L’annonce avait déjà été faite dès les rencontres cinématographiques de Dijon. Françoise Nyssen, ministre de la Culture, a confirmé hier la mission de médiation sur la chronologie des médias. Les clefs sont confiées à Dominique d’Hinnin, le président du conseil d’administration d’Eutelsat. Retour sur un sujet épineux.
Derrière l’expression alchimique de « chronologie des médias » se cache un dispositif franco-français qui rythme les sorties des films sur les écrans, en offrant les meilleures places aux plus généreux financeurs. Les films ont ainsi d’abord l’exclusivité des salles de cinéma, pour ensuite débouler sur les DVD et la VOD payante, avant d’arriver dans les bras de Canal+ et des autres services de télévision payante. Enfin, ils débarquent sur les chaînes gratuites et la vidéo à la demande par abonnement.
Cette rythmique a été mise en partition lors d’un accord de 2009 à l’ère d’une consommation linéaire. Problème : si des réformes ont été engagées (notamment sur les délais de diffusion de la vidéo à la demande), elles restent très accessoires et ne seraient plus adaptées au temps Internet. C’est en tout cas l’analyse faite par de nombreux professionnels qui supportent mal dans le même temps l’aiguillon du piratage.
Comment donc réformer cette succession de fenêtres, sans trop malmener les unes ou les autres, tout en garantissant les obligations de financement par les plus vertueuses d’entre elles ?
Les propositions de l’ARP
De longue date, la filière a tenté de trouver un accord, mais celui-ci, c’est peu de le dire, patine tant les intérêts sont divergents, comme l’ont montré de récents travaux au CNC. C’est dans ce cadre qu’une mission de médiation vient d’être lancée au ministère de la Culture.
L’impatience est là : à défaut d'accord dans les six mois, « le gouvernement n'exclut pas de légiférer en la matière, en s'inspirant des lignes de force tracées par la médiation » tambourine le ministère de la Culture.
La semaine dernière, à Dijon, Françoise Nyssen a vu dans la refonte de la chronologie des médias « un chantier prioritaire où les professionnels sont les mieux placés, mais où les discussions sont bloquées depuis trop longtemps ».
Toujours lors des Rencontres du Cinéma, le réalisateur Radu Mihaileanu, président de l’ARP, a décrit la proposition de réforme imaginée par cette société de gestion collective, face à laquelle les autres participants étaient invités à réagir. Dans le schéma ci-dessous, plusieurs idées saillantes.

Il s’agirait d’abord de faire naitre une nouvelle fenêtre spécifique, celle des salles virtuelles. Elle serait l’excroissance ou une division de celle des salles de cinéma « en dur », afin de donner une seconde chance aux films qui n’y passent plus.
Ce dispositif de rattrapage serait individualisé à chaque salle et reposerait ainsi sur une solution géolocalisée afin d’éviter une mise au congélateur des œuvres avant l’arrivée des fenêtres suivantes (quatre mois plus tard pour les DVD et la VOD, ou 36 mois pour la vidéo à la demande par abonnement). À tout le moins, l’ARP suggère de pouvoir expérimenter cette solution.
Récompenser les plus vertueux
Pour les fenêtres ultérieures, l’idée surfe sur la même veine que les conclusions du rapport Lescure de 2013, en combinant carotte et bâton. Les acteurs les plus vertueux, que ce soient les télévisions payantes ou la SVOD, pourraient se concurrencer sur le même palier de tir.
Voilà pourquoi Amazon Prime Vidéo, Altice Studio, OCS ou encore Netflix sont au coude à coude avec Canal+ dans le schéma. Cette vertu se mesurerait selon une série de critères : la diversité, le respect du droit d'auteur, le préfinancement, la pérennité des engagements ou encore l'éditorialisation.
« Nous considérons aujourd'hui que télévision payante et SVoD ont le droit, si elles répondent aux conditions de vertu énoncées, de s'inscrire dans la fenêtre de l'offre payante par abonnement. Le montant des investissements est évidemment un critère fondamental » commente la société de perception et de répartition.
En queue de peloton, la carotte laisserait place au bâton. Les non vertueux, les YouTube et Dailymotion, ne pourraient diffuser les œuvres qu'après les chaînes gratuites.
Réduire la première fenêtre, un visa pour le piratage
Cette nouvelle organisation a fait bondir Richard Patry, président de la Fédération nationale des cinémas français (FNCF) pour qui une salle virtuelle, ce n’est pas une salle de cinéma (c’est-à-dire « un lieu fermé, où on s’assoit, communique avec son voisin dans une expérience collective. Une salle virtuelle, c’est de la VOD, de la télévision, mais pas une salle de cinéma »).
Selon lui, pas question de toucher d’une manière ou d’une autre à cette première fenêtre : « réduire la fenêtre salle serait un suicide collectif pour l’ensemble de la filière », même si elle permettait de mettre en circulation plus rapidement les films sur les autres fenêtres.
Il considère au contraire que plus tôt les copies numériques seront en circulation, plus on augmentera le risque de piratage. « Avancer cette fenêtre, c’est donner un avantage concurrentiel au piratage ».
Deux semaines au micro-ondes, des mois au congélateur
Du côté de l’Union des producteurs de cinéma, le coprésident Xavier Rigault (qui assure être dans le camp des modernistes) a dézingué son collègue : « le problème des cinémas est qu’on y passe les films au micro-ondes pendant deux semaines et au congélateur pendant trois mois et demi », avant les autres fenêtres. « Le public veut du ici et maintenant. En quatre mois, vu le nombre de films et de propositions, ce désir est perdu. Le film perd sa chaîne de valeur. Il est alors saccagé ».
Vigoureuse contestation de Patry, pour qui ces arguments sont purement parisiens, alors qu’en province, les films restent plus longtemps à l’affiche ou s’étalent sur la première fenêtre.
Pour Frédérique Bredin, il y a surtout urgence. Le débat doit d'après la présidente du CNC se concentrer sur les plateformes délinéarisées comme Netflix. « C’est ça le monde qui nous arrive à la figure. C’est une puissance inouïe. La logique de Netflix, c’est la captation de la valeur et des droits ».
Analyse partagée par Delphine Ernotte, à la tête de France Télévisions : « On n’a pas conscience de la révolution que l’on est en train de se prendre dans la figure. Nous ne sommes pas organisés pour faire face à Netflix, à Amazon Prime Video. On manque d’organisation, on ne se projette pas assez dans l’avenir ».
Selon elle, l’importance sera néanmoins de faire une distinction entre les plateformes qui font un peu de productions locales pour montrer patte blanche et celles qui auront pour ambition d’exposer ces œuvres françaises et européennes. En somme, la question sera de savoir ce qu’on entend vraiment par « vertueux » dans les propositions de l’ARP.

« Il est indispensable d’évoluer » selon Alain Weill (Altice)
Maxime Saada remettra une couche sur le piratage, attribuant à celui-ci une perte de 500 000 abonnés pour la chaîne Canal+ qu’il préside. Il s’est cependant dit prêt à voir modifier la fenêtre dont profite sa chaîne pour qu’elle puisse diffuser les films six mois après leur sortie en salle, contre dix dans le régime actuel.
Alain Weill, patron des activités médias d'Altice, défendra l’idée d’un accord vertueux proposé par l’ARP. Il se justifiera déjà de l’installation du groupe au Luxembourg. « On n’est pas au Panama, mais à 500 Km de Dijon. Nous sommes un groupe international (…), nous avons une stratégie européenne, une présence aux États-Unis. Il n’est pas idiot de rechercher une implantation cohérente par rapport aux avantages des concurrents ».
Une manière de signaler que les différents critères pour jauger la vertu des acteurs ne pourra pas stigmatiser l’implantation fiscale, mais surtout tenir compte du respect de la réglementation française, des quotas, des investissements, bref des autres variables. Altice se dit prête « à investir, à conclure des accords », insiste Alain Weill.
Pour lui, que la fenêtre SVOD colle avec les fenêtres payantes, c’est aussi répondre aux vœux des abonnés qui veulent avoir le choix entre le linéaire et le délinéarisé. « Sinon, ils vont aller ailleurs », anticipe-t-il.
Dans tous les cas, « il est indispensable d’évoluer ». Celui-ci a d’ailleurs profité de ces débats pour faire connaître son souhait de voir débouler sur les écrans la publicité adressée. « On sera alors capable d’envoyer un message publicitaire pour un film en donnant des informations spécifiques sur la salle, le film, l’horaire ». Un sujet qui n’est pas sans soulever des problématiques de données personnelles, comme déjà évoqué dans nos colonnes.
Comme une sorte de préfiguration des délicats six mois qui s'ouvrent devant nous, Radu Mihaileanu n’a pu s’empêcher de comparer les 1,5 milliard d’euros mis sur la table d’Altice pour le sport face aux 10 millions d’euros pour le cinéma français. « Le rapport est assez violent entre l’éphémère d’un match de foot et le pérenne. Or, on construit une civilisation par le pérenne, non l’éphémère ».
À noter :
Cet article a été rédigé dans le cadre de notre participation aux Rencontres cinématographiques de Dijon, du 12 au 14 octobre, où nous avons été conviés par les organisateurs. Ces derniers ont pris en charge notre hébergement et la restauration sur place. Conformément à nos engagements déontologiques, cela s'est fait sans aucune obligation éditoriale de notre part, et sans ingérence de la part des organisateurs.