De la montée en débit aux réseaux en fibre, la Commission européenne a analysé en profondeur le financement du plan très haut débit français. S'il est validé, les points de vigilance ont été nombreux pour l'institution, dont le travail a été une véritable épreuve pour les équipes de Bercy.
En novembre, la Commission européenne déposait son blanc-seing sur le plan France THD, après deux ans d'une instruction douloureuse pour l'État français. Il y a quelques semaines, l'analyse de la Commission était enfin publiée, avec le détail de ses considérations. Si la conclusion du document de 75 pages est positive, il offre une plongée dans les réseaux publics et le financement de la montée en débit.
Ces deux ans de travail ont été vécus comme un traumatisme par certains responsables de Bercy, qui nous ont affirmé avoir fait face à des agents peu au fait des télécoms à la Commission européenne. Si le besoin de pédagogie sur le projet français, décrit comme particulier, était bien mentionné par nos ministres, il semblait s'agir d'une bataille permanente pour la Direction générale des entreprises (DGE), en charge du dossier côté hexagonal.
Les nombreuses garanties politiques, apportées notamment par la commissaire Margrethe Vestager, n'ont pas suffi à une validation rapide. Les doutes européens ont été nombreux pendant l'instruction, notamment autour de la montée en débit, reconnue comme un point bloquant par des personnes proches de Bercy. À l'été 2015, Bruxelles considérait des subventions antérieures au plan France THD comme illégales, une analyse bien éloignée de l'actuelle.
Il reste que les subventions des opérations menées par Orange, spécifiquement la montée en débit, occupent une part importante de l'analyse de la Commission. L'espace est partagé avec les réseaux publics, notamment la collecte (qui les relie à Internet), un point d'interrogation pour l'institution.
13,3 milliards d'euros dans les réseaux publics, en majorité pour la fibre
Pour mémoire, le plan France Très Haut Débit consiste à coordonner et financer les futurs réseaux Internet du pays (voir notre analyse). D'un côté, les opérateurs privés déploient sur fonds propres la fibre pour 57 % de la population en zones urbaines (zones très denses et moins denses), pour environ 7 milliards d'euros.
De l'autre, des réseaux publics sont montés par les départements et régions dans les zones peu denses, voire rurales, pour un total de 13,3 milliards d'euros, dont 3 milliards sont subventionnés par l'État.

L'ensemble est piloté au sein de l'Agence du numérique, à Bercy, qui doit à la fois s'assurer d'amener assez vite de meilleurs débits (par exemple via la montée en débit sur cuivre) et qu'en 2022, tous les Français disposent bien tous du très haut débit, dont au moins 80 % en fibre. Elle analyse chaque dossier de collectivité, pendant de longs mois, avant de donner son accord pour financement.
Comme le récapitule la Commission, les 13,3 milliards d'euros sur la partie « publique » sont répartis comme suit :
- 11 milliards d'euros pour des réseaux NGA (comprendre en fibre jusqu'à l'abonné)
- 1,1 milliard d'euros pour les réseaux de collecte
- 700 millions d'euros pour la montée en débit
- 500 millions d'euros pour le haut débit dans les zones rurales isolées
Rappelons que tout cet argent n'est pas public, des fonds privés et les opérateurs construisant les réseaux pour les collectivités pouvant contribuer à ces coûts. La répartition semble être équilibrée entre public et privé, ce dernier étant bien plus actif depuis 2015, comme le constate Bercy et les industriels des réseaux publics.
Pas de distorsion de concurrence sur les réseaux publics
Ces réseaux peuvent être gérés de différentes manières. La collectivité terroritoriale (un département ou une région) peut soit construire son réseau et déléguer à un tiers son exploitation (marché de service ou délégation de service public en affermage), déléguer toutes les tâches à un tiers (délégation concessive), confier la responsabilité du réseau à un opérateur tiers le temps de l'amortir (contrat de partenariat) ou bien se retrousser les manches pour construire et exploiter elle-même son réseau (régie).
Au fond, la Commission semble avoir bien peu de critiques à émettre sur ces modèles. Elle estime qu'il n'y a pas de distorsion de concurrence, car aucune construction de réseau privé n'est officiellement prévue sur ces zones. En 2011, les opérateurs nationaux ont délimité celles qu'ils comptaient fibrer à leurs frais, laissant le reste aux collectivités. Un choix critiqué, qui a pourtant le mérite de la clarté pour l'institution européenne.
Même si des opérateurs privés peuvent y investir en propre plus tard, la nature ouverte des réseaux publics (obligés d'accueillir tout opérateur sans discrimination) et le fort contrôle public sont des garanties suffisantes pour la Commission. Dans le cas où un opérateur tiers construit, gère ou commercialise un réseau public, le passage par un appel d'offres public serait aussi satisfaisant.
Des subventions utiles dans les « zones blanches NGA »
Concernant les subventions de l'État pour ces réseaux en fibre, pour près d'un quart de leur budget, « l'aide est le moyen d'action approprié » avec « un effet d'incitation », pense Bruxelles. « La réglementation ex ante [existante], qui sert l'efficacité du système, serait également en elle-même insuffisante pour déclencher un déploiement d'un réseau haut débit à grande échelle » note la direction de la concurrence.
Les financements décidés par le gouvernement doivent tout de même bien concerner uniquement les « zones blanches NGA », c'est-à-dire celles où le déploiement d'un réseau très haut débit par un opérateur privé n'est pas prévu dans les trois ans. Le découpage de 2011 fournit bien une garantie importante pour l'institution, qui note que 90 % des subventions sont prévues dans des zones sans initiative privée.
La neutralité technologique serait aussi respectée. « Le régime en examen ne favorise aucune technologie ni plateforme de réseau particulières, les opérateurs commerciaux étant autorisés à [utiliser]les solutions technologiques qu'ils jugent les plus appropriées » affirme la Commission. La fédération des industriels des réseaux publics (Firip) a pourtant obtenu des avancées sur les réseaux radio de la part de Bercy, en se plaignant à Bruxelles d'une inégalité de traitement, causant la colère du ministère français (voir notre analyse).

L'épine des réseaux de collecte
Les réseaux de collecte, qui servent à relier les réseaux publics aux cœurs de réseau des opérateurs, sont aussi un point d'importance. Orange dispose du plus important réseau de collecte du pays, fourni depuis une décennie via une offre (LFO) régulée par l'Arcep. Il est devenu indispensable à bien des réseaux publics, qui se connectent à Internet par ce biais.
Les limites de ce modèle sont bien notées par « les autorités françaises » (comprendre l'Arcep et Bercy), qui ont dû longuement se justifier sur ce point. « Les autorités françaises considèrent la diversification de la collecte comme une condition sine qua non à la poursuite du déploiement du très haut débit » écrit la Commission.
Le problème se pose comme suit : les capacités d'Orange seront insuffisantes pour tous les réseaux publics et Bercy exclut clairement que l'investissement privé suffise à combler ce manque. Conclusion à demi-mot du rapport : les collectivités devront pour partie monter leur propre réseau de collecte, qu'il s'agira de subventionner seulement quand nécessaire.
Selon les autorités françaises, citées par la Commission, il n'est pas question de toucher au cadre actuel, écrit et éprouvé de longue date, et dont la modification demanderait un travail et un temps trop importants. En attendant, reconnaît le ministère de l'Économie, Orange n'a aucune pression pour aller au-delà de ses obligations légales.
Dans ces conditions, une collectivité pourra monter son propre réseau de collecte s'il ne duplique pas un réseau existant auquel elle peut avoir accès. Il faut donc prouver que l'actuel lui est inaccessible ou qu'aucun n'existe. Charge aux « autorités françaises » de le vérifier à chaque fois.
Une montée en débit jugée efficace
Vient ensuite le moment de parler de la montée en débit, qui consiste à tirer la fibre jusqu'à des sous-répartiteurs du réseau téléphonique pour en améliorer les débits, en finissant toujours le réseau en cuivre. Il s'agit d'une solution d'attente pour les zones où aucun nouveau réseau n'est prévu dans les trois ans, note la Commission. Cette dernière a donc cherché, dans ce cadre, à savoir si le financement public correspond bien aux coûts de l'opérateur historique.
Rappelons qu'en 2015, nous avions révélé qu'Orange poussait fortement cette solution auprès des petites collectivités, parfois au détriment du plan posé par le département ou la région. Des élus nous évoquaient un double discours, au moment où l'opérateur s'affichait en grand soutien du plan France THD. Depuis, collectivités et régulateur l'ont épinglé pour une publicité indue sur les armoires qu'il posait dans ce cadre.
Après de très nombreux calculs, sur la base de données fournies par Bercy, la Commission affirme qu'Orange ne surfacture en rien les armoires qu'elle vend aux collectivités, dans le cadre de son offre PRM. Cette dépense ne constitue d'ailleurs pas une aide d'État, assure l'analyse européenne.
Orange respecterait ses coûts, une marge n'est pas exclue
Un répartiteur « montée en débit » (NRA-MED) engendrerait un coût de 41 877 euros pour Orange, un montant bien inférieur aux 44 064 euros que pourrait afficher un opérateur « efficace ». Deux notes, tout de même. La première est que le coût de 44 064 est le montant le plus bas trouvé par la Commission, dans la fourchette qu'elle a calculé. La seconde est qu'un opérateur « efficace », au sens de Bruxelles, peut engranger une marge (indéterminée). Sur la maintenance, le coût de 900 à 1 200 euros correspond au montant « efficace ».

La Commission indique donc bien qu'Orange agit selon ses coûts, mais pas qu'il n'en tire absolument aucune marge. « Les paramètres ont été fixés de telle manière qu'Orange ne fasse aucun profit [...], en tenant compte des recettes y afférentes ainsi que d’un bénéfice raisonnable pour l’exécution de ces obligation » écrit précisément l'institution.
Elle rappelle tout de même que la montée en débit ne doit pas concerner plus de 1,5 million de lignes cuivre, « ce qui reste en tout état de cause limité ». La prévision actuelle tournerait plutôt aux alentours de 800 000 lignes, face à environ 7 millions de lignes fibre au final.
« Les autorités françaises ont apporté des preuves solides et spécifiques démontrant que, pour chaque prestation comprise dans le SIEG [Service d'intérêt économique général] confié à Orange, les coûts du prestataire Orange sont conformes aux prix de marché » conclut-elle.
Un bilan positif, sur le papier
Sans surprise, la Commission estime donc, au terme de son analyse et de deux ans de dialogue avec la France, que les effets négatifs du système mis en place sont bien moindres que les positifs. Il est donc validé sans grande réserve par la direction de la concurrence, qui rappelle tout de même que le plan sera régulièrement contrôlé.
« Le régime notifié, qui est d'envergure nationale, fera l'objet d'une évaluation par un expert indépendant », France Stratégie côté gaulois. Un rapport de suivi annuel est aussi prévu, avec la liste des aides, les technologies concernées et les résultats en termes d'aménagement de débits. En outre, « les autorités françaises s’engagent à fournir tous les deux ans à la Commission européenne les informations essentielles sur les projets de réseaux subventionnés dans le cadre du plan THD ». Cela en plus d'un rapport à mi-parcours et d'un final, au 31 décembre 2022.
Il reste que l'analyse européenne semble rester assez théorique, fondée sur les évaluations de l'Arcep, de Bercy et de la documentation officielle (dont le cahier des charges de 2015). Elle ne revient pas sur certains freins concrets, par exemple sur l'accès au génie civil, parfois considéré difficile pour les concurrents d'Orange, ou la bataille entre Orange et SFR sur les déploiements en zone moins dense.
Elle s'intéresse aussi surtout au volet délimité par le plan, c'est-à-dire le déploiement du très haut débit jusqu'en 2022, alors que la Cour des comptes rappelait que bien des projets de réseaux publics se clôturent plutôt en 2030 (voir notre analyse). Autant de points qui seront (sûrement) abordés dans de futures analyses.