Alors que le gouvernement se concerte avec les opérateurs, Orange et SFR se livrent bataille sur trois millions de lignes dans les agglomérations de taille moyenne. Laissées libre par la régulation, elles sont le terrain d'une course entre les deux opérateurs, dans laquelle SFR multiplie les incursions dans des villes laissées à son concurrent.
Depuis plusieurs mois, Orange et SFR se livrent bataille sur le déploiement de la fibre dans de nombreuses communes françaises. Alors qu'elle promet de fibrer le pays pour 2025 (provoquant un certain scepticisme), la marque au carré rouge réclame une meilleure répartition des travaux en zones moins denses, les agglomérations moyennes où les opérateurs privés coinvestissent, mais sur lesquelles Orange obtient 90 % du travail. Après l'échec de négociations avec l'opérateur historique, SFR l'a attaqué en justice en mai et cravache au quotidien pour le doubler sur les déploiements.
Un aspect de cette bataille en zone moins dense est bien connu : la guerre des signatures avec les collectivités (départements, communautés de communes...) pour obtenir le blanc-seing public à la pose de la fibre. Chacun tente de prendre de court l'autre, et s'affiche en sauveur là où son concurrent a manqué à ses engagements. Selon l'État, 60 % des lignes concernées sont couvertes par une convention de suivi des déploiements, avec un redoublement d'efforts depuis la fin 2016.
Pourtant, le combat quotidien se joue à un niveau bien plus concret, sur l'installation même des points de mutualisation, qui permettent de connecter les logements aux quatre opérateurs. Après plusieurs signalements de lecteurs, nous avons enquêté sur les méthodes de SFR pour préempter des zones par principe acquises à l'opérateur historique.
« Dans certaines zones où il n’y a pas d’exclusivité Orange et où Orange n’a rien déployé, nous avons lancé des déploiements » nous confirme sobrement SFR. En fait, c'est à un travail de fourmi que se livre le groupe Altice pour griller la priorité à l'opérateur historique, comme il nous l'a été confirmé dans plusieurs régions.
Des suivis de déploiement très symboliques
Pour l'Agence du numérique, donc l'État, l'enjeu est que chacune des 589 communes des zones moins denses, soit environ 12 millions de lignes, signent avec un des deux opérateurs-déployeurs (Orange ou SFR). En principe, l'entreprise obtient la priorité pour la pose de ses équipements fibre, que l'autre n'est pas censé doublonner, en échange d'un calendrier précis et d'engagements. Le problème est que ces conventions de programmation et de suivi des déploiements (CPSD) sont peu contraignantes pour les opérateurs, aujourd'hui très peu surveillés.
Tout juste une collectivité attentive peut-elle dénoncer un opérateur qui n'a pas respecté ses engagements. C'est ce qui est arrivé à Lille Métropole début 2016, l'Agence du numérique constatant le gel des déploiements. Plutôt que de monter un réseau public, comme le permet ce « constat de carence », la métropole a préféré confier les travaux à Orange. Selon l'État, aucune autre collectivité n'a lancé d'initiative similaire. Autrement dit, les collectivités n'utilisent pas le bâton offert par les conventions de suivi.
« Le modèle de CPSD prévoit assez peu de contreparties vers l'opérateur qui déploie et, quand c'est le cas (permissions de voirie), la convention comporte un paragraphe qui dit bien que tout opérateur peut bénéficier des mêmes conditions » nous explique un avocat spécialisé. Comme nous l'ont confirmé plusieurs interlocuteurs, ces conventions ne donnent pas d'exclusivité légale à l'opérateur signataire.
Trois millions de lignes fibre en plein « flou artistique »
Pourtant, sur le principe, Orange et SFR se sont bien répartis ces millions de lignes en 2011, sur demande de l'État (voir notre analyse). Les deux groupes ont donc pris la charge des déploiements, cofinancés par Bouygues Telecom et Free, sur les endroits qui les intéressaient.

Cet Appel à manifestations d'intentions d'investissement (AMII) est la base de la répartition entre les deux groupes télécom. En 2015, l'Autorité de la concurrence a ouvert à Orange les zones où SFR disposait déjà du câble (via Numericable), dont il avait entretemps abandonné le fibrage. Désormais, Altice veut rééquilibrer la charge en sa faveur, maintenant qu'il a presque fini de rénover son réseau câble.
En vertu de l'accord AMII de 2011, chacun des deux opérateurs dispose donc de communes réservées (« exclusives »). Le reste des zones AMII, sans exclusivité, revient au plus rapide ou au plus offrant des deux. Dans ces zones « libres », si l'un a signé une convention de suivi sur certaines communes, l'autre est toujours libre d'en signer une en parallèle.
Selon l'Agence du numérique, « on compte environ 3 millions de lignes en zone AMII hors accord d’exclusivité Orange/SFR ». Pour un expert de l'aménagement du territoire, elles baignent dans un « flou artistique », sans règles précises.
« La convention de suivi est indicative et n’est pas exclusive. Nous proposons à ces communes [ayant conclu une convention de suivi avec Orange] d’en signer une » confirme SFR. Dans ces conflits, Bouygues Telecom et Free doivent agir en juges de paix, en soutenant financièrement l'un ou l'autre. Problème : maintenant que SFR promet de fibrer la France sur fonds propres, le poids financier des coinvestisseurs importe moins. Le groupe Altice est donc libre de déployer (presque) partout où ça lui chante.
Les « consultations de lots », nerf de la guerre
Si l'imbroglio des conventions de suivi ne suffisait pas, il est doublé d'un combat encore plus concret. Il tourne autour des « consultations de lots », c'est-à-dire les consultations qu'envoie un opérateur à ses concurrents, aux collectivités et au régulateur pour annoncer la couverture de logements, avec la pose d'un point de mutualisation. SFR en déposerait à tours de bras, y compris dans des communes qu'Orange a annoncé vouloir fibrer. Une fois prévenu, ce dernier a un mois pour les contester.
Hors des communes réservées en 2011, SFR « vise les marchés où Orange s'est annoncé mais n'a pas encore démarré », nous déclare une source bretonne. Peu importe que l'opérateur historique ait signé une convention de suivi, si les déploiements ne sont pas lancés, SFR lui grille la priorité en lançant des « consultations de lots » puis en posant des armoires de rue.
« En zones AMII, ce sont les consultations de lots qui font foi. Donc nous n'allons pas en envoyer sur des zones où Orange en a déjà déposé, encore moins où il a des armoires de rue. C'est une petite guerre entre Orange et SFR » nous déclare un chef de projet de SFR. Une déclaration corroborée par un de ses collègues. La « décision stratégique » aurait été prise en juillet 2016, les contacts des collectivités commençant à ce moment. Les fonds auraient été débloqués dès janvier.
Ce comportement a été constaté dans au moins trois régions, depuis le début d'année. « Cela concerne les zones où Orange déploie dans le cadre de l'AMII mais hors de l'accord Orange/SFR [de 2011]. Donc SFR peut déployer en doublon » détaille un proche de l'opérateur historique. Selon plusieurs experts, si l'État et l'Arcep veulent à tout prix éviter la pose de deux réseaux fibre dans ces zones, rien ne l'interdit du point de vue du droit de la concurrence. Interrogée, l'autorité des télécoms a refusé de répondre sur le sujet.
« La collectivité n'a (quasi) rien à dire »
La bataille pour obtenir des lignes se jouerait désormais quartier par quartier, les points de mutualisation devant couvrir au moins 300 à 1 000 lignes. Seraient visées les communes les plus rentables des agglomérations moyennes « libres ».
« Au départ, Orange et SFR faisaient des lots de communes (des agglomérations) et parlaient bien de complétude de couverture [le raccordement de tous les logements de la zone]. Puis ce fut commune par commune. Puis ce fut des bouts de commune » note un bon connaisseur de la stratégie fibre des opérateurs.
Face aux opérateurs, « la collectivité n'a (quasi) rien à dire. Pas de permission à accorder à l'opérateur. Pas d'obligation de convention. Généralement, les communes sont informées, délivrent parfois des autorisations de travaux (pose d'armoire de rue pour points de mutualisation) mais n'ont aucun levier sur l'action des opérateurs » résume encore notre interlocuteur.
Orange et SFR peuvent donc déployer des armoires de rue et de la fibre dans des communes, sans s'engager à un calendrier de raccordement. Dans les faits, les deux entreprises tiennent tout de même aux conventions avec les collectivités, au moins en preuve de bonne foi face à l'État.
Martigues, Palavas-Les-Flots, théâtres des déchirements
Résultat : les deux groupes se partagent des villes, chacun déployant des armoires de rue à la frontière des zones couvertes par l'autre. Malgré des recherches dans plusieurs régions, nous n'avons pas pu trouver trace de points de mutualisation SFR empiétant sur ceux d'Orange. De même, aucun cas d'équipement de l'un dans des zones couvertes par une convention de suivi entre son concurrent et une collectivité ne nous est apparu, même si l'entreprise s'en laisse la possibilité.
À Martigues, une commune des Bouches-du-Rhône abandonnée par SFR (à cause de son réseau câble) puis reprise par Orange, les habitants doivent finalement bénéficier de deux réseaux fibre. « En novembre, Orange nous a promis la couverture complète sous cinq ans. 15 jours après, SFR disait venir ! » nous affirme Stéphane Delahaye, conseiller communautaire chargé du numérique. En février, le premier a posé de premières armoires de rue (pour couvrir un tiers des logements), le second demandant des autorisations pour ses propres équipements.
Ces accords doivent peser dans un différend sur la propriété du réseau câble de la ville, hérité du plan câble. Le contrat de 1991 arrivant à échéance en décembre, la commune souhaite amener SFR à la table des négociations. Ses demandes d'implantation ne couvriraient pas forcément les zones d'Orange, même si « ils nous ont confirmé la volonté de déployer un réseau parallèle à Orange. Cela ne nous plaît pas », notamment pour des raisons de paysage, affirme Stéphane Delahaye. La nouvelle EPCI, elle, doit signer une convention de suivi avec l'un des deux opérateurs à partir de janvier.
Question pour les experts en plaques d'identification : PMZ #Orange ou #SFR ? 🤔 #FTTH #Fibre pic.twitter.com/wcC97cVdgV
— Damien (@tdamienjd) 30 août 2017
À Palavas-Les-Flots, une commune en discussion avec Orange sur une convention de suivi, SFR a damé le pion à son concurrent. Comme nous l'affirment les services de la ville et un responsable de l'opérateur, une vingtaine de points de mutualisation ont été installés en mai, une dizaine d'autres devant suivre en octobre pour compléter la ville. Malgré la primauté implicite à Orange, SFR l'a doublé sur les fameuses consultations de lot, envoyées en juillet 2016, avant de rencontrer la mairie à l'automne.
Enfin, dans le Puy-de-Dôme, nous avons eu copie de demandes de pré-conventionnement pour la pose d'armoires de rue SFR, dans une commune qu'Orange a promis en 2012 de couvrir à 100 %.
Des accusations croisées
Chez SFR, on accuse l'opérateur historique de comportements litigieux, comme la pose d'armoires de rue sans consultations de lots. Ces cas resteraient très rares, et rapidement régularisés, selon un lobby du secteur. Sur ces trois millions de lignes, les deux entreprises se renverraient la balle.
Selon nos informations, SFR aurait contesté des consultations de lots déposées par Orange à Palavas-Les-Flots. Ces consultations concerneraient des zones déjà couvertes par la marque au carré rouge, qui verrait d'un mauvais œil le doublonnement de la fibre par son concurrent à ces endroits. L'opérateur historique n'a pas encore répondu à nos sollicitations sur ce point.
« Chacun des deux opérateurs a beau jeu de dénoncer l'attitude du concurrent. SFR dit qu'Orange a préempté mais pas déployé et qu'il peut donc déployer le premier. Orange accuse SFR de lui griller la politesse (alors que les études d'ingénierie ont sûrement été engagées) voire de déployer en patchwork », dans des communes qu'il n'a pas couvert entièrement, nous affirme encore un spécialiste de la stratégie fibre des opérateurs.
Les négociations en cours avec le gouvernement, dont les résultats devraient être officialisés le 22 septembre, pourraient régler la question une bonne fois pour toute. Elles doivent aboutir à une nouvelle répartition des déploiements en zones AMII, qu'Orange a jusqu'ici refusé à SFR. Elles sont aussi censées mener à une extension de la zone de coinvestissement vers les zones rurales, où sont aujourd'hui prévus des réseaux d'initiative publique. D'un à trois millions de lignes supplémentaires pourraient être concernées. Il reste donc à voir si cet ajout s'effectuera proprement, ou mènera à celui de millions de lignes à l'imbroglio de ces zones AMII « libres ».