Le gouvernement estonien, souvent montré en exemple sur les problématiques liées au numérique, se pose une nouvelle question : une nation peut-elle émettre sa propre crypto-monnaie ?
On prête souvent aux pays de l'ancien bloc soviétique une image de nations en reconstruction et à la peine en matière de nouvelles technologies. L'Estonie se trouve bien loin de cette caricature et se trouve même en pointe sur bon nombre de questions liées à la transformation numérique.
De l'e-résidence à la crypto-monnaie
Le pays, peuplé par environ 1,3 million d'habitants, a d'abord cherché à moderniser ses services publics. La première étape consistait donc à fournir une identité numérique sécurisée à ses habitants, leur permettant d'accéder rapidement aux services dont ils ont besoin ou même pour voter aux élections. Une sorte de FranceConnect généralisé à l'ensemble des administrations estoniennes et pouvant également être utilisé par les entreprises.
Le dispositif a ensuite été élargi... au reste du monde. Via un programme baptisé e-Residency, l'Estonie permet à quiconque d'établir en ligne une identité numérique vérifiée, et ainsi de pouvoir entamer des démarches pour établir une entreprise dans le pays, lui ouvrir un compte en banque, régler ses cotisations sociales... Le tout sans avoir de présence physique dans ses frontières. Depuis l'ouverture du programme, un peu plus de 3 500 entreprises ont ainsi été fondées en Estonie, depuis 138 pays différents et 22 000 personnes se sont inscrites.
Le gouvernement estonien aimerait maintenant aller un peu plus loin, et réfléchit à émettre sa propre crypto-monnaie. Après tout, rien que sur le premier semestre 2017, près de 800 millions de dollars ont été récoltés lors de 76 ICO, la manne semble donc facile d'accès.
Des Estcoin pour investir « dans » le pays
Ce nouveau projet porte le nom d'Estcoin. Il n'est pour l'instant qu'à ses balbutiements, Kaspar Korjus, le responsable du programme e-Residency en a néanmoins longuement détaillé les contours, dans un épais billet publié sur Medium.
« Les gens parlent déjà "d'investir dans un pays" mais ce qu'ils veulent dire réellement, c'est d'investir dans des opportunités liées à ce pays, comme des entreprises, des propriétés, des obligations. Vous pouvez croire dans le futur du pays et vouloir l'aider à réussir, mais pour l'instant vous ne pouvez y investir qu'indirectement », explique-t-il.
L'idée derrière l'Estcoin, serait donc d'investir directement dans le développement de la nation estonienne, en espérant un retour financier au fur et à mesure de ses réussites. « Il y a plusieurs moyens par lesquels cette initiative peut être structurée, mais il est important que les investisseurs d'Estcoin ne gagnent seulement que quand toute l'Estonie gagne », fait valoir le porteur du projet.
Fonds souverain, investissements dans la recherche... les idées ne manquent pas
Pour parvenir à cet objectif, l'une des pistes mises en avant est celle d'un fonds souverain qui serait alimenté par les fonds collectés lors de l'ICO (Initial Coin Offering, ou levée de fonds en crypto-monnaie). Kaspar Korjus veut prendre exemple sur le fonds de pension de l'État Norvégien qui est alimenté par les bénéfices de la production pétrolière du pays. En Estonie, la crypto-monnaie remplacerait donc le pétrole.
« Si ces Estcoins étaient émises sur une blockchain, elles pourraient l'être dans de multiples formats simultanément, il n'y a rien de mal à ça, il pourrait devenir facile et pratique de s'en servir au sein de smart contracts et d'autres applications », estime également le responsable estonien.
Autre idée évoquée : se servir de ces fonds pour nouer des partenariats public-privé (PPP) « pour aider à construire notre nouvelle nation numérique ». En ligne de mire, des investissements dans l'intelligence artificielle, les smart contracts et leur utilisation au sein des services publics.
Dernière option regardée de près, celle visant à financer un fonds semblable à bpifrance, dont le but serait de soutenir la croissance et les projets des PME estoniennes, y compris celles fondées par les e-residents.
« À terme, les Estcoins pourraient aussi être acceptées pour le paiement de services publics et privés, et éventuellement fonctionner comme une monnaie viable utilisées globalement. Avec nos API, des entreprises et même d'autres pays pourraient accepter ces jetons comme paiements. Nous pourrions même y intégrer d'autres fonctions, et s'en servir pour l'établissement d'actes notariés », envisage même Kaspar Korjus.
Des obstacles, une consultation
Il reste toutefois quelques obstacles potentiels. De quel œil l'Union européenne verrait le fait qu'un pays de la zone euro mette en circulation une deuxième monnaie ? Si le projet a de grandes ambitions, encore faut-il que le public et les investisseurs suivent, dans le cas où le montant collecté serait trop faible, peu, voire aucune des idées citées plus haut pourraient voir le jour.
D'autres questions plus politiques sont également à résoudre. Le gouvernement se demande ainsi si la vente des Estcoin doit être ouverte aux résidents et e-residents du pays, uniquement à ses citoyens ou viser plus large. La direction dans laquelle les fonds pourraient être utilisés est également soumise à consultation publique, tout comme l'idée même de lancer un tel projet.
Dernier point de détail important, le principe même de l'ICO pourrait être un problème. De nombreux exemples récents ont montré que ce type de levée de fond n'était pas toujours un gage de sécurité pour les investisseurs. Il suffit en effet d'un smart contract mal ficelé, ou parfois simplement de défacer un site, pour que des personnes mal intentionnées détournent de très fortes sommes d'argent en l'espace de quelques minutes. Or, avec le bruit que provoquerait une telle levée de fonds par un État et les sommes potentiellement en jeu, Estcoin deviendrait une cible plus que tentante.