien que ça...

Pour justifier ces tours de vis, l’élu fait valoir qu’en dépit de l’anonymisation des jugements, il sera parfois possible d'identifier les parties, « en raison de leurs qualités ou de la nature du contentieux ». Il craint aussi qu’à partir des statistiques générées à l'aide de ces décisions, certains soient tentés de se tourner vers un tribunal plutôt qu’un autre, parce qu’ils pourraient potentiellement y obtenir gain de cause plus facilement.

La semaine dernière, en commission, les sénateurs ont validé ce texte, ajoutant même dans cette longue liste de professionnels à protéger les greffiers (suite au vote d’un amendement des rapporteurs).

L’État devrait « réanonymiser » les décisions déjà sur Légifrance.Fr

À l’approche des débats en séance publique, qui doivent débuter cet après-midi, seul un amendement a été déposé pour modifier ces dispositions. Le centriste Yves Détraigne, rejoint par neuf autres sénateurs, demande leur suppression pure et simple.

Avec les nouvelles contraintes imaginées par Philippe Bas, la publication des jugements deviendra « difficile, voire impossible », met-il en garde. Le parlementaire souligne la contradiction flagrante qui existe entre la proposition de son collègue LR et l’actuel article L 10 du Code de justice administrative, selon lequel « les jugements sont publics » et « mentionnent le nom des juges qui les ont rendus ».

« Une telle modification des règles établies de publication poserait un problème d’insécurité juridique pour l’ensemble des décisions déjà publiées sur Légifrance et en Open Data », s’inquiète par ailleurs Yves Détraigne. « L’État devrait alors soit « réanonymiser » celles-ci, soit supprimer ce qui a déjà été mis en ligne. »

L’élu soutient au passage que les préoccupations de Philippe Bas ne sont pas forcément partagées par tous les professionnels du droit : « Le Conseil national des barreaux (CNB) s’est opposé à l’unanimité à l’anonymisation des avocats dans les jugements dans une résolution de son assemblée générale du 3 février 2017, souligne-t-il. De même, le premier Président de la Cour de cassation et les premiers présidents des cours d’appel se sont prononcés contre cette mesure qui ferait de la France une exception en Europe et la placerait aux côtés de la Russie et de la Roumanie en matière de transparence. »

Des regards désormais rivés sur les décrets de la loi Numérique

Même si cette proposition de loi passait le cap du Sénat, son parcours reste encore long avant une éventuelle adoption définitive. Il faudrait notamment que les députés aillent dans le même sens.

Dans son récent entretien, Axelle Lemaire laisse clairement entendre que c’est au gouvernement qu’il revient aujourd’hui d’apaiser les craintes exprimées de part et d’autre.

L’ancienne locataire de Bercy explique que les décrets d’application préparés par le ministère de la Justice (en lien avec un groupe de travail dont les conclusions sont attendues pour la semaine prochaine) devront notamment avancer sur « la définition d’un régime de responsabilité juridique adéquat : la responsabilité sans faute de l’État doit-elle être engagée pour chaque erreur permettant une ré-identification ? Quel niveau d’indemnisation appliquer ? Dans la réparation, quelle garantie apporter pour la mise en œuvre effective du droit à l’oubli du justiciable lésé ? La responsabilité du ré-utilisateur des données doit-elle être plus lourde ? »

L’ex-secrétaire d’État au Numérique insiste aussi sur la dimension budgétaire de cette réforme, en invitant les pouvoirs publics à pousser « l’investissement technologique dans des logiciels d’apprentissage profond qui amélioreront les résultats au fur et à mesure des traitements ».

« Le calendrier qui sera annoncé pour mettre en œuvre l'Open Data de la jurisprudence reflétera la réalité de la volonté à faire avancer le dossier » prévient enfin Axelle Lemaire. Un argument pour le moins hasardeux quand on sait que le gouvernement auquel appartenait l’élue PS envisageait initialement de publier ces décrets en janvier 2017...

L’ancienne secrétaire d’État conclut quoi qu'il en soit, un brin solennelle : « Pour appliquer la loi votée à l'unanimité par les parlementaires, une feuille de route stratégique, pilotée avec leadership dans une orchestration d'ensemble permettra d'éviter la fragmentation et une temporalité morcelée qui feraient échec à la réforme. L'objectif poursuivi est trop important : garantir l'accès en temps réel à une information judiciaire et administrative sûre, objectivée, grandeur nature, pour réconcilier la justice et les citoyens. »

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