Au regard de la sous-représentation des usagers durant les auditions menées par la mission Lescure, ne peut-on pas considérer qu’il y a un certain déficit de représentativé, qui se traduit notamment dans le bilan publié la semaine dernière ? « Non, je ne pense pas », nous a assuré l'ancien PDG de Canal+. Pourtant, des voix s'élèvent pour s'alarmer du contraire.
Jeudi dernier, Pierre Lescure et Aurélie Filippetti ont présenté un premier bilan (PDF) de la mission sur l’acte 2 de l’exception culturelle dont est en charge l’ancien PDG de Canal+ depuis plus de trois mois. Même si aucun « élément définitif » n’a été présenté lors de cette conférence de presse, des grandes lignes se sont dégagées.
Pierre Lescure a par exemple annoncé que pour lutter contre le piratage, il allait « falloir revenir sur la définition d’un certain nombre de statuts d’aujourd’hui, à commencer par celui d’hébergeur ». Le meneur de la mission Acte 2 considère que de plus en plus d’hébergeurs (YouTube, Rapidshare,...) deviennent des éditeurs lorsqu’ils adoptent une démarche plus active, consistant par exemple à vendre des publicités ciblées à partir des informations personnelles de leurs utilisateurs. Seulement, une modification du statut des hébergeurs allant dans le sens d’une plus grande responsabilisation de ceux-ci ne serait pas sans conséquence. Si elle permettrait certes de répondre aux demandes de certains ayants droit, qui voudraient que les hébergeurs se débrouillent pour qu’un contenu déjà signalé n’apparaisse plus sur leurs plateformes, une obligation de « notice and stay down » (retirer et ne plus laisser revenir) aurait de fortes implications techniques et juridiques sur les hébergeurs. La liberté d’expression, protégée in fine par le statut actuel, en prendrait également pour son grade (voir notre interview : LCEN : Réponse d'un hébergeur à la mission Lescure).
Sur Hadopi, même s’il a indiqué tout sourire qu’il donnerait d’ici fin mars « la réponse à la question de l’avenir de la réponse graduée », l’institution en tant que telle ne semble quant à elle plus du tout remise en cause. Le document dévoilé la semaine dernière se borne en effet à rappeler que le dispositif mis en œuvre par la Hadopi « fait l’objet de nombreuses critiques », portant notamment sur la suspension de l’accès à Internet. « Une grande partie des ayants droit semble prête à accepter [la] suppression » de cette sanction « très critiquée » et « jugée attentatoire aux libertés», relèvent néanmoins les membres de la mission Acte 2, reprenant ainsi une piste largement évoquée depuis cet été.
Une sous-représentation des usagers
Seulement, en filigrane, le meneur de l’acte 2 de l’exception culturelle esquisse les premières briques de l’arsenal attendu par Aurélie Filippetti, mais aussi par un bon nombre d’ayants droit. « Cette responsabilisation des intermédiaires techniques, pour les forcer à des missions de police et de justice, c’est ce que demande l’industrie depuis plus de cinq ans », regrette ainsi Jérémie Zimmermann, porte-parole de La Quadrature du Net. Selon lui, la remise en cause du statut des hébergeurs vise à « transformer les intermédiaires du Net en une police privée du copyright, avec de terribles conséquences sur les libertés individuelles et sur l'innovation en ligne ».
« Quand on voit le chapitre « lutte contre la contrefaçon commerciale », on voit trois mesures qui sont exactement celles qui sont poussées par des lobbys de l’industrie du contenu, c’est-à-dire un affaiblissement de l’exemption de responsabilité des intermédiaires, le fait de couper leurs circuits financiers à travers les intermédiaires financiers, et un sur-référencement de l’offre légale » s’étonne également Philippe Aigrain, co-fondateur de La Quadrature du Net. Il poursuit : « Ce qui est particulièrement grave, c’est que quand on regarde ce qu’ils définissent comme cas de contrefaçon commerciale, l’on voit qu’ils mettent les répertoires de liens, comme par exemple les trackers BitTorrent. Et là, on n’est dans quelque chose de vraiment scandaleux, car les répertoires de liens ne sont tout simplement pas de la contrefaçon du tout ».
Pas de déficit de représentativité selon Lescure
La semaine dernière, en marge de la conférence donnée au ministère de la Culture, nous avons pu interroger Pierre Lescure afin de savoir si justement, il n’estimait pas qu’il y avait un manque de représentativité du fait de l’absence de certains acteurs censés porter la voix des usagers. Il faut dire que Philippe Aigrain, de La Quadrature du Net, et Alain Bazot, de UFC-Que Choisir, avaient annoncé début septembre qu’ils claquaient la porte de la mission Lescure. « Ils n’ont pas claqué la porte, ils ne l’ont pas ouverte ! » nous rétorque alors l’ancien PDG de Canal + avant que nous ayons pu finir notre question. Après lui avoir fait remarquer qu’il avait pourtant bien échangé avec Philippe Aigrain au cours de l’été, Lescure nous donne sa réponse : « Non, je ne pense pas ».
Selon lui, « Il ne faut pas non plus être utopique. On est 65 millions, il y a 65 millions d’usagers. Vu le nombre de gens abonnés, connectés, et autres, (...) on ne peut pas entendre tout le monde. Je regrette que l’UFC-Que choisir - mais elle en a fait d’autres - n’ait pas jugé bon même de s’exprimer ». Lescure affirme qu’il a la conscience libre : « Si vous voulez, on ne peut pas voir tous les usagers. Les usagers peuvent s’exprimer. On a eu quand même énormément de contributions, de questions, mais surtout de contributions ».
« J’avoue que je suis assez surpris du nombre de contributions », avait effectivement indiqué Pierre Lescure la semaine dernière, lorsqu’il faisait le bilan du blog participatif dédié à la mission Acte 2. Toutefois, avec 11 492 visites depuis son ouverture, les espoirs du meneur de la mission Acte 2 ne devaient en fait pas être très élevés. L’ancien numéro un de Canal+ se félicitait en outre de la qualité des 248 commentaires laissés au travers des différents espaces de participation du site. « C’est pas une contribution à la Twitter. Il ne s’agit pas de faire un pied de nez ou de balancer 140 signes pour se moquer ou au contraire applaudir. Non, il s’agit d’apporter une contribution en matière d’usages, de suggestions, d’analyse » se réjouissait Lescure.
Quelle légitimité ?
Pourtant, la mission Lescure indique d’elle même dans son bilan de mi-parcours que les usagers, qu’elle entendait tout particulièrement écouter, ont été largement sous-représentés. Selon leur classement par métier/famille d’acteurs (page 7), sur les 60 organismes ou personnalités auditionnés, les membres de l’Acte 2 indiquent qu’ils ont écouté :
- 24 producteurs / éditeurs,
- 19 représentants des créateurs (auteurs, compositeurs, artistes),
- 17 diffuseurs / distributeurs,
- 14 services en ligne,
- 13 experts (universitaires, chercheurs, élus...)
- 9 fournisseurs d’accès internet, fabricants de matériels et éditeurs de logiciels,
- 4 représentants des publics et utilisateurs.
Aujourd’hui, c’est la légitimité de la mission qui se trouve questionnée. Pour Philippe Aigrain, cette stratégie visant à faire porter les recommandations des ayants droit par la mission Lescure constitue une forme « d’externalisation au privé de la formulation des politiques publiques ». Les déclarations de Pierre Lescure et le bilan de mi-parcours de la mission Acte 2 lui permettent de voir « qu’en réalité, toute la stratégie de ce que vont être les recommandations de la mission Lescure, c’est de continuer par tous les moyens de lutter contre le partage non-marchand entre individus, simplement en n’attaquant pas directement les internautes, mais en attaquant ceux qui constituent un moyen pour eux de pratiquer ce partage ».
Le co-fondateur de La Quadrature du Net reste malgré tout pragmatique. « La mission Lescure n’est pas propriétaire du tout du débat public sur ces questions ». Selon lui, « Après, la question, c’est "est-ce qu’on aurait influencé plus les politiques publiques en allant à la mission Lescure ?". J’en doute énormément, parce que le seul fait que monsieur Lescure soit nommé est le signe que même s’il y a quelques acteurs qui souhaiteraient faire bouger les choses, de toute manière, ils n’en ont pas la marge ». Philippe Aigrain est donc convaincu qu’il a bien fait de claquer la porte de la mission Lescure : « Ce qu’il en fait aujourd’hui ne me fait pas regretter de ne pas y être retourné ».