À tout juste 31 ans, Paula Forteza est l’une des plus jeunes députées de l’Assemblée. Avec Emmanuel Raviart, son collaborateur parlementaire, elle espère pouvoir faire évoluer l’institution de l'intérieur, en s’inspirant de démarches chères au logiciel libre. Mais ce binôme atypique arrivera-t-il à entrainer dans son sillage d'autres élus du Palais Bourbon ?
Paula Forteza fait partie de ces (rares) parlementaires qui n’ont pas attendu de réforme législative pour se montrer transparents quant à l’utilisation de leur IRFM – cette fameuse indemnité d’environ 5 000 euros par mois, destinée à couvrir différents frais professionnels de type location d’une permanence, coiffeur, etc.
Sur son site, l’élue permet aux citoyens de prendre connaissance de l’ensemble des transactions réalisées avec cette enveloppe : le 4 août, un déjeuner avec ses assistants parlementaires pour 138,20 euros, un taxi quelques jours plus tôt pour 18,60 euros, un café à l’Assemblée pour 90 centimes, bientôt 500 euros de cotisation au groupe LREM, etc. La liste est pour l’instant assez courte, mais sera bien évidemment amenée à s’étoffer au fil de la législature.
« C'est du travail, ça prend du temps d'organiser cette comptabilité », explique Paula Forteza. « Mais c’est ainsi qu’on avance pour que ça devienne la norme auprès des députés, l’objectif étant que les citoyens sachent comment a été dépensé l'argent qui provient de leurs impôts. »
« Il faut montrer l'exemple » renchérit immédiatement Emmanuel Raviart, son assistant parlementaire. « Les députés sont très ouverts à ce genre de mesure. Ils veulent aller vers plus de transparence et d'ouverture, mais ont juste besoin de savoir comment faire. » La méthode préconisée ? Fournir rapidement un outil qui réponde à un objectif bien identifié, le faire évoluer en fonction des retours de premiers « bêta-testeurs », pour l’améliorer au fil de l’eau et ainsi augmenter progressivement la communauté d’utilisateurs (en cas de succès).
Deux anciens agents de la mission Etalab
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’ancien directeur de campagne de Paula Forteza prône ce type de démarche. Informaticien de métier, Emmanuel Raviart est un fervent défenseur du logiciel libre et fin connaisseur des méthodes dites agiles, qu’il exploitait dernièrement au sein de la mission Etalab (ce service du Premier ministre chargé d’aider les administrations dans l’ouverture de leurs données publiques). Nous l’avions ainsi rencontré à l’occasion d’un article consacré aux logiciels libres OpenFisca et Mes-Aides, tous deux développés sous l’égide des pouvoirs publics.
Quant à Paula Forteza, c’est avant tout au sein de cette jeune institution qu’elle s’imprègne des méthodes agiles. Originaire d’Argentine, où elle effectue la majeure partie de sa scolarité, la future députée termine ses études à Science Po avant de décrocher un poste de chargée de mission chez Etalab, début 2015. Après le sommet de Paris pour l’Open Government Partnership (OGP), qu'elle a contribué à organiser, l’intéressée décide de rendre son tablier. Nous sommes alors en janvier 2017. L’objectif : fonder une société aux côtés d’Emmanuel Raviart, qui a lui aussi laissé son poste de directeur technique-développeur chez Etalab.
Quelques temps plus tard, une « opportunité » se présente toutefois à Paula Forteza : se lancer dans les élections législatives sous la bannière En Marche, dans la circonscription des Français d’Amérique du Sud. « J'avais été active au niveau politique en Argentine auprès de la communauté française, en créant la section du PS à Buenos Aires, en m’impliquant dans plusieurs associations, etc. Et l'on m'avait déjà proposé d'être candidate en 2012, mais j'étais un peu jeune et je n'avais pas voulu me lancer dans l'aventure... » raconte-t-elle aujourd’hui.
Suit alors une période de désillusion : « J'ai été déçue, comme de nombreux jeunes de mon âge, par la politique, par les partis traditionnels, etc. Et ce mouvement [En Marche, ndlr] un peu plus transversal, ouvert, dynamique, m'a paru un espace intéressant pour avancer en matière d'innovation politique ». Retenue par la commission d’investiture d’En Marche, Paula Forteza affronte le député écologiste sortant, Sergio Coronado – qu’elle bat au second tour avec plus de 60 % des suffrages.
Premiers pas à l’Assemblée
Fraîchement débarquée au Palais Bourbon, la nouvelle députée a tenté de faire ses griffes lors de l’examen des lois sur la confiance dans la vie politique, même si son nom reste pour l’instant associé à l’affaire de l’élue « inexistante », « comme si elle était à Nouméa sur une chaise longue », dixit la rapporteur Yaël Braun-Pivet (LREM).
« Cette histoire a pris dans les médias au tout début parce que polémique, mais beaucoup d'eau a coulé depuis et mon travail en tant que responsable de texte pour le groupe LREM a été reconnu par les journalistes, mes collègues et Yaël [Braun-Pivet] elle-même, qui s'est excusée en séance publique » se défend aujourd’hui Paula Forteza. L’intéressée tient ainsi à mettre en avant son action concernant la suppression des réserves parlementaires et ministérielles, le statut des collaborateurs parlementaires, etc.

Quand on lui parle des sujets « numériques » qui sont d’ores et déjà sur son bureau, l’élue ne se vante pas d’avoir préparé tel projet d’amendement ou de proposition de loi. « Notre dossier principal va être celui de la réforme des pratiques au niveau des députés, à travers le numérique. » Dans l’idée de faire bouger le Palais Bourbon de l’intérieur, Paula Forteza et son équipe ont esquissé un plan en trois niveaux :
- L’outillage des députés. « Nous avons lancé il y a quelques semaines un laboratoire d'innovation politique au sein du groupe LREM, afin de travailler sur des outils numériques dont les députés auraient besoin au quotidien. » Exemple ? De quoi mettre son IRFM en Open Data, diffuser un agenda ouvert, organiser des vidéo-conférences avec les électeurs ou des « permanences virtuelles », créer des sortes de forum pour collaborer au sein d’un groupe ou d’une commission, etc. « L'idée, c’est vraiment d’aider les députés à installer leurs propres outils, explique Paula Forteza. Ça permet aussi de faire passer quelques messages autour des grands enjeux du numérique : la question du logiciel libre, la protection des données personnelles, le chiffrement, etc. »
- La réforme de l'Assemblée nationale en tant qu'institution. « On commence à réfléchir à la notion de « Parlement plateforme », un peu comme on parle d'État plateforme, poursuit la députée. Il s’agit de dire : ouvrons les données, ouvrons les API, ouvrons les codes sources, etc. Tout ça pour que l’Assemblée puisse collaborer plus facilement avec tout un écosystème technique capable d’aider l'institution à se moderniser. »
- La collaboration à l'international. Afin de favoriser les partages d'expérience, Paula Forteza souhaite « continuer à travailler avec l'écosystème de l'OGP ». Selon elle, « il y a un mouvement de parlement ouvert assez riche à l'international, et la France a l'opportunité de se placer à l'avant-garde dans les prochaines années ». La parlementaire ne manque pas de souligner que sa circonscription est d’ailleurs « particulièrement motrice » sur ce dossier, le Parlement brésilien ayant par exemple installé un « hacker lab » en son sein.
Entre « legal way » et « hacker way »
Le plus emblématique de ces chantiers devrait tourner autour des amendements, cœur de la machine parlementaire. « Aujourd'hui, pour pouvoir suivre ce qu'il se passe dans une séance publique, nous avons des liasses d'amendements sur papier (ou sur eliasse). Mais c'est assez compliqué à lire », soupire Paula Forteza. « On n'a même pas, sur une même application ou sur un même document, la version du texte qu'on est en train de discuter et les amendements. Donc il nous faut déjà nous y retrouver nous-mêmes ! Tout le monde s'y perd et personne n'arrive à suivre... »
Les nouveaux députés pâtissent donc autant que de nombreux citoyens à « décortiquer » chaque amendement. Et pour cause, ceux-ci se composent de la modification législative proposée (remplacer telle disposition, en ajouter une ailleurs, etc.) ainsi que de ce qu’on appelle dans le jargon l’exposé des motifs, c’est-à-dire l’explication fournie par le parlementaire pour justifier sa proposition. Pour savoir quelles dispositions seront finalement gravées dans le marbre de la loi en cas de vote, il faut obligatoirement aller chercher le texte de référence visé par l’amendement...
L’équipe de Paula Forteza entend ainsi pousser au développement d’outils permettant de simplifier le suivi du processus législatif, en commission comme en séance. « Notre défi, c'est de commencer par un outil qui soit très pratique pour les députés eux-mêmes, qu'ils puissent vraiment utiliser comme un outil de travail », explique Emmanuel Raviart. « Commencer par là, c'est la bonne façon de réfléchir à la modernisation des processus d'élaboration de la loi en version agile et itérative. »
Par la suite, cet outil pourrait être ouvert au grand public – pourquoi pas pour permettre ultérieurement aux citoyens « d'interagir avec les députés », un peu à la façon d’un réseau social. Autre piste de travail : améliorer le suivi des amendements, pour retrouver plus facilement qui a introduit telle modification, et surtout pour quelle(s) raison(s)...
À terme, l’objectif est ambitieux : « Avec ce projet, conclut Paula Forteza, nous voulons dépasser les consultations en ligne « traditionnelles » et arriver à faire participer les citoyens tout au long du processus d'élaboration de la loi, directement sur l'outil de travail des députés. Nous voudrions qu'ils puissent donc, à terme, suivre le processus en temps réel, connaître le calendrier précis de l'examen de loi, comprendre et identifier les réelles occasions d'influence, cartographier les arguments de part et d'autre, reconstruire l'historique des interventions et des modifications... » En d'autres termes, il s’agit de « passer de la simple consultation des citoyens à un véritable travail collaboratif ».
Un informaticien dans l’ombre, une politique pour porter les projets
D’un point de vue plus législatif, Paula Forteza attend avec impatience les débats autour de la réforme constitutionnelle annoncée début juillet par Emmanuel Macron. Le président de la République a notamment évoqué dans son discours devant le Congrès une possible évolution du droit de pétition, « afin que l’expression directe de nos concitoyens soit mieux prise en compte et que les propositions des Français puissent être présentées, dans un cadre défini et construit, à la représentation nationale ».
Fallait-il y voir une allusion aux propositions de pétitions « impératives », auxquelles les pouvoirs publics pourraient être tenus de répondre à condition qu’ils atteignent un certain seuil de signatures ? « J'y crois vraiment et je vais pousser pour ça, rebondit Paula Forteza. L'écosystème est un peu mitigé, mais je pense que ce n'est pas une raison pour ne pas tenter le coup et essayer d'organiser un peu mieux cette idée, en se disant aussi que ça ne devra pas être uniquement en ligne. » Avant d’insister : « Il faudra voir comment l'articuler pour que ça marche vraiment. »
Les débats autour des lois Confiance ont pourtant montré que la majorité n’était pas encore prête d’avancer sur les sujets touchant à la participation citoyenne, aucun amendement relatif aux consultations en ligne n’ayant par exemple été adopté. « J'ai quand même entendu un intérêt pour ce sujet, pour apprendre, savoir comment faire, interagir avec la communauté. C'est juste que dans cette session extraordinaire, on n'a pas eu le temps », rétorque la députée LREM. « Je crois que les sujets sont sur la table. Les députés sont prêts à avancer, il suffit d'organiser le travail. »
Parmi les autres sujets qui attirent Paula Forteza, figure la reconnaissance des Communs (grand oublié de la loi Numérique d’Axelle Lemaire). Et Hadopi ? « Pour être totalement sincères, on n'y a pas encore réfléchi » confesse Emmanuel Raviart. « Sur ce dossier-là, on fait plutôt partie de ceux qui s'étaient sentis floués lorsque la loi était passée... On aura donc quelque chose à dire, c'est sûr ! »
Les questions de surveillance ? « Je vais être très sincère : ce n'est pas mon domaine de compétences principal, admet Paula Forteza. Mais là aussi on va s'appuyer sur des associations dans lesquelles on a vraiment confiance, comme par exemple La Quadrature du Net. » L’épisode des « exégètes amateurs » semble à des années-lumière...
La greffe prendra-t-elle à l’Assemblée nationale, où de nouveaux élus LREM se sont récemment fait remarquer pour leurs critiques à l’égard du site « NosDéputés » ? « Déjà, ils essaient, c'est bien », commente un acteur militant pour davantage de transparence au sein du Palais Bourbon. Un de leurs anciens collègues de travail nous confie par ailleurs que « c’est vraiment un binôme qui fonctionne ; je les vois bien ainsi : lui l’informaticien dans l’ombre, elle pour porter ça dans le débat public... » Les cinq prochaines années permettront d’en juger.