Avec la professionnalisation progressive du sport électronique, des questions jadis réservées aux sports traditionnels commencent à se poser. Alors qu'à l'étranger, la prise de paris sur les résultats de compétitions e-sport commence à se populariser, nous avons discuté avec le secteur et les pouvoirs publics de l'avenir du marché en France.
Aujourd'hui, le marché des paris sportifs en France connait un formidable essor. Selon l'Arjel, les mises enregistrées en ligne ont atteint 2,081 milliards d'euros en 2016, un chiffre en hausse de 45 % sur un an, bien aidé par la tenue des Jeux Olympiques et de l'Euro 2016.
En parallèle, le sport électronique commence à se structurer sérieusement en France, notamment sous l'impulsion de la loi pour une République numérique, même si son application provoque un certain nombre de frictions entre les équipes et le législateur (voir notre enquête).
Cette stabilisation des équipes, de leurs activités et de l'organisation de compétitions dans l'Hexagone pourrait permettre aux sociétés de paris sportifs d'envisager de se lancer sur ce marché, à condition que le cadre juridique le permette. Or comme nous avons pu le constater lors d'entretiens avec l'Arjel, Betters Rift, FDJ et Wargaming, l'horizon est encore loin d'être dégagé.
La loi française est claire : pas de paris payants sur l'e-sport
Certains acteurs étrangers (comme Unikrn aux États-Unis) ou diverses entreprises spécialisées au Royaume-Uni proposent de parier de l'argent sur les résultats de compétitions de sport électronique. La règle en France est quant à elle sans équivoque : « La réponse est non », a tranché Charles Coppolani, le président de l'Arjel, lorsque nous lui avons demandé s'il était permis de proposer ce genre de jeux d'argent.
« Dans la loi, les jeux en ligne sur le marché dit régulé sont autorisés : le poker, les paris hippiques et les paris sportifs. Et tout ce qui n’est pas dans cette liste blanche est interdit. L’e-sport ne fait pas exception » nous précise le gendarme des jeux d'argent en ligne. Cependant, la porte n'est pas complètement fermée à l'organisation de tels paris à l'avenir. Charles Coppolani s'y dit d'ailleurs « favorable, à titre personnel », si tant est que certaines conditions soient remplies.

« Pour que ça fonctionne, il faut d'abord que la transparence et l’intégrité des compétitions qui sont support de paris soient assurées », estime-t-on à l'Arjel. Une problématique assez large qui couvre de nombreux points. Il faut ainsi s'assurer que les compétiteurs se trouvent dans des conditions équitables au moment de la compétition.
« Il ne faudrait pas que l’on se retrouve avec un joueur qui a triché pour accéder à des éléments qui ne sont pas vus. On a besoin que les compétiteurs soient placés dans les mêmes conditions en termes de rapidité d’action de matériel... bref, de garantir la sincérité du résultat », nous confie Charles Coppolani.
En filigrane on comprend que les compétitions de type « BYOD », où chaque joueur amène son matériel, tomberaient hors du champ des évènements éligibles à la prise de paris. Autre nécessité : le résultat doit à la fois être prononcé de façon fiable et définitive tout en étant facilement accessible.
Les matchs de football remplissent cette condition par exemple. Des contrôles anti-dopage permettent de s'assurer d'une certaine équité, les règles du jeu sont connues et facilement accessibles, tout comme le résultat, qui peut être diffusé rapidement et de façon fiable.
Une adaptation de la loi de 2010 pourrait être nécessaire
Si ces premières conditions devaient un jour être remplies, le périple ne s'arrêterait pas là. En effet, la loi du 12 mai 2010 relative à l'ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d'argent et de hasard en ligne n'autorise que les paris sur les compétitions sportives. « Imaginons alors que l'e-sport soit reconnu comme un sport à part entière, ce qui pourrait très bien se produire. Dans ce cas, l’Arjel interviendra sur ces compétitions de la même façon qu’elle le fait pour les autres sports. Elle déterminera celles qui sont support de paris, en fonction de plusieurs critères liés aux enjeux, à la médiatisation, à la facilité d’accès au règlement et aux résultats », souligne Charles Coppolani.
Dans le cas où le sport électronique ne serait pas vu comme un sport, la tâche se complexifierait un peu plus. « Dans ce cas il faudrait une modification de la loi et y recréer toutes les conditions qui font qu’on est en mesure d’assurer cette fiabilité, cette intégrité, cette transparence des opérations de jeux », nous indique-t-on à l'Arjel.
« Un des éléments importants en matière de paris sportifs, c’est que les compétitions se font dans un cadre qui est fixé par une fédération. Le règlement de la compétition est connu. Les opérateurs de paris sont agréés par la fédération. Et il y a un certain nombre de garde-fous qui sont pris, notamment au niveau des paris, pour qu’il n’y ait pas de conflit d’intérêts. » Les acteurs d’une compétition ne peuvent par exemple pas prendre de paris sur celle-ci. Certains vont même un peu plus loin comme FDJ, qui étant propriétaire d'une équipe cycliste, se refuse à prendre le moindre pari sur ce sport.
Dans le cas du sport électronique, l'absence de fédération clairement identifiée en France (ou même au niveau européen) peut être un frein, mais ne devrait pas être bloquante pour autant. En son absence, l'Arjel pourrait en effet déterminer les compétitions qui peuvent faire l'objet de paris, de la même manière que dans le sport. « Pour prendre l’exemple du tennis, qui est le deuxième sport sur lequel on joue le plus, nous autorisons les paris sur les compétitions ATP, les Masters 1000 ou les tournois du Grand Chelem. En revanche, on ne l’autorise pas sur les tournois Challenger où il y a moins d’enjeu, où les joueurs sont moins connus et où il y a moins de médiatisation », souligne ainsi le régulateur.
Les éditeurs de jeux vidéo, en ordre dispersé sur la question des paris
Pour Mohamed Fadl, head of global eSports, chez Wargaming, l'éditeur de World of Tanks, il est encore un peu tôt pour envisager l'éclosion d'un écosystème robuste autour des paris e-sportifs. « C'est trop tôt, l'e-sport est tout juste en train de devenir un nouveau moyen de divertissement pour une bonne partie de la prochaine génération. Les studios et les fans sont encore en train de le développer, de lui donner un visage et un sens dans le monde actuel », nous confie-t-il dans un entretien.
L'éditeur envisage les paris sur l'e-sport pour créer de l'engagement au sein de la communauté sur ses jeux, mais il n'est par contre absolument pas question d'argent réel. « Le problème que je vois ici, c'est que l'industrie et les joueurs prennent ce qu'ils connaissent du passé, les jeux d'argent, et essaient de l'adapter au jeu vidéo. À mes yeux, c'est la mauvaise approche et cela met en péril notre potentiel de créer une nouvelle méthode d'engagement, voire de monétisation », note le responsable.

Son idée serait plutôt de permettre aux joueurs de miser de la monnaie virtuelle « premium » sur les résultats de matchs compétitifs, avec laquelle ils pourraient ensuite acheter des objets en jeu. « Rien que là, on serait déjà dans une zone très grise et je pense que les risques sont trop élevés », souligne Mohamed Fadl.
Si certains éditeurs ne pipent mot concernant la prise de paris sportifs sur les compétitions liées à leurs jeux, d'autres aimeraient au contraire que leur nom ne soit pas liés à ce genre d'activités. Le cas du studio Psyonix, à l'origine de Rocket League, avait fait grand bruit dans le milieu en mars dernier.
Unikrn (à prononcer « Unicorn »), un site de paris basé en Californie avait alors annoncé l'ajout de Rocket League dans son panel de jeux pouvant faire l'objet de paris en argent réel sur le territoire australien, conformément à la loi locale. Le studio s'est alors empressé de faire entendre, par la voix de son vice-président Jeremy Dunham, qu'il n'était nullement affilié au site et qu'il « ne soutient pas et n'encourage pas les paris en ligne » sur son jeu.
La prise de position de Psyonix est sans équivoque, mais le studio ne semble pas être parvenu pour autant à faire interdire les paris en marge de ses compétitions. Unikrn et d'autres sites continuent en effet à ce jour d'accepter les mises de joueurs.
Les acteurs des paris sportifs s'invitent dans le monde de l'e-sport
Ce flottement profite à plusieurs acteurs, à commencer par ceux traditionnellement présents sur le marché des paris sportifs, comme FDJ. La société, que Raphaël Botbol, son directeur de la stratégie, présente comme une « entreprise de divertissement », a saisi l'opportunité de s'ancrer dans le domaine du sport électronique en s'adossant à Webedia pour l'organisation d'une série de tournois. L'ambition affichée par ce projet était claire : « s’appuyer sur l’innovation et le numérique pour séduire un million de nouveaux clients ».
Bientôt six mois après ces premières annonces, nous avons pu rencontrer Raphaël Botbol, présent lors de l'ESWC Summer à Bordeaux, afin de faire le point sur la stratégie de FDJ dans le domaine de l'e-sport et ses ambitions. « C'est un moyen pour nous d'aller chercher une nouvelle clientèle et de renouveler notre bassin de joueurs », nous confie ainsi le responsable. « Si nous sommes allés vers l'e-sport c'est parce que nous nous sommes dit que le jeu d'argent n'était pas le meilleur moyen d'aller à la rencontre des millenials, et le sport électronique coche un certain nombre de cases proches de notre ADN » ajoute-t-il.

Il n'est toutefois pas question pour le moment de se servir de ce vecteur pour venir proposer des paris sur les compétitions d'e-sport. « Si demain ces paris sont autorisés par le législateur, on ne s'interdira pas de regarder ce qu'il se passe en tant que société de paris sportifs. Mais il faudra aussi que cela reste cohérent avec notre position d'organisateur de compétitions. En étant un acteur du secteur, nous n'aurons peut-être pas les mêmes possibilités », concède Raphaël Botbol, faisant allusion à sa politique concernant les paris sur le cyclisme.
Quoi qu'il en soit, la FDJ ne perçoit pas encore d'appétence particulière des joueurs pour d'éventuelles prises de paris sur les matchs. « Aujourd’hui, je vous le dis sincèrement, des paris sportifs sur un évènement, ça ne marche que si le secteur concerné est déjà très mature, et aujourd’hui il ne l’est pas. Notre pari, si je puis dire, c'est d'abord d'aider à structurer le secteur, et on verra demain si les paris peuvent y vivre », analyse Raphaël Botbol.
Cette structuration du secteur, FDJ compte y participer en organisant divers tournois autour de jeux qui ont leur public, mais se retrouvent moins souvent sous les feux des projecteurs en compétition, comme Street Fighter V ou Rocket League. Après un premier essai qu'elle estime « très positif », avec notamment 1,5 million de visionnages pour son tournoi amateur FDJ Open Series sur Street Fighter V, l'entreprise compte réitérer l'expérience, avec de nouvelles compétitions après l'été.
En attendant la régulation, les paris gratuits cherchent leur place
Si le cadre légal ne permet pas aujourd'hui de miser de l'argent sur les résultats de compétitions e-sportives, plusieurs sites proposent aux joueurs de montrer au monde leurs talents de pronostiqueur, sans débourser le moindre centime. En France, Betters' Rift fait partie de ceux-là.
Lancé il y a neuf mois, il compte 3 000 inscrits, dont 1 500 se connectent au moins une fois par mois pour miser une monnaie virtuelle sur les résultats de matchs autour de huit jeux. Les plus assidus, mais surtout les meilleurs, peuvent ensuite échanger cette monnaie virtuelle contre différents lots, allant du bon d'achat sur Steam ou League of Legends, au clavier pour PC. « La ligne rouge à ne pas franchir sur le plan légal, c'est que le joueur ne doit commettre aucun sacrifice financier pour espérer son gain » nous explique Philipe-Adrien Chaix, l'un des co-fondateurs de la plateforme. Un point que l'Arjel a pu nous confirmer.
Actuellement, les publicités visionnables pour recharger son compte en monnaie virtuelle sont la principale source de revenus de la plateforme, qui n'est pas encore rentable. Mais d'autres moyens de monétisation sont à l'étude afin de pérenniser l'ensemble tout en restant dans les clous de la réglementation.
Pour équilibrer les comptes, la jeune pousse compte proposer sa plateforme en marque blanche aux éditeurs de jeux, mais aussi aux marques ou aux médias désireux de proposer des concours de pronostics à leurs audiences. Le modèle actuel proche du free-to-play semble tout de même avoir la préférence des fondateurs, même dans le cas où le pari payant serait autorisé dans l'Hexagone.