La réforme du télétravail présentée la semaine dernière par le gouvernement va-t-elle permettre un recours accru à ce mode d’organisation qui séduit de plus en plus d’actifs ? Éléments de réponse avec différents partenaires sociaux et les lumières d’un avocat spécialisé en droit social.
Le Conseil constitutionnel ayant validé jeudi 7 septembre le projet de loi habilitant le gouvernement à prendre par ordonnances diverses mesures relatives au Code du travail, plus rien ne fait désormais obstacle à la parution des textes présentés la semaine dernière par le Premier ministre Édouard Philippe et sa ministre du Travail, Muriel Pénicaud.
Comme nous avons déjà eu l’occasion de l’évoquer, l’article 24 du projet d’ordonnance « relative à la prévisibilité et la sécurisation des relations de travail » (PDF) se donne pour objectif de faciliter le développement du télétravail. L’exécutif ambitionne ainsi de fixer « un cadre juridique adéquat aux nouvelles pratiques, pour sécuriser salariés comme employeurs ».
Un « droit au télétravail » plutôt bien accueilli
La mesure qui a probablement fait le plus parler d’elle ces derniers jours concerne le « droit au télétravail ». Tout salarié qui occupe « un poste éligible à un mode d’organisation en télétravail » (tel que défini par un accord collectif ou, à défaut, par une charte interne à l’entreprise) pourra en effet demander à travailler à distance – que ce soit chez lui, dans un espace de coworking, etc.
L’employé devra simplement pouvoir justifier de « contraintes personnelles » (éloignement de son domicile, grossesse...). Pour refuser, l’employeur sera quant à lui tenu de « motiver sa réponse », indique le projet d’ordonnance.
« Cette réforme est une bonne chose dans la mesure où cette ordonnance consacre le droit au télétravail, se félicite Éric Peres, du syndicat Force ouvrière (FO). Chaque salarié pourra demander à pouvoir travailler ou s'organiser sous la forme du télétravail. » Pierre Beretti, qui représentait le MEDEF lors de la récente concertation relative au télétravail, concède : « Ça devient plus difficile de refuser le recours au télétravail. »
Un refus de l’employeur qui restera difficilement contestable
« Il y a un renversement de l'initiative de la demande de passage en télétravail, analyse de son côté l’avocat Grégory Saint Michel. Dorénavant, cette requête pourra émaner du salarié, et ce sera à l'employeur d'expliquer pourquoi il s'y opposerait. » Ce spécialiste du droit social estime toutefois qu’il y a un flou quant aux éventuelles suites qui pourraient être données à un refus de la part du patron : « Le projet d’ordonnance ne dit pas si cette décision est contestable. On comprend simplement que c'est à l’employeur d'évaluer l'opportunité de passer (ou non) un salarié en télétravail, s'il remplit les conditions nécessaires. »
Maître Saint Michel considère que des recours resteraient possibles, mais uniquement dans des cas extrêmement limités. « S'il est par exemple prévu que toute personne qui a une ancienneté d’au moins cinq ans peut demander de passer au télétravail, on peut imaginer qu’il soit possible de contester cette décision devant le conseil des prud’hommes. En revanche, si c'est en fonction du niveau de compétences du salarié par exemple, ça deviendrait bien plus compliqué. »
Mohammed Oussedik, de la CGT, se montre ainsi très réservé sur cette réforme : « C'est un petit droit supplémentaire pour le salarié. Ça risque d'être assez marginal dans la mesure où les accords actuels encadrent fortement le télétravail : il y a des commissions de suivi, il y a des garde-fous pour éviter le télétravail informel, etc. »
« Là au moins, c'est précisé »
S’il y a un point qui suscite l’unanimité chez les partenaires sociaux, c’est la clarification de nombreuses dispositions – par exemple en matière d’accidents du travail. Il sera en effet précisé dans le Code du travail que tout accident survenu sur le lieu où est exercé le télétravail est « présumé être un accident de travail » (à condition qu’il ait lieu « pendant les plages horaires du télétravail »).
« Les doutes sont levés : le salarié est protégé si d'aventure il est dans une situation d'accident du travail » applaudit ainsi Éric Peres (FO). Maître Saint Michel se veut toutefois plus nuancé dans la mesure où ce dispositif n’englobe pas certaines situations particulières : salariés en forfait-jour, télétravailleurs « informels », etc.
Dans le même registre, le fait d’inscrire dans la loi que celui qui travaille à distance dispose des « mêmes droits que le salarié qui exécute son travail dans les locaux de l’entreprise » est également vu comme un élément positif. « C'était déjà le cas, mais là au moins, c'est précisé, commente Éric Peres. On est en télétravail, c'est une organisation différente, mais on a les mêmes droits que n'importe quel salarié – y compris en termes de formation ». Pour le représentant de Force ouvrière, « il ne s’agit pas d’un simple toilettage : on reprécise et on sécurise le fait que le télétravailleur est un travailleur à part entière ».
Suppression des dispositions sur la prise en charge des frais de télétravail
Si certaines choses sont effectivement précisées, d’autres, en revanche, disparaissent... L’employeur ne sera par exemple plus tenu « de prendre en charge tous les coûts découlant directement de l'exercice du télétravail, notamment le coût des matériels, logiciels, abonnements, communications et outils ainsi que de la maintenance de ceux-ci ». Une précision qui figurait jusqu'ici à l’article L1222-10 du Code du travail.
« Peut-être que demain, on aura des entreprises où l'on vous dira que si vous voulez bénéficier du télétravail, il y a un certain nombre de frais qui seront à votre charge » s’inquiète Mohammed Oussedik pour la CGT.
Pierre Beretti estime toutefois qu’il ne faut pas surestimer ces craintes : « La question de l'indemnisation pouvait se poser il y a cinq ou dix ans, quand les gens n'avaient pas d'équipements très développés à la maison. Aujourd'hui, ce n'est pas un sujet majeur » considère le représentant du MEDEF, au motif que la plupart des salariés disposent selon lui d'un accès à Internet à la maison. « Les gens gagnent à télétravailler : ça fait moins de déplacements, moins de contraintes... » souligne-t-il au passage.
Pour Maître Saint Michel, il n’y a effectivement « plus rien dans le texte qui oblige les employeurs à prendre en charge les frais professionnels ». Ce vide pourrait toutefois se combler devant les tribunaux : « D'un point de vue juridique, c'est contraire à la convention européenne des droits de l’homme et au droit du travail international. Il me semble difficile d’imposer à un salarié des dépenses professionnelles sans qu'elles ne lui soient remboursées. Ce n'est pas au salarié de débourser pour exécuter. Je pense qu’il y aura donc toujours possibilité que la jurisprudence revienne sur le texte. »

Craintes d’abus suite au renvoi à des chartes
Autre changement prévu par le gouvernement : le fait que le télétravail dépende uniquement d’accords collectifs ou, à défaut, de chartes – alors que le contrat de travail était jusqu’ici le document de référence pour préciser les modalités d’organisation du télétravail.
« Le texte va affaiblir ce socle qu’était le Code du travail pour dire aux entreprises que finalement, elles vont pouvoir y déroger – soit via des accords d'entreprise, soit en ayant recours à des chartes » craint Mohammed Oussedik. Si les entreprises devraient y gagner en souplesse, « l'impact risque d'être très négatif pour les salariés » prédit le cégétiste. « Peut-être que demain, on aura un accord d'entreprise qui reviendra sur le fractionnement des heures de repos. Auquel cas il y aurait un risque pour la santé des télétravailleurs, tout simplement parce qu'il y a des employeurs qui vont être tentés de surcharger leurs salariés qui sont en télétravail. »
Le recours à des chartes imposées unilatéralement par l’employeur, notamment dans les petites entreprises, suscite davantage encore d’inquiétude de la part des syndicats. « Si on se limite à une simple charte, il y a un risque d'abus, voire la possibilité de ne pas encadrer suffisamment et de manière contractuelle les engagements de part et d'autre, soupire Éric Peres. Mieux vaut passer un accord, de branche ou d'entreprise. »
De rares situations de télétravail imposé en cas de « circonstances exceptionnelles »
Quant au fait que l’employeur puisse dorénavant imposer à ses salariés de télétravailler momentanément lors de « circonstances exceptionnelles » ou « en cas de force majeure » (l’article L1222-11 du Code du travail cite en exemple les menaces d’épidémie), tous s’accordent pour dire qu’il s’agit d’une mesure à la portée très limitée.
« Les circonstances exceptionnelles ou les cas de force majeure, c'est l'extériorité, l'imprévisibilité, etc. Ce sont des conditions extrêmement restrictives, de type inondation ou incendie dans l'entreprise, explique Maître Saint Michel. Ce sera donc nécessairement très provisoire. »
« Il y a beaucoup de garde-fous » abonde Mohammed Oussedik (CGT). « D'abord, il faut que la situation exceptionnelle soit avérée et qu'elle soit exceptionnelle. Il ne suffit pas de dire qu'il y a une grève... De deux, chaque fois, on vérifie que l'ensemble des salariés dispose bien des moyens d'effectuer du télétravail. Donc finalement, ça reste cantonné à une proportion limitée du salariat. »
Entre « coup d’épée dans l’eau » et « vraie accélération »
En fin de compte, les avis sont plutôt partagés sur l’impact de la réforme à venir. « C'est marginal ce qu'il se passe, réagit Mohammed Oussedik. Pour nous, la meilleure façon de favoriser le télétravail, c'est d'obliger la tenue de négociations au niveau des branches. Là, on aurait pu s'adapter ensuite en fonction des secteurs d'activité. » Et le représentant de la CGT d’insister : « C'est un coup d'épée dans l'eau. Il y a des bonnes intentions qui sont affichées. Elles ne sont malheureusement pas concrétisées par de vraies décisions pour favoriser le télétravail. »
Chez Force ouvrière, on considère aussi qu’il « n’y pas forcément de grand changement », même si certains points sont clairement positifs. « Je suis plutôt confiant. Chacun y trouvera sa part » prédit ainsi Éric Peres.
Du côté du MEDEF, on affiche davantage encore de satisfaction. « Ce qui est prévu à ce stade va dans la bonne direction. Ça lève plusieurs points de réticences ou d’ambiguïtés des textes précédents » estime ainsi Pierre Beretti. « C'est loin d'être une réforme accessoire. C'est une simplification, c'est une facilitation du télétravail qui concerne 5 millions de salariés, poursuit l’intéressé. On consacre finalement des usages et on les facilite. C'est une vraie accélération qui va dans le bon sens. Et dans le sens de l'évolution des pratiques du travail. »
« Ce n'est pas forcément le Code du travail qui va changer grand-chose »
Seul l’avenir nous dira si le recours au télétravail s’accélère véritablement au fil des prochaines années. Éric Peres observe néanmoins que « ce n'est pas forcément le Code du travail qui va changer grand-chose : c'est la volonté à la fois des employeurs et des salariés de s'emparer du sujet. Certains se cachent derrière les contraintes administratives, mais jusqu'à présent, ce sont souvent les pratiques managériales qui ont fait obstacle au développement du télétravail – plus que des problèmes de droit. »
« Si, en effet, personne ne joue le jeu, ce ne sont pas ces quelques lignes qui vont révolutionner la planète. Ceci étant, elles sont de nature à lever quelques freins, notamment de la part de certaines entreprises et de syndicats de salariés. » Le représentant FO, par ailleurs membre de la CNIL, raconte que « certains salariés s'interdisent de parler du télétravail, par peur d'être vus par leur employeur comme des gens qui voudraient moins travailler... Comme si ça allait susciter des doutes sur l'efficacité de leur investissement au sein de l'entreprise. Or on voit aujourd'hui que tout le monde y gagne, à condition que ce soit bien organisé et négocié. Si les employeurs en prennent conscience, je ne pense pas que ce soit très long à se mettre en place. »
Dans un premier temps, restera à voir si ces dispositions évoluent d’ici à leur présentation officielle en Conseil des ministres, prévue pour le 22 septembre prochain. Le gouvernement doit en effet encore consulter différents organismes (tels que le Conseil national d’évaluation des normes), ce qui pourrait conduire l’exécutif à revoir sa copie – très probablement à la marge.