L'Agence du numérique, à Bercy, pose le bilan sur ses deux années d'activité au pilotage du très haut débit en France et de l'initiative French Tech, censée soutenir les jeunes entreprises. Si elle compte ses succès, les défis restent nombreux sur le déploiement de la fibre. Par ailleurs, l'institution se verrait bien plus indépendante.
L'Agence du numérique de Bercy revient pour la première fois sur son bilan. Fondée début 2015, elle pilote trois programmes pour le compte de l'État, avec l'agilité comme mot d'ordre. Plan France Très Haut Débit (France THD), French Tech et société numérique occupent les 33 agents, dont 18 sont dévolus au seul très haut débit. Il faut dire qu'il s'agit de la mission la plus ancienne, datant de 2013, quelques mois avant la création de French Tech.
En dehors de ses effectifs, l'entité ne dispose que de 140 000 euros de budget annuel pour ses déplacements et stages. Le reste s'appuie sur les programmes d'investissement de l'État, notamment d'avenir. Chaque mission a son propre budget, soit géré par l'agence, soit par d'autres institutions.
Avec ses 3,3 milliards d'euros de subventions, le plan France THD est le dossier le plus sensible de l'agence, qui affirme avoir attribué 2,7 milliards d'euros aux 84 projets de réseaux publics en zones peu denses. L'ensemble des 3,3 milliards devrait l'être « dans les tous prochains mois », nous affirme Antoine Darodes, directeur de l'Agence du numérique. Malgré une accélération en 2016, les défis restent nombreux pour ce projet, entre autres à cause de désaccords entre les opérateurs sur l'harmonisation des données ou la répartition des déploiements en zones moins denses (agglomérations moyennes).
La French Tech, elle, peut compter sur un budget de plus de 200 millions d'euros, en bonne partie géré par Bpifrance, la banque publique d'investissement. Alors que sa gestion intéresse la justice, le programme a multiplié dernièrement les initiatives, notamment pour attirer les entrepreneurs et capitaux étrangers. La partie société numérique doit encore se structurer, au moment où l'agence affirme que la confiance dans l'utilisation d'Internet chute. Autant de sujets dont nous nous sommes entretenus avec l'institution, qui verrait bien son avenir en dehors de Bercy.
Un horizon qui se dégage sur le très haut débit
Fin janvier, le plan très haut débit a été sous le feu des critiques, après une salve nourrie de la Cour des comptes, qui estime que le coût des déploiements a été largement sous-évalué, à 20 milliards d'euros contre 35 milliards estimés (voir notre analyse). L'absence de planification nationale au-delà de 2022 a aussi étonné les gardiens des deniers publics, qui verraient bien plus de montée en débit (sur le réseau cuivre existant) plutôt que de la fibre partout aussi rapidement. Des critiques auxquelles Bercy avait répondu de manière laconique à l'époque.
Pour mémoire, le plan prévoit 100 % de la population en très haut débit en 2022, dont 80 % en fibre. Pour cela, les grandes et moyennes agglomérations (zones très et moins denses) doivent être couvertes par les opérateurs privés, quand les 43 % en zones peu denses (voire rurales) sont connectés par des réseaux publics, pour un coût de 14 milliards d'euros, réparti entre les collectivités, des opérateurs et l'État (via ses 3,3 milliards d'euros). Le tout est donc piloté par l'agence, Antoine Darodes ayant d'ailleurs longtemps piloté le plan.
Les nouvelles se sont enchainées ces derniers mois, notamment avec la validation tardive du plan français par la Commission européenne, après deux ans d'instruction et de doutes nombreux à Bruxelles. De quoi délivrer à temps les subventions, qui avaient pris du retard l'an dernier, au moment où le déploiement des réseaux s'accélère grandement, avec (enfin) une appétence des investisseurs privés pour ces infrastructures. L'horizon se dégage donc, malgré quelques nuages.

Quelles perspectives pour la fibre après 2022 ?
Dans ces conditions, pourquoi n'avoir prévu le pilotage que jusqu'en 2022, alors que les départements et régions prévoient pour certains de déployer la fibre jusqu'en 2030 ? « Début 2013, quand nous annoncions 100 % de très haut débit en 2022 et 50 % dans les zones rurales, beaucoup nous riaient au nez. La question n'était pas l'après, mais quel plan béquille trouver si la dynamique ne prenait pas. Maintenant qu'elle prend et s'accélère, on se pose beaucoup plus tôt que prévu la question du post-2022 » estime Antoine Darodes.
En fait, les collectivités ont signé des plans complets (jusqu'au tout fibre pour certains), alors que l'agence s'attendait à des projets locaux à moyen terme, plus qu'à long terme. « Nous avions anticipé un phasage, par manque de moyens chez les collectivités, qui n'est pas intervenu. Elles ont été beaucoup plus rapides, ont mobilisé les financements et posent déjà les jalons post-2022 » détaille Darodes, pour qui les arbitrages budgétaires sur la période suivante devront être effectués d'ici la fin de l'année.
Autre critique importante de la Cour des comptes : l'instruction (longue) des dossiers de réseaux publics. Ceux-ci sont épluchés par l'agence pendant plusieurs mois, avant accord pour subvention. Un temps qui serait passé d'un an à six mois depuis l'arrivée de renforts début 2016, « mais qui est nécessairement long », avance l'agence.
Pour le moment, plus de 50 % des logements français ont accès au très haut débit, dont 31,2 % de ceux en zones rurales. Sur ces derniers, seuls 5,5 % ont un débit dépassant 100 Mb/s, soit en câble, soit en fibre. Le reste est soit équipé en câble à moins de 100 Mb/s, soit (plus probablement) en VDSL2 sur le vénérable réseau cuivre. Le travail reste donc encore important, alors que la très grande majorité des abonnés au très haut débit sont encore aujourd'hui en zones très denses.
Très haut débit : l'open data prévu pour fin avril
Le financement privé des réseaux publics est donc en hausse, avec un intérêt grandissant des fonds d'investissement, comme le notaient récemment Caisse des dépôts et Firip. Quand l'État pensait que 50 % des 12 milliards nécessaires seraient couverts par le privé, cette part serait plutôt de 60 %. « Cela vient d'un très fort attrait des fonds d'infrastructure et d'investissements européens. C'est aussi dû à une concurrence extraordinaire, entre autres avec l'arrivée de TDF » en tant qu'opérateur, estime l'agence. « Les réseaux, s'ils sont bien construits, peuvent devenir des machines à cash dans les prochaines années. »
Il reste des soucis techniques, dont l'un noté par la Cour des comptes : jusqu'à 25 % des lignes fibre de certains réseaux publics ne seraient pas commercialisables. « L'identification des logements en zone rurale reste un problème. Ce taux [d'anomalie] est essentiellement lié à cela. En zone rurale, près de 40 % des habitats n'ont pas d'adresse postale » détaille l'institution. Le travail sur une base d'adresse nationale, trop long, a laissé place à des solutions alternatives avec les opérateurs.
Il reste difficile de savoir où en est chaque réseau, Bercy publiant très peu de données. L'open data projet par projet, sur les 84 dossiers, devrait débuter fin avril. « Des élus nous demandaient de ne pas trop communiquer sur les détails des projets tant qu'ils n'étaient pas entièrement validés et financés. Il faut que nous soyons certains d'avoir bien compilé et harmonisé ces informations, pour qu'elles aient un sens » affirme encore l'agence, qui reconnaît son retard sur le sujet.
Des accords encore difficiles entre opérateurs
Les difficultés concrètes viennent aujourd'hui pour partie des opérateurs. En zone moins denses, où Orange et SFR déploient la fibre pour les grands opérateurs nationaux, les conventions avec les collectivités (pour s'entendre sur un calendrier) tardent encore à venir... Alors que SFR veut revoir une nouvelle fois la répartition du travail avec Orange sur ces 12 millions de lignes. Sur les réseaux publics, en zones rurales, ces grands acteurs annoncent enfin leur arrivée, même si les travaux d'harmonisation sont (encore) l'occasion de batailles entre ces entreprises.
Fin 2015, les collectivités en zones moins denses devaient toutes avoir reçu une proposition de convention par l'opérateur qui déploie la fibre. L'Agence du numérique affirme que seuls 30 % des logements étaient couverts par une convention à cette date, puis 43,2 % fin 2016. Presque tous ont reçu une proposition, la loi Montagne imposant le 100 % pour juillet.

« Les opérateurs n'ont vraiment accéléré qu'en fin d'année. Orange et SFR mènent une course pour sécuriser leurs investissements, en conventionnant si possible de manière exclusive avec les collectivités. Nous avons pris du retard sur nos objectifs de conventionnement, parce qu'il faut discuter des priorisations, des modalités de guichet unique, ce qui prend du temps » justifie Antoine Darodes. Voulue par SFR, elle « semble pertinente de manière marginale, dans des cas précis, [mais] elle peut être dangereuse pour le plan en dehors d'un cadre consensuel », prévient-il.
Sur les réseaux publics, l'harmonisation technique reste un point sensible, même si des opérateurs comme Axione arrivent à attirer les grands FAI (voir notre analyse). Un projet de plateforme technique commune, lancé par Bercy, a été confié à deux fédérations (FFT et Firip), sous contrôle du régulateur, l'Arcep. Un travail de longue haleine.
« L'objectif est que nous parlions le même langage et que nous partagions au maximum ces informations. Je ne suis pas sûr que tous les opérateurs soient encore dans cette optique, ce qui nous impose de le surveiller de près » estime Antoine Darodes, pour qui Free est particulièrement exigeant. « Cela peut se comprendre, notamment sur des réseaux subventionnés. Il n'y a pas raison que l'opérateur verticalement intégré [Orange ou SFR] qui exploite ce réseau dispose d'un quelconque avantage sur le marché de détail. Cela peut encore nécessiter des adaptations par rapport à ce qui existe aujourd'hui. »
Près de 2 000 signalements sur les problèmes du mobile
En parallèle du fixe, le mobile est un autre chantier confié à l'Agence du numérique, après une très forte pression publique. Alors que les opérateurs et l'État finalisent la couverture des centres-bourgs en zone blanche (avec du retard), Bercy a lancé en décembre sa plateforme France Mobile, qui permet à des élus de pointer les problèmes de couverture. Sur cette base, l'agence travaille avec les opérateurs ou prévoit l'installation d'un pylône public (avec antenne mutualisée) si aucune solution n'est trouvée.
« Notre objectif est d'identifier les problèmes critiques de couverture, sur lesquels l'élu doit remplir un formulaire assez long, pour ensuite que nous puissions travailler avec les opérateurs. Nous estimons pouvoir traiter 1 250 cas par an, pour le moment » détaille Darodes, qui indique avoir reçu près de 2 000 demandes. Une bonne partie concernerait les zones blanches déjà identifiées.
« Ce n'est pas la panacée, cela permet de traiter les problèmes les plus épineux » souligne le directeur de l'agence, pour qui elle doit contribuer à élaborer des obligations de couverture plus réalistes pour les prochaines enchères sur les fréquences. En attendant, l'État indique avoir engagé 15,6 millions d'euros pour la couverture de 149 communes en zone blanche. Sur les 1 300 sites hors centres-bourgs de ces zones, 5,7 millions d'euros ont été engagés sur 95 sites au 1er mars, sur 73,5 millions prévus. Encore une fois, le travail sera long.
French Tech et le soutien aux accélérateurs
De son côté, l'initiative French Tech, notamment connue pour son tour annuel au CES de Las Vegas, continue d'évoluer. Censée promouvoir les jeunes pousses françaises et attirer les financements, elle a investi 38 millions dans sept accélérateurs locaux (dont Axeleo à Lyon), sur les 200 millions d'euros alloués à Bpifrance sur cinq ans. À date, le pays recense 9 400 jeunes entreprises, aux deux tiers en Ile-de-France, toujours avec 87,6 % de dirigeants masculins. Leur nombre a crû de 30 % entre 2012 et 2015.
Cette mission a multiplié, ces derniers mois, les programmes, notamment avec le French Tech Ticket, pour attirer les chefs d'entreprises, « talents » et investisseurs, à la mi-janvier... En facilitant l'obtention d'un titre de séjour. Pour la saison 2016-2017, 1 370 candidatures ont été reçues, contre plus de 2 700 pour la saison en cours (2017-2018). Dans les deux cas, elles venaient de plus de 100 pays.
Elle compte aussi sur son initiative Diversité, « un soutien à l'amorçage de startups plutôt issues des quartiers défavorisés de la politique de la ville et de personnes bénéficiant de bourses de minimas sociaux »... Qui doit être étendu nationalement à l'automne.
« L'investissement en capital risque est passé de 1 à 2,2 milliards d'euros entre 2014 et 2016 » félicite par ailleurs l'agence, qui cherche toujours à attirer plus de fonds étrangers. Elle dispose de 15 millions d'euros pour l'international (présence dans les salons mondiaux, communautés à l'étranger, etc) pour s'y aider. Pour mémoire, dans l'Hexagone, 13 métropoles ont été estampillées French Tech, avec neuf réseaux thématiques lancés à la mi-2016.

La confiance dans l'utilisation d'Internet « en recul »
Le troisième pôle de l'agence, société numérique, doit organiser la médiation numérique sur le territoire. En clair, il doit structurer les initiatives de formation aux nouveaux outils qui existent partout sur le territoire. Dans son bilan, l'agence affirme que 20 % des Français se sentent à l'aise face à Internet (selon un baromètre réalisé avec l'Arcep et le Conseil général de l'économie), quand la confiance dans son utilisation aurait reculé de trois points sur un an (baromètre ACSEL en 2016).
« Ce premier recul est un signal intéressant et alarmant. Si on n'acculture pas tous les citoyens aux nouveaux usages et services, il peut y avoir un rejet » argue l'agence. Elle a initié la création d'une société coopérative, un centre de ressources pour tous les 10 000 lieux de médiation français. L'agence doit aussi accompagner les réseaux publics, partout en France, dans l'intégration du soutien aux usages dans leurs plans de déploiement du très haut débit.
Un comité d'orientation stratégique lancé
Le rapport est aussi l'occasion d'apprendre l'arrivée d'un comité d'orientation, dont la première réunion a eu lieu fin octobre, et la seconde doit se tenir aujourd'hui. Il est composé de huit membres de l'écosystème numérique, français et mondial, comme Robin Chase, fondatrice de Buzzcar et Zipcar, le journaliste Francis Pisani ou Anne Sulling, ancienne ministère du Commerce extérieur estonienne.
« L'idée était d'avoir une sorte de conseil de surveillance, qui puisse prendre de la hauteur et critiquer notre activité quotidienne » déclare Antoine Darodes, pour qui l'idée était de sortir de l'administration. Lors de leur première réunion, les principales critiques concernaient la focalisation centrale sur les infrastructures, plutôt que sur les usages... Un problème de structure pour l'agence, qui aimerait disposer de plus de moyens sur ses autres missions.
Une sortie de Bercy conviendrait à l'Agence du numérique
« Nous sommes prêts à en faire beaucoup plus, notamment sur les missions French Tech et Société Numérique. Nous avons maintenant le personnel nécessaire dans la mission très haut débit, mais nous avons clairement des besoins sur la French Tech, pour éviter de trop nous appuyer sur des tiers » soutient Darodes. L'idée serait, entre autres, de renforcer le pilotage de l'agence sur ces sujets. « Nous allons déjà plutôt vite, notamment sur la French Tech, mais les acteurs de l’écosystème de startup français vont encore plus vite et attendent de nous toujours plus d'agilité. »
Plus largement, des lobbies verraient bien l'agence sortir du carcan de Bercy, pour être mis sous la coupe d'un ministre dédié au numérique. « C'est une piste qui mérite d'être vraiment explorée. Nous fonctionnons aujourd'hui au sein d'une administration avec ses contraintes, qui nous ralentissent dans certaines de nos missions. Si nous voulons vraiment d'une politique commando sur l'innovation et le numérique dans les territoires, il faudra donner plus d'agilité à l'agence » conclut-il. Il reste à voir si ce souhait sera effectivement entendu par les candidats à la présidence.