Alors que l'élection présidentielle se jouera via un suffrage universel direct, l'association LaPrimaire.org et des chercheurs expérimentent le jugement majoritaire, où chaque citoyen s'exprime sur chaque candidat. Un essai à l'échelle d'une élection majeure, qui doit aussi convaincre de la viabilité du vote électronique.
L'élection présidentielle est l'occasion d'essayer des alternatives. C'est ce que propose le Jugement majoritaire, une expérimentation lancée par l'association LaPrimaire.org, en collaboration avec le CNRS, l'université Paris Dauphine et l'École polytechnique de Saclay. Depuis le 11 avril, l'équipe de cinq personnes a mis en ligne un système de vote qui doit trancher avec le système actuel.
« Le jugement majoritaire est considéré par la plupart des chercheurs comme le plus représentatif de la volonté des électeurs » assure David Guez, avocat et cofondateur de LaPrimaire.org. « Le scrutin majoritaire actuel est biaisé parce qu'il ne permet pas de s'exprimer sur tous les candidats. Quand vous vous exprimez, on ne sait pas si c'est par adhésion ou rejet... » ajoute-t-il.
L'expérimentation propose de noter chaque candidat sur une échelle à cinq barreaux, de « À rejeter » à « Très bien ». L'idée est de ne pas voter pour un seul candidat, mais de porter un jugement sur l'ensemble des personnes en lice. L'ensemble des votes forment un « profil de mérite », dont le vote médian est pris pour qualifier chaque candidat.
Si deux concurrents ont le même niveau (sur les cinq proposés), alors celui avec le plus grand nombre de votes positifs gagne. Une explication complète est disponible en BD ou dans une vidéo assez célèbre de Science étonnante :
Cet essai suit celui de LaPrimaire.org, qui devait porter un candidat « citoyen » à l'élection présidentielle. Las, Charlotte Marchandise n'a obtenu que 135 parrainages d'élus sur les 500 nécessaires. Ce système était déjà l'occasion d'essayer le jugement majoritaire, via un système proche.
Cette seconde vague grandeur nature, avec les candidats en lice pour la présidence, se veut surtout une expérience scientifique. Mais elle doit aussi familiariser les internautes avec le vote électronique, présenté comme viable par les concepteurs de l'outil.
Tenter un principe vieux de dix ans (via Facebook Messenger)
Les deux fondateurs de LaPrimaire.org, David Guez et l'ingénieur Thibaut Favre, se sont associés aux concepteurs du jugement majoritaire pour lancer leur outil : les chercheurs Michel Balinski et Rida Laraki.
Le point de départ est que chaque personne a un avis sur chaque candidat et peut attribuer le même jugement à deux d'entre eux. Vu que l'ensemble des votants s'exprime sur toutes les personnes en lice, ils doivent avoir le même poids ; une absence de vote correspondant à la pire option : « À rejeter ».
Le 18 avril, le site affichait 18 000 votes, à raison d'environ 3 000 voix par jour, avec un pic à 7 000 le 14 avril (suite à la publicité de l'expérience). « Au maximum, on aimerait bien plus de 100 000 votants, mais on n'a pas d'objectif. Avec 18 000, les chercheurs sont déjà très contents » assure David Guez, alors que les expérimentations précédentes seraient plus proches de 500 ou 1 000 votants.
L'outil passe pour le moment uniquement par Facebook Messenger, utilisé comme un moyen d'authentification de chaque électeur. Il sert aussi à rendre l'opération virale, le partage étant très simple depuis une discussion avec un chatbot. Le service de messagerie a aussi l'avantage de la simplicité, évitant les envois de SMS qui ont été jugés compliqués avec le bot Telegram de LaPrimaire.org.
Une extension à un vote via le site lui-même (sans Facebook) nous a été annoncée comme prévue, mais aucune date ne nous a été donnée. Un point que regretteront certains, le site précisant qu' « en participant à l'expérimentation via LaPrimaire.org, vous autorisez LaPrimaire.org à utiliser vos données pour des opérations d'information, de communication et de dons. Vos informations ne pourront être communiquées qu’à des co-contractants de LaPrimaire.org, qui, en leur qualité de sous-traitants, n'agiront que sur les instructions de cette dernière et seront soumis à une stricte obligation de confidentialité ».
Un système qui se veut utilisable à grande échelle
Le cofondateur de LaPrimaire.org en est convaincu, le vote électronique peut déjà être assez fiable pour une élection nationale. « C'est possible même si ce n'est pas encore parfait, parce qu'il faut encore améliorer l'authentification, la fluidité, etc. La fracture est plus sur l'usage que sur la détention du PC ou du smartphone » estime ainsi David Guez. Il faut ainsi donner confiance dans ces outils, l'essai du jugement majoritaire devant y aider.
En France, une solution serait de passer par FranceConnect, qui veut centraliser l'identité numérique des citoyens. Le vote électronique a tout de même mauvaise réputation même auprès des autorités. Les prochaines élections législatives pour les Français de l'étranger ne passeront pas par ce biais, l'ANSSI citant de trop grands risques de sécurité, qui semblent eux-mêmes masquer de nombreuses défaillances du système prévu, aux essais douloureux.
Du côté de l'expérimentation du Jugement majoritaire, l'outil a demandé une semaine de développement, l'expérience de LaPrimaire.org ayant aidé dans la conception du chatbot Facebook. Les premiers résultats des votants sur le système en lui-même se veulent encourageants.
Après avoir participé, les internautes ont répondu à 37 % qu'ils connaissaient préalablement ce mode de vote et à 94 % qu'ils l'estiment meilleur que le suffrage universel direct habituel en France. Des chiffres bien entendu à prendre avec des pincettes, d'une part parce qu'ils ne concernent que 18 000 votants qui ont décidé de participer à l'opération et, d'autre part, parce qu'ils ne sont pas définitifs.
Le premier pas de LaPrimaire.org
Cet essai du jugement majoritaire suit l'expérimentation d'une primaire « ouverte », où les internautes pouvaient se présenter, LaPrimaire.org. « Il était temps d'ouvrir l'élection à des personnes qui ne sont pas des professionnels, leur permettre d'émerger. Même via des primaires, les candidats sont imposés par le parti » maintient David Guez.
Menée par une association, via un financement participatif, elle a eu lieu entre avril et décembre dernier, pour près de 130 000 votes lors du partage entre les cinq candidats finaux. Le système fonctionnait en trois phases. La première était une qualification où chacun pouvait se présenter, pour recueillir 500 parrainages d'internautes (via un questionnaire contraignant posé par un chatbot Telegram). Sur les 500 candidats lancés, 215 candidats ont mis en ligne un programme... et 16 ont eu leurs soutiens en juillet.
Trois se sont désistés pour Charlotte Marchandise, quand un a décidé de ne pas poursuivre au-delà. Les 12 candidats restants sont devenus cinq, à l'occasion d'un premier tour entre fin octobre et début novembre. Les votes étaient certifiés via un système reposant sur la blockchain et un « smart contract » régulant la prise en compte des voix. Il se base sur Cocorico de Jean-Marc Leroux, dont le code est diffusé sur GitHub sous licence MIT.
Après des événements physiques, un peu partout en France, Charlotte Marchandise est désignée candidate « collective ». Ses mesures phares étaient l'écriture d'une nouvelle Constitution en deux ans « par et pour le peuple », le revenu universel et la transition écologique, soit un programme marqué à gauche, les propositions étant partagées avec Benoît Hamon et Jean-Luc Mélenchon.
La campagne a tout de même été infructueuse, levant 80 000 euros sur les 300 000 espérés et n'atteignant qu'une petite part des 500 parrainages nécessaires pour se présenter.
Des résultats bruts le 8 mai
Expérience scientifique oblige, les porteurs du Jugement majoritaire évitent à tout prix d'être accusés de vouloir influencer le scrutin officiel. Si les votes ferment le 23 avril, les premiers résultats bruts seront fournis à partir du 8 mai, avant une analyse scientifique plus approfondie.
En attendant, les internautes ont déjà des doléances pour une (future ?) redite, par exemple un tableau pour comparer les programmes avant le vote. « Nous partions du principe que les votants s'intéressaient à l'élection, donc nous n'y avons pas pensé » répond David Guez. Contribuer sans passer par Facebook est aussi une demande forte, ainsi qu'une meilleure information sur le site, beaucoup de personnes posent des questions auxquelles le service répond déjà. Autant de pistes d'amélioration pour une prochaine expérimentation.