La gestion des droits est encore une science imprécise, une part importante des morceaux diffusés en ligne restant sans ayant droit identifié. Pour y remédier, Spotify a acquis la société Mediachain, quand la Sacem multiplie les projets pour répartir ces revenus, notamment via YouTube. Point commun ? L'usage abondant de la blockchain.
La blockchain fait rêver l'industrie musicale. Spotify a récemment racheté Mediachain Lab, une start-up spécialisée dans la gestion des droits musicaux, s'appuyant sur ladite blockchain et une crypto-monnaie pour répartir les droits. Acquise pour un montant non communiqué, elle doit aider le service de streaming à mieux identifier et rémunérer les ayants droit. Un problème pour la société, qui a soldé 21 millions de dollars d'impayés en mars 2016, sur des œuvres dont elle n'avait pas identifié les propriétaires.
Identifier des morceaux et gérer des masses de données
En parallèle, la Sacem multiplie les partenariats et projets pour gérer plus efficacement les droits du streaming. De l'identification des enregistrements, dont des remixes, au traitement de milliards de données d'écoute, en passant par la liaison de ses bases de données avec d'autres sociétés de gestion des droits, les chantiers sont nombreux.
En ligne de mire, entre autres, YouTube, sur lequel l'identification des chansons utilisées ne serait pas assez exhaustive. Malgré les démonétisations et suppressions de vidéos utilisant des extraits musicaux, le service de Google ne serait pas assez efficace.
« Ils ne le font pas spécialement bien. Sur les vidéos marquées comme non-musicales, nous avons utilisé des technologies d'empreinte (à la Shazam) et avons identifié énormément de morceaux » nous déclare Christophe Waignier, directeur ressources et stratégie à la Sacem. La société de gestion de droits s'est donc associée à l'Ircam (Institut de recherche et coordination acoustique/musique) en janvier pour automatiser l'identification des réinterprétations.
Pallier les mollesses de YouTube sur la reconnaissance
Annoncé il y a quelques jours, le projet consiste pour le moment en un algorithme conçu au sein de l'Ircam, qui peut le tester sur un échantillon concret. Pour l'instant, « c'est un peu un travail dans un garage », comme beaucoup de ses projets numériques à leurs débuts, fait valoir la société de gestion. Si besoin, elle pense y adjoindre des data scientists, même si ce n'est pas encore à l'ordre du jour.
Le but est de retrouver, parmi toutes les réinterprétations (par exemple un remix ou une reprise au piano), la mélodie et lier chacune de ces vidéos au morceau en question... Donc à ses ayants droit. L'idée est de pallier à l'absence de métadonnées sur ces vidéos, en reconnaissant la musique à la volée.
Depuis plus d'un an, YouTube est accusé de tous les maux par l'industrie musicale. La fédération mondiale des maisons de disque, l'IFPI, tire d'ailleurs à boulets rouges dans son dernier rapport annuel (voir notre analyse). Elle estime que Google abuse de son statut d'hébergeur pour ne pas rémunérer (assez) les ayants droit, créant une distorsion de concurrence face à des services comme Deezer ou Spotify.
Les contenus amateurs, victimes collatérales ?
Dans le même temps, nombre de vidéastes se plaignent déjà de la méticulosité de YouTube dans l'identification musicale (via Content ID), menant à la suppression de vidéos par les ayants droit. Pour la Sacem, si ces cas existent, ce n'est pas le cœur de la question.
« Les vidéos avec énormément de vues sont plutôt des clips professionnels recombinés par un internaute, par exemple des compilations d'une heure de contenus populaires. La traction est plutôt sur le mashup » à un moment où la frontière où production professionnelle et semi-pro devient plus floue, estime la Sacem.
La société ne répond par contre pas sur les contenus d'utilisateurs reprenant une mélodie (comme un tutoriel d'interprétation au piano), qui doivent bel et bien être cernés par ce futur outil... Donc arriver possiblement sous le joug d'un détournement de la monétisation au profit d'un ayant droit, voire la suppression de son contenu.
La blockchain pour accorder les violons des ayants droits
Une fois les contenus identifiés, il faut encore que les sociétés de gestion comme la Sacem puissent savoir qui doit recevoir les revenus. Un problème commun est de lier l'ensemble des enregistrements existants à un même titre (par exemple lier My Way au Comme d'habitude de Claude François). À la mi-avril, la société française s'est liée avec des homologues américains et britanniques autour d'un projet de blockchain, censée accorder leurs données sur la musique.
Techniquement, il s'agit de lier les enregistrements (via leur code international ISRC) avec chaque œuvre (via son ISWC), dans le but de fournir plus rapidement des licences, à moindre coût. « Ce lien entre l'enregistrement et l'œuvre est critique. Jusqu'ici, il était effectué à la main par chaque société de gestion, alors qu'on a besoin de grandes masses de métadonnées. Les Américains n'ont pas forcément les liens entre tous les couples de morceaux de Claude François, par exemple. On a donc intérêt à échanger de l'information sur ces couples » détaille Christophe Waignier.
.@jntronc "our #blockchain poc will allow us to upgrade automatic matching" #AIMPorg
— Sacem (@sacem) 27 avril 2017
Mutualisation et limites de la blockchain
Tous les couples sont placés dans une blockchain Ethereum, gérée via Hyperledger Fabric d'IBM. Des smart contracts permettent ensuite de valider les informations et gérer les conflits. Pourquoi la blockchain ? « On a déjà essayé d'avoir de grandes bases centralisées, qui n'ont jamais fonctionné. Ce qui mérite d'être encore testé, c'est l'idée du smart contract, pour avoir un processus collectif de validation des données. »
L'outil doit devenir plus efficace en ajoutant le plus d'acteurs possible, en automatisant au maximum. La Sacem espère l'ouvrir à toute la chaine de valeur dans 10 ou 15 ans. Reste une question : celle de la croissance du réseau avec celle du nombre d'acteurs, et le besoin de compartimenter les données en fonction de leurs besoins. La Sacem compte donc sur le système de chaines (channels) d'Hyperledger pour ne fournir que les données nécessaires à chaque acteur, même si cela reste à tester.
Si chaque société de gestion s'occupe de sa part du catalogue mondial (environ 200 millions d'enregistrements dans le monde et une vingtaine de millions d'œuvres), elles reçoivent toutes en Europe les mêmes reportings sur les écoutes en streaming. La blockchain permettrait donc, à terme, à chaque plateforme d'y signaler les écoutes, chaque société de gestion y récupérant ce qui lui est utile.
URights, pour traiter des milliards de rapports d'écoute
En attendant, il faut bien gérer les masses de données qu'envoient les Deezer et Spotify à la Sacem et ses homologues. On parle ici de lignes de reporting, par exemple « le nombre d'écoute de Diamonds de Rihanna en Finlande sur l'offre à 9,99 euros ». Le nombre de ces lignes double chaque année, affirme notre interlocuteur, qui évoque six milliards d'entrées en 2016 sur 100 pays.
En janvier, la Sacem a signé sur 10 ans avec IBM pour construire URights, un outil qui lui permet de gérer ces masses de métadonnées, en évitant « des redondances de coûts ». Tout ça pour ensuite attribuer les revenus en fonction des écoutes réelles. Le numérique, qui représenterait une croissance annuelle de 30 % par an, génère donc d'autant plus de données. L'outil a vocation à s'ouvrir à d'autres sociétés de gestion, qui seraient intéressées, même si rien n'est annoncé pour le moment.
La blockchain, un standard à 10 ans
Pour le moment, la situation sur la gestion des droits reste contrastée dans le monde. Selon l'association américaine des éditeurs phonographiques (NMPA), jusqu'à 25 % de l'activité sur les services de streaming serait effectuée sans licence. Une montagne de revenus qui échapperait donc aux ayants droit. En rachetant Mediachain, Spotify y répond, en se dirigeant vers une base décentralisée.
Si le comptable de l'industrie musicale française affirme ne pas avoir les problèmes affirmés outre-Atlantique (avec 75 millions d'euros de chiffre d'affaires numérique l'an dernier), il salue le rachat de Mediachain par Spotify. « Il faut que tout le monde s'intéresse aux blockchains. On sort de l'effet de mode, on entre concrètement dans le projet. On a eu des contacts avec Spotify, qui s'intéresse aussi à notre initiative » affirme Waignier.
Pour le moment en expérimentation, ces projets en suivent d'autres. En 2014, par exemple, nous discutions avec Transparency Rights Management, qui ambitionnait déjà de régler la question de l'attribution des droits sur les plateformes en ligne (dont vidéo).
« Cela va prendre 10 ans avant que la blockchain ne permette de synchroniser toute la chaine de valeur en utilisant les channels pour rendre le système viable à grande échelle » pense la Sacem. « Mais dans ce cas, ce sera formidable. » Pourtant, après ces expérimentations, il faudra bien convaincre l'ensemble du secteur d'adopter ces nouveaux outils. Amener YouTube à adopter l'algorithme de reconnaissance de l'Ircam en parallèle de Content ID pourrait ainsi être difficile, YouTube se retranchant derrière son système maison pour gérer les droits.