Le projet de loi sur l’état d’urgence a été déposé sur le site du Sénat. Il prévoit donc une prorogation de cet état exceptionnel jusqu’au 1er novembre, sachant qu’un simple décret en conseil des ministres pourra y mettre fin à n’importe quel moment.
Un tel scénario n’est pas fantasmagorique puisque dans le même temps, un autre projet de loi, celui sur la lutte contre le terrorisme et la sécurité publique, a lui aussi été déposé dans la même chambre. Son objet est cette fois d’inscrire plusieurs armes de la loi de 1955 dans le droit commun, indéfiniment. Une sorte d’état d’urgence permanent orienté spécifiquement dans la lutte contre le terrorisme, avec une dose de novlangue : la perquisition administrative y est renommée « visite et saisie », les assignations à résidence, baptisée « mesures individuelles de surveillance », etc.
Pour cette sixième prorogation, le gouvernement entend maintenir une option ouverte par la loi sur l’état d’urgence de 1955, à savoir la possibilité de perquisitionner tout lieu « lorsqu'il existe des raisons sérieuses de penser que ce lieu est fréquenté par une personne dont le comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics ».
La justification de cette sixième prorogation
Mais comment le gouvernement justifie cette loi ? Pour le savoir, il faut se plonger dans l’exposé des motifs qui précède le texte. « Si les projets expansionnistes de Daech semblent aujourd'hui avoir été bloqués, écrit Gérard Collomb, cela ne signifie pas la disparition définitive d'une organisation dont l'influence clandestine reste grande et qui cherche à entretenir, et développer ses réseaux en Europe de l'Ouest et sur le pourtour méditerranéen ».
Et l'exécutif d’égrainer un historique des attaques récentes, aussi bien en France (au carrousel du Louvre à Paris, à l'aéroport d'Orly, sur les Champs Élysées par deux fois, aux abords de la cathédrale Notre-Dame), que dans le reste de l'Europe (Allemagne, Royaume-Uni, Suède ou encore la Russie).
Contraint de fournir quelques chiffres, il ajoute que du 22 juillet au 21 décembre, 628 perquisitions administratives ont été décidées sur le territoire. Depuis la cinquième prorogation, au 26 mai, le même chiffre atteint 137. En tout, il y aura eu 4 300 perquisitions depuis le début de l'état d'urgence.
Et toujours depuis les attentats du Bataclan, « 30 procédures judiciaires ont été ouvertes par la section antiterroriste du parquet de Paris des chefs d'association de malfaiteurs avec une entreprise terroriste ou d'entreprise individuelle terroriste à la suite d'une perquisition administrative, que cette mesure ait ou non permis à elle seule de justifier l'ouverture de la procédure ».
Ne pas apprécier l’efficacité sur le terrain des chiffres
Comme son prédécesseur, Bernard Cazeneuve, Gérard Collomb estime à l’oreille de ceux qui constatent une chute des relevés qu'« il serait réducteur d'apprécier l'utilité de cette mesure par le seul prisme de leur nombre ».
Si les perquisitions ont été massives les premiers temps, aujourd'hui, elles sont « utilisées avec parcimonie, mais de manière très ciblée, compte tenu de la possibilité de saisir les données, voire les terminaux informatiques, dès lors que la perquisition a révélé l'existence d'éléments, notamment informatiques, relatifs à la menace que constitue pour la sécurité et l'ordre publics le comportement de la personne concernée ».
Ces mesures permettent un traitement urgent à l’égard de « profils révélant une menace crédible » ou « de confirmer ou de lever un doute sur une menace, ce qui serait impossible, ou du moins beaucoup plus complexe, par l'utilisation d'une technique de renseignement ».
Le gouvernement oublie dans son exposé le récent bilan du Conseil d’État. Encore et toujours depuis le Bataclan, la juridiction a rendu 112 ordonnances, mais dans 40 % des cas la décision administrative a été remise en cause, soit par anticipation du ministère de l’Intérieur pour éviter une déconvenue juridictionnelle, soit après suspension ordonnée par le juge. Mieux, à leur niveau, les tribunaux administratifs ont été saisis de 863 affaires et cette fois « dans 32,8% des cas, les tribunaux administratifs ont annulé ou suspendu partiellement ou totalement les décisions contestées ».
Le relai du projet de loi sur l’état d’urgence permanent
Pour légitimer cette dernière prorogation de trois mois et demi un texte relai, le gouvernement insiste sur les charmes du projet renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme. Si « au risque de banaliser l'exception, les phases de renouvellement de l'état d'urgence ne sauraient en effet se succéder indéfiniment », la période sera mise à profit « pour parachever l'édifice construit ces dernières années et doter l'État de nouveaux instruments permettant de renforcer la sécurité des personnes et des biens hors du cadre particulier de l'état d'urgence ».
Une sortie de l’état d’urgence qui n’en aura que la façade, puisque derrière, nous retrouvons la plupart des mesures de la loi de 1955. Une vraie poudre de perlimpinpin, efficace même dans les yeux du Conseil d’État qui n’a pas pipé mot sur l’artifice.
En décembre 2016, voilà ce qu’on peut lire dans son précédent avis, témoignage d’un certain agacement : « comme il l’avait déjà souligné dans ses avis du 2 février, du 28 avril, et du 18 juillet 2016 sur les projets de loi autorisant une deuxième, une troisième et une quatrième fois la prorogation de l'état d’urgence [le Conseil d’État] rappelle que les renouvellements de l'état d'urgence ne sauraient se succéder indéfiniment et que l’état d’urgence doit demeurer temporaire. »
Dans son sixième avis tout juste en ligne, tout va pour le mieux : « les menaces durables ou permanentes pourront être traitées dans le cadre du droit commun (…) par les instruments juridiques de la lutte contre le terrorisme, significativement renforcés par les lois adoptées ces dernières années dans le domaine du renseignement, de la police administrative et de la procédure pénale, complétés par les mesures mentionnées ci-dessus », le fameux projet de loi sur l’état d’urgence permanent.
Un avis non partagé par Jacques Toubon. Dans les colonnes du Monde, le Défenseur des Droits a les mots durs à l’encontre de cette France qui « est en train de sortir des principes stricts du droit pénal et en particulier la légalité, la précision et la prédictibilité des délits et des peines. Non seulement ce [nouveau] texte n’améliore pas la situation, mais il étend la zone de flou. Il permet de prendre des mesures restrictives de libertés sur la base d’un soupçon, d’un comportement, d’attitudes, de relations ou de propos ».